Livre Jusqu'à La Rochelière |
Extait du livre de Richard Lassonde ’Jusqu'à la Rochelière’, code 03-FGN-025
Code couleur = Élément ajouté
Code couleur =
Histoire intéressante
Code couleur = Opérateurs et opératrices
Code couleur = signalisation incendie
P.8 CHAPITRE
I UN ROULEAU SUR LEQUEL EST GRAVÉ LE PASSÉ Si je
veux classer un peu mes souvenirs, je crois qu'il est bien de commencer par
ceux de ma plus tendre enfance. En naissant, on commence aussitôt à prendre
conscience de son environnement immédiat. Chacune de nos découvertes est
enregistrée dans notre cerveau, du premier au dernier instant de notre vie,
comme un rouleau sur lequel serait gravé le passé. À mesure que l'on
vieillit, le rouleau grossit. On serait porté à croire qu'un jour, il sera
rempli à pleine capacité. La mécanique divine le déroule inlassablement. On dit souvent que l'on vit de ses souvenirs. Pour
qu'il y ait souvenir profond, il faut que l'événement, si banal soit-il,
nous ait touché dans notre amour-propre, notre orgueil, comme une joie
immense, un plaisir démesuré pour notre âge ou bien encore, une grosse
déception ou une blessure dans notre corps, un étonnement ou une peur, une
surprise agréable ou désagréable. P.9 MON PREMIER SOUVENIR: LA NEIGE C'était un beau matin d'automne, la
première neige recouvrait le sol et le soleil brillait à son meilleur, une
température idéale. Ma mère voulant alors en profiter pour me faire prendre
contact pour la première fois avec la neige, m'habilla bien chaudement et
m'amena dehors; ce fut l'étonnement d'abord. Je n'avais jamais vu cela, une
telle blancheur! Dans l'immensité de mon entourage, du plus loin que je
pouvais voir, c'était blanc partout! Après avoir goûté à la neige, je
réalisai que je n'avais jamais rien avalé d'aussi froid. Le soleil, qui projetait mon
ombre quelque peu apeurante, faisait aussi subir à mes jeunes yeux
l'éblouissement; ce qui était blanc devenait rouge, passant par le bleu et le
vert. Alors la panique s'empara de moi. Ce qui m'étonna et que je trouvais
beau au début, me faisait maintenant peur et ce sont mes larmes qui
contraignirent ma mère à rentrer. Je me sentais plus en sécurité à
l'intérieur de la maison. Je me souviens que, grimpé sur une chaise, je pus
continuer à admirer par la fenêtre, ce beau tapis tout blanc que maman disait
être un don du petit Jésus qui allait naître bientôt, à Noël., Pas facile à comprendre,
vous admettrez, pour un enfant de deux ans. Je pense ici à la patience et à
la générosité de ma mère qui dut répondre à combien de questions! Juste pour
une histoire de neige... Au long des lignes qui suivront, j'aurai sûrement
l'occasion de reparler de cette neige, de ses effets bienfaisants comme des
désastres qu'elle cause parfois à tous les Québécois, car nous vivons avec
elle durant plusieurs mois chaque année. |
p.10 UNE
SENSIBILITÉ D'HIRONDELLE Voici un fait qui a dû
indiquer à ma mère, d'une manière certaine, la grande sensibilité qui
habiterait son jeune Richard tout au long de sa vie quand, à deux ans et
demi, mon père m'amena à l'étable. (Arthur Lassonde et Alice Filion parents). C'était le printemps, il
faisait beau, une douce brise caressait mes joues et ma joie atteignait son
comble. En arrivant près de la grange, il me fit voir un nid d'hirondelles
construit en terre, agrippé au mur. Les magnifiques oiseaux volaient,
virevoltaient, sortant et entrant dans le nid. Tout un phénomène pour moi! Je
les regardais, je trouvais leur manège très beau et amusant. Dans mon extase, je devins
muet, incapable de poser quelque question que ce soit; alors, mon père
m'expliqua dans une brève histoire, la vie des oiseaux. Il dit que ceux-là
étaient des hirondelles, mot suffisamment long pour que j'aie de la
difficulté à le répéter. Le fait n'a pas tardé à se graver dans ma mémoire et
dans mon coeur. Inutile de dire que je me rendais à cet endroit aussitôt
qu'on me laissait aller dehors. La vue rivée sur ce nid,
j'aurais bien voulu m'approcher davantage pour les voir de plus près, mais
impossible. Par la suite, les mamans eurent des petits puis les parents les
nourrirent dans leur petit bec, la tête sortie de l'habitat pour recevoir
leur portion d'insectes et de moustiques; mais le pire devait arriver... TOMBÉE DU NID Un bon matin comme d'habitude, je me rendis à mon
poste, le coeur débordant de joie. Mais que furent mon émoi et ma peine
lorsque j'aperçus sur les grosses pierres qui se trouvaient par terre, là
en-dessous du nid, une petite hirondelle (P.11) nouvellement née et
pratiquement nue qui était tombée du nid, évidemment inanimée. J' appris plus tard le mot "mort". J'allai
chercher mes parents en pleurant amèrement. Il ne fallut pas moins d'une
semaine pour me consoler et dissimuler ce malheur dans mon esprit. Cependant, du même coup, j' avais appris que ces êtres vivants, les oiseaux,
avaient des petits, qu'ils n'étaient pas nés adultes et que tout jeunes, ils
pouvaient tomber de leur nid et qu'en se frappant sur une pierre, ils
pouvaient devenir inanimés. C'est la mort. Cette petite hirondelle a dû se
faire bien mal; elle ne pourra plus jamais voler et sa mère devait avoir
beaucoup de peine. C'est ainsi que se grava dans ma mémoire, le destin
tragique d'une petite hirondelle. Plus tard, ce fut le contact
avec les petits animaux domestiques, chiens, chats, poules, etc… et
avec les animaux de la ferme, cochons, chevaux et vaches avec tous leurs
petits qui naissaient. J'en rêvais! Je ne savais d'où ça arrivait comme cela,
au beau milieu de la nuit, tandis qu'en compagnie des anges, je me reposais
doucement après avoir été cajolé, bercé et finalement endormi par les
merveilleux contes et doux refrains de ma grand-maman Lassonde. À cet âge, on
est bien loin de tout comprendre, on vit un peu comme dans les nuages. Le
temps se passait ainsi dans mon petit univers et je grandissais en grâce. UNE ENVIE INCONTRÔLABLE CHEZ LES
VOISINES J'étais adulé de toute ma
famille. Je parlais, je marchais, je pleurais de temps à autre quand ça
faisait mon affaire. Ma mère était particulièrement fière de moi parce
qu'elle pouvait dire que j'étais propre; ça voulait dire que je faisais mes
besoins dans mon petit pot. Devant tous ces éloges, dans ma petite tête, il
ne m'aurait pas été permis de me salir, comme on |
P.12 disait, ça sentait trop mauvais!
Puis maman était tellement contente de ma conduite, alors je me faisais un
devoir de faire mes besoins dans le petit pot. Jusque-là, mon orgueil et
mon amour-propre n'avaient vraiment pas été touchés; mais un beau jour, les
circonstances ont voulu que mon horaire régulier soit brisé. Nous avions
comme voisins de gauche, la famille Baillargeon. C’est la ferme dans le 9iem rang est, qui deviendra celle d’Alain Girouard . Le père Louis Baillargeon, qui était veuf de Mélina Blanchet, vivait avec Émile Baillargeon, un de ses garçons et trois de
ses grandes filles. Chacune à son tour rendait de grands services à ma mère
qui était presque toujours malade, à cette époque-là, ou était souvent
débordée avec ses quatre petits gars (Gérard
Lassonde, Elphège Lassonde = Hermann Lassonde, Richard Lassonde, Henri
Lassonde = Clément Lassonde). Alors, quand maman avait besoin d'aide,
elle avait recours à ses voisines. II n'était pas facile pour elle d'aller à
la messe tous les dimanches parce que j'étais là, réclamant de l'attention et
des soins, bien sûr. Ce matin-là, mon père lui
proposa de demander à une demoiselle Baillargeon de me garder, disant que ça
lui donnerait l'occasion de sortir, de prendre l'air, tout en allant à la
messe. Maman téléphona
(en 1925) donc chez les Baillargeon
qui acceptèrent de me garder mais préféraient que j'aille chez elles, plutôt
que de me garder chez-nous. Maman n'y voyant pas d'inconvénient, ce fut fait
tel que dit; on me déposa chez monsieur Baillargeon en allant à la messe; on
devait me reprendre en revenant. LA VESSIE DE COCHON DU PÈRE
TI-LOUIS À trois ans, c'était la
première fois de ma vie que j'entrais dans une autre maison que la nôtre. Ça
faisait curieux. Ça ne sentait pas la même chose et je voyais toutes sortes
d'images, de fétiches et d'accessoires qui ne m'étaient pas familiers; entre
autres, il y avait, accroché au mur près du poêle, un genre de "grosse
baloune" de couleur blanc cassé, (p.13) chose que je n'avais jamais
vue. Plus tard, on m'apprit que c'était une vessie de cochon que le père Ti-Louis
Baillargeon, comme on l'appelait, avait gardé lors de la boucherie1
à l'automne. II la faisait maintenant sécher pour en faire un sac à tabac, qu'il
cultivait d'ailleurs lui-même. Devant tout cela, j'étais
perplexe. L'accueil chaleureux que m'avaient réservé les demoiselles
Baillargeon me rassurait un peu, mais disons que je n'étais pas à l'aise
comme chez-nous. J'avais trouvé l'avant-midi
plutôt long. On m'avait bien fait feuilleter le catalogue du magasin Eaton
pour m'amuser, mais je m'ennuyais de ma mère et vers l'heure où elle devait
arrêter me prendre, ça se mit à brasser dans mon ventre et une envie terrible
me prit. Alors, dans ma tête d'enfant, il y avait beaucoup d'interrogations.
Que vais-je faire? Une gêne profonde s'était emparée de moi. De faux
sourires, des grimaces entremêlées de pleurs et de sanglots imploraient la
venue de ma mère. Les joues me grossissaient davantage, d'instant en instant,
et maman n'était toujours pas là... Les demoiselles Baillargeon
avaient vite compris de quoi il s'agissait mais elles étaient impuissantes
devant les faits. Mentionnons ici qu'en 1925, les
gens n'avaient pas de toilettes à l'eau. Les familles qui
bénéficiaient d'une telle installation étaient plutôt rares; c'était le pot
d'aisance, communément appelé le pot-de-chambre, qui était utilisé. N'ayant
pas de jeunes enfants à la maison, les Baillargeon n'avaient pas de petit pot
et les gros pots-de-chambre avaient comme inconvénient d'effrayer les bébés.
Alors, elles essayaient de me faire retenir2 par tous les moyens,
de me distraire et de me consoler, disant que maman arriverait bientôt. 1-Boucherie: Préparation de la viande en prévision de l'hiver. 2-Retenir: s'empêcher d'aller aux toilettes. |
P.14 Je regardais par la fenêtre, mais je ne la
voyais pas. De fait, elle était réellement en route mais mes besoins se
faisaient toujours de plus en plus pressants si bien que lorsque ma mère
apparut, la nature venait tout juste de faire son oeuvre. Bien heureux
sûrement de revoir maman, mais qu'avais-je à lui présenter comme preuve de ma
sagesse durant son absence? Un joli "cadeau" dans mon ensemble du
dimanche qui ne sentait pas particulièrement bon, vous en conviendrez! Qu'est-ce
que maman allait dire? Le châtiment était sûrement
à redouter. Mais vraiment je m'en souviens, la punition n'avait pas été forte,
si l'on considère l'ampleur des dégâts. Une banale remontrance avec de gros
yeux et un air sévère m'avaient quelque peu délivré ou sorti de l'impasse
dans laquelle je me trouvais. Rendus à la maison, les affaires se replacèrent
doucement quand maman parvint à faire le grand ménage qui s'imposait et à
m'ajuster des vêtements propres. Mais quelque chose d'intérieur devait
compléter l'enseignement reçu: l'humiliation et la honte s'étaient chargées
de fouetter généreusement mon amour propre. Je n'avais pas hâte d'être à la
prochaine rencontre, inévitable il va sans dire, avec les demoiselles
Baillargeon. Les autres fois, ça s'était bien passé avec quelques petites
taquineries, juste pour rire et voir ma réaction. UN GROS MERCI En 1985, quand j'ai commencé
ce livre, ces trois demoiselles vivaient encore et je profite de l'occasion
qui m'est offerte aujourd'hui pour leur dire un gros merci pour tous les
soins et l'attention que j'ai reçus de chacune d'elle dans mon enfance.
Gabrielle Baillargeon, souvent
appelée Germaine, et Yvonne Baillargeon
(peut-être Alphonsine Baillargeon ?) sont demeurées célibataires.
Marie-Anne Baillargeon, aujourd'hui
veuve d'Edgar Filion, se trouve ma cousine par alliance. Si elles ont
l'occasion de me lire, elles se souviendront bien de cet événement. |
P.16 CHAPITRE II MON ENVIRONNEMENT Avant de me plonger davantage dans mes récits, je
voudrais vous décrire un peu ma paroisse, là où je suis né et où j'ai vécu;
vous parler de ma famille, oncles, tantes, cousins, cousines, voisins, voisines
qui m'ont vu grandir et qui ont été rattachés quelquefois aux événements que
je rapporterai. De cette façon, les lecteurs pourront parcourir ce livre
avec plus d'intérêt et mieux connaître l'environnement d'alors. P.17 PRINCEVILLE OÙ ON PREND
RACINE Ma paroisse, c'est
Princeville, dans la région des Bois-Francs. Il s'agit d'un territoire qui
comprend 144 milles', (259 km2) contenus entre la Beauce et
l'Estrie, situé à 30 milles (54 km) à vol d'oiseau au sud du fleuve
St-Laurent, vis-à-vis Saint-Pierre-Les-Becquets et Gentilly. Ses deux villes
soeurs sont Plessisville et Victoriaville. Princeville est située à 65 milles
(117 km) au sud-ouest de Québec et à une heure et demie de Montréal, en auto (y en a qui ont le pied pesant). L'histoire nous dit que M.
Edouard Leclerc, venu de Saint-Grégoire-de-Nicolet, fut le premier colon à
s'établir sur le territoire du Canton de Stanfold. C'est en mars 1832 qu'il
arriva dans les Bois-Francs et se fixa sur les bords de la rivière Bulstrode
dans le 12e rang de Princeville, au pied de la chaîne montagneuse des
Appalaches. Le territoire fut désigné
"Canton de Stanfold" le 9 juillet 1807 par les Britanniques,
rappelant un canton du même nom en Angleterre. Le territoire est traversé de
l'est à l'ouest par la rivière Bulstrode, par la route dite Provinciale
numéro 5, devenue la 116 et par la route secondaire nord-sud numéro 263. En 1855, ce territoire fut érigé civilement en
deux corporations distinctes: une du nom de Corporation du Canton de Stanfold
et un peu plus tard, soit le 31 octobre 1856, une deuxième du nom de
Corporation municipale du village de Stanfold. Celle du village comprend au
départ un mille2 (2 km2) à Partir de l'église. Le nom
de Princeville fut donné à ce village en mémoire du premier marchand, M.
Pierre Prince, venu de la région de Saint-Wenceslas, sur la Rive-Sud, non
loin de Trois-Rivières. |
P.18 La Corporation du Canton de Stanfold était
constituée du reste des terres agricoles entourant le village. Cette région
est très fertile à 80% de sa superficie, ce qui donne la
réputation aux fermiers de Princeville d'être des gens à l'aise et même des
gens riches. Le chemin de fer du Canadien National, qui jadis
rendait d'immenses services aux citoyens, commerçants et manufacturiers, est
chose du passé. Le
service des trains a été abandonné; le dernier est passé en octobre 1989, laissant derrière lui le souvenir et la
nostalgie. Du côté religieux, c'est en 1848 que la paroisse fut érigée canoniquement sous le
vocable de Saint-Eusèbe-de-Stanfold, avec un curé résident à compter de la
même année. Ce premier curé fut Mgr Antonio Racine. Depuis le début du 20e
siècle, à différentes époques, on a dû changer les appellations premières.
Aujourd'hui, on appelle communément ce tout "Princeville". Vue d'ensemble, on y
retrouve des centaines d'agriculteurs très prospères à la tête de fermes
hautement mécanisées et particulièrement spécialisées dans la production
laitière. C'est un centre névralgique de 5 000 habitants, doté
d'infrastructures modernes et d'une industrie très diversifiée avec tous les
services publics souhaitables. Une ville où la prospérité règne, un endroit où il
fait bon vivre, un milieu où les nouveaux venus s'intègrent bien, si bien que
quelqu'un qui vient s'y installer, ne peut plus quitter après quelques
années, parce qu'à sa propre surprise, il y est déjà retenu par des attaches
profondes. P.19 L'ÉGLISE, UNE MERVEILLE D'HARMONIE Je ne peux vous parler de ce qui a entouré ma vie
sans vous dire un mot de l'église de Princeville où j'ai passé beaucoup de
temps, notamment au jubé du grand orgue qui accueille la chorale dont je fais
partie depuis plusieurs décades. La première église de Princeville fut
détruite par le feu en 1911. Les
paroissiens décidèrent aussitôt d'en reconstruire une nouvelle. Les travaux
débutèrent donc la même année et se poursuivirent durant trois années
consécutives. Au début de 1914, année du
déclenchement des hostilités de la Première guerre mondiale, l'église fut
enfin prête à recevoir les paroissiens. Située en plein coeur du
village, en retrait d'une immense pelouse plantée d'érables centenaires, elle
est une merveille d'harmonie. Ses proportions sont agréables à l'oeil, bien
que sa masse soit imposante. Construite de pierres taillées grises et coiffée
d'un toit métallique également gris, elle est flanquée, au sommet, de deux
très hauts clochers entre lesquels se dresse une statue de Saint-Eusèbe,
patron de notre paroisse. Elle ressemble à l'église de
Saint-Denis-sur-Richelieu. Voyons maintenant son intérieur.
En entrant, nous sommes pénétrés par la simplicité que lui confère son style
roman. Ses bancs vernis, ses boiseries et ses murs peints harmonieusement de
couleurs chaudes nous plongent dans un calme bienfaisant. Le maître-autel, de
grande envergure, et le tabernacle sont localisés au fond de l'église.
Cependant, depuis la réforme lithurgique, un nouvel autel, plus dénudé, trône
à l'avant du choeur, de manière à ce que le prêtre puisse dire la messe face
aux paroissiens. Dans le choeur, une lampe |
(p.20) veilleuse, unique en son
genre avec ses tons d'or et de rouge, nous invite au recueillement. À gauche,
du côté de l'Évangile, la chaire de Vérité domine le mobilier qui repose sur
un tapis rouge. De chaque côté du choeur se dressent deux autels latéraux
au-dessus desquels sont suspendus deux magnifiques tableaux représentant la
descente de Jésus sur la croix et sa réception au paradis par Dieu-le-Père.
Dans la nef et ses jubés, 1 500 fidèles peuvent se réunir pour les offices
religieux. Le 15 janvier 1914, Mgr
Joseph Simon Hermann Bruneault, évêque de Nicolet, bénissait avec solennité
quatre cloches pour notre église. La première "Ré", d'un poids de 3,600
livres (1 636 kg), a reçu les noms de Joseph-Pie. La deuxième "Mi",
pesant 2 500 livres (1136 kg) reçut les noms de Joseph-Simon-Hermann. La
troisième "Fa", avec ses 1,775 livres (534 kg) fut baptisée
Marie-Joseph-Édouard. La quatrième "La", don de M. le curé du
temps, l'abbé Édouard Baril, pèse 1,050 livres (477 kg) et reçut le nom de
François-Eusèbe. Les cloches furent fabriquées par la maison Paccard de la
ville d'Annecy, en France. Ensemble, elles forment un carillon qui fait
l'envie des paroisses avoisinantes depuis leur installation jusqu'à nos
jours. On peut dire que Princeville
vit au rythme des cloches de son église. Elle servent
d'abord pour rappeler aux paroissiens l'heure des offices religieux; mais
également, pour souligner les événements, tristes ou joyeux, qui se déroulent
à Princeville. Quand sonne le glas, tous savent qu'un citoyen vient de
mourir. Quand les cloches sonnent à tous vents, un événement heureux se
produit. Le tintement des cloches à Noël et à Pâques est quelque chose de
saisissant qui nous entraîne immédiatement dans une joyeuse ambiance. Depuis sa construction,
l'église, toujours très solide, n'a subi aucune modification majeure. Le toit
fut refait. À l'intérieur, on ajouta de superbes lustres suspendus au
plafond. p.21 Mais surtout, les immenses vitres furent
remplacées par de magnifiques vitraux qui donnent aux rayons du soleil des
couleurs d'arc-en-ciel. De nombreux touristes s'arrêtent photographier
notre église qui fait la fierté de tous les paroissiens. UNE MAISON CENTENAIRE Notre maison, achetée par
mon grand-père Onésime Lassonde (époux
de Délima Therriault) et vieille d'environ 100 ans, était demeurée
bien plantée', construite pièce sur pièce. L'extérieur recouvert de déclin de
bois vieilli, communément appelé "clapboard anglais", lui donnait
une allure un peu austère mais son toit, avec ses trois lucarnes, lui conférait
un certain charme. Accolée à elle, il y avait une autre maison plus petite
qui servait antérieurement de cuisine d'été. En ce temps-là, c'était la
coutume, les gens passaient l'hiver dans la grande maison et quand arrivaient
les beaux jours de mai, ils déménageaient dans la petite maison; c'était un
peu l'image de la vie de chalet. Durant la belle saison, on
s'y sentait plus à l'aise. Là, on avait tout ce qu'il fallait, comme dans la
grande maison, pour les repas: le poêle, la vaisselle, les chaudrons, la
table et les chaises. Cette mode ou coutume était arrivée plus tard, de sorte
que ces cuisines d'été n'avaient pas été construites en même temps que la
grande maison. C'était comme un ajout fait spécialement pour l'été. Elles
n'étaient pas isolées, souvent montées sur pilotis, on ne pouvait y vivre
l'hiver. Mais la nôtre avait été construite par des gens à l'
aise qui avaient mis le paquet2, comme on dit. Elle était assise sur des
pierres à ras de terre et presque aussi grande que la maison principale. Son
recouvrement extérieur était fait de bardeaux de cèdre stylisés et des contre-fenêtres 1- Bien plantée: solide. 2- Mettre le paquet:
faire à outrance. |
p.22 lui avaient été ajoutées; ça
la rendait un peu plus chaude. Comme on se trouvait tellement bien l'été dans
cette cuisine, on avait décidé d'y vivre à l'année longue. Mon père avait fait une
dépense un beau matin. II avait mis de côté le poêle à deux ponts1
que l'on utilisait habituellement, pour le remplacer par un beau gros poêle
de cuisine. Il pesait 700 livres (318 kg), était tout chromé et avait un
réservoir à eau chaude de 3 gallons (12 litres). Imaginez! Cette boîte-à-feu,
remplie de morceaux de merisier et d'érable sec, pouvait compenser facilement
les pertes de chaleur provenant des murs et des ouvertures quelque peu
avariées; cependant le plancher, assez près de la terre, demeurait plutôt
froid. Nous passions donc
pratiquement tout notre temps dans cette cuisine d'été, la grande maison
servant pour les chambres à coucher, bien sûr. La salle familiale et le salon
n'étaient ouverts que lors de grandes réunions de famille. BLANCHIE TOUS LES TROIS ANS Il arrivait quelquefois,
qu'on lui fasse sa toilette à l'intérieur. Le plafond était repeint assez
régulièrement et le plancher fait de bois franc l'était aussi de trois
couches chaque année, lavé à l'eau froide pour faire durcir la surface, puis
ciré et frotté. Il devenait glissant comme de la glace, reluisant comme un
miroir. À l'extérieur, tous les trois ans environ, sous la direction de papa
et maman, toute la famille se mettait au blanchissage à la chaux. Les plus
habiles repeignaient les cadres des fenêtres, des portes et les quatre coins.
Comme elle était assez grande, si on se figure les deux maisons ensemble,
elle devenait imposante, propre, jolie et accueillante. Cinq beaux érables plus un
sapin ornaient les alentours et fournissaient une fraîcheur légère à
l'intérieur comme à l'extérieur, même par les plus grosses chaleurs d'été. Il
faisait 1-Poêle à deux ponts: deux poêles superposés dans une
seule armature. p.23 vraiment bon vivre à cet endroit; nous l'aimions
bien notre vieille maison et nous étions heureux de l'habiter. Nous avions aussi les bâtiments de ferme qui
étaient quelques peu décadents mais tout de même assez pratiques, malgré leur
âge. Ils étaient situés relativement loin de la maison. Ça limitait bien
l'invasion des mouches si déplaisantes. Nous avions deux puits pour
l'approvisionnement en eau, un pour la maison et l'autre pour abreuver nos
animaux en hiver. Durant l'été, plusieurs sources situées non loin des
bâtiments leur servaient de salutaires rafraîchissements. Nous avions aussi des
voisins, toujours prêts à nous aider ou à échanger des services à l'occasion:
les Sylvain, les Baril,
les Baillargeon, les Fréchette, les Gilbert, les Pépin, les Girouard, un peu
plus éloignés, les Nadeau et enfin, les Simard qui eux, étaient de
grands amis à nous. On les considérait comme des proches parents, même si les
vrais liens de parenté étaient très éloignés; ils existaient quand même, si
on reculait une couple1 de générations. Régulièrement, on se
rendait visite et on ne manquait pas de s'inviter, les uns les autres, pour
les grands rassemblements. JUSQU'À
25 ANS Voilà donc un aspect général des lieux et des
personnes qui m'ont entouré, dès ma naissance, le 26 février 1922. C'est là
où j'ai vécu jusqu'au temps où j'ai quitté, à l'âge de 25 ans, si l'on fait
exception d'une absence de deux mois dont je vous reparlerai dans un autre
chapitre. |
P.24 LES LASSONDE, UNE PETITE FAMILLE Ma famille n'était pas très
grande. D'abord mon père, Arthur Lassonde, ma mère, Alice Filion, mes frères
par ordre d'âge: Gérard Lassonde, Clément Lassonde, Hermann Lassonde et moi
le cadet, puis un orphelin du nom d'Ovide Lecours que mon père et ma mère
avaient recueilli à l'âge de douze ans et gardé comme un membre de la famille
jusqu'à l'âge de seize ans. Vivait également avec nous, ma grand-mère
Lassonde, Sara Talbot (sa première femme
étant Délima Therriault ), qui était la
deuxième femme de mon grand-père, Onésime Lassonde, lequel était décédé à
l'âge de 60 ans. Mon père Arthur Lassonde
était fils unique. Ma mère, Alice Filion, faisait partie d'une famille de
dix-sept enfants; six d'une première mère et onze d'une deuxième qui était la
sienne. À l'époque dont je me souviens, mon grand-père
maternel, Pierre Filion, était décédé; il restait ma grand-mère, Virginie
Boucher, veuve qui demeurait à 2 milles (4 km) de chez-nous avec un de ses
garçons qui était de fait mon oncle Wilbrod Filion, le frère de ma mère. Plusieurs de mes oncles et tantes Filion
demeuraient à Victoriaville, Montréal, Sainte-Anne-de-la-Pérade et une tante
à Lawrence, Massachusetts, États-Unis. Ceux de la première famille étaient
plutôt de Québec, Charny, Sainte-Anne-deBeaupré et
Saint-Joachim-de-Montmorency. Chacun de mes oncles et tantes avait, pour la
plupart, des enfants qui étaient mes cousins et cousines. Les oncles et
tantes qui étaient à peu près du même âge que maman nous invitaient
régulièrement, tandis que les autres ne le faisaient qu'occasionnellement,
soit pour les mariages, les funérailles ou les Fêtes de Noël et du Jour de l'An; ce qui faisait
tout de même plusieurs personnes lors des rassemblements de famille. Chacun avait beaucoup de
joie au coeur. Mais comme la majorité de ces Filion était affligée d'une
demi-surdité qui s'accentuait en vieillissant, lors de ces réunions, tout le
monde criait à tue-tête afin de se faire comprendre; malgré tous les efforts
déployés, il arrivait souvent que la personne à qui on s'adressait,
comprenait autre chose que ce qui avait été dit; de là, la confusion totale;
et ça devenait très drôle pour nous les jeunes... Du côté des Lassonde, ça se
résumait à peu de visites, mon père étant fils unique. Il n'avait que des cousins
éparpillés un peu partout à la grandeur du Canada et des États-Unis. |
P.26 MON GRAND-PÈRE -ONÉSIME LASSONDE LE COEUR AU QUÉBEC, LES MAINS AUX ÉTAT-UNIS On m'a souvent dit que mon
grand-père Onésime fut un homme extraordinaire. Malheureusement, je ne l'ai
pas connu. Il est décédé assez tôt en 1916, à l'âge de 60 ans tandis que moi,
je suis né en 1922. Ce que j'écrirai à son sujet m'a été raconté le plus
souvent par mon père mais aussi par d'autres personnes de son entourage qui
l'ont bien connu. Comme vous pourrez le constater en lisant la
généalogie des Lassonde que vous trouverez à la fin de ce livre, mon
grand-père est né à Saint-Jean-Baptiste-Vianney, entre Plessisville et
Therford-Mines au Québec, d'Étienne Lassonde et de Marceline Perreault. Enfant, Onésime devait marcher 10 milles (18 km) soir
et matin pour se rendre à l'église de Saint-Ferdinand y recevoir des
leçons de catéchisme. À cette époque-là, on disait que l'enfant
"marchait au catéchisme". À l'époque, les territoires
municipaux étaient très grands. Comme tous fréquentaient l'église assidûment,
le problème des distances se posait continuellement. On morcela donc chacun
d'eux pour créer d'autres paroisses avec leur propre église. Ce que nous
appelons aujourd'hui Saint-Jean-Baptiste-Vianney constituait en fait une
partie de Saint-Ferdinand, une partie de Trottier-Mills et une partie de
Sainte-Sophie-d'Halifax. Onésime a donc vécu et grandi là avec sa famille:
père, mère, frères et soeurs. |
P.27 Onésime apprit jeune à bûcher, à
arraisonner la forêt et à trimer dur. Quand il atteignit l'âge de dix-sept
ans, il partit à travers les bois avec deux de ses frères, Georges, âgé de
seize ans et Pierre, âgé de dix-neuf ans, pour se rendre à Sherbrooke et
travailler à la construction du chemin de fer qui devait relier Richmond dans
l'Estrie à Charny, près de Québec. De fait, les trois frères furent embauchés.
Faisant preuve d'une très grande solidarité, ils ne se quittèrent jamais plus
l'un l'autre tout au cours de leur vie. Quand l'un décidait d'aller
travailler quelque part, les deux autres suivaient. II en fut ainsi pendant
près de 40 ans. Je ne sais si les travaux cessaient durant l'hiver
mais on m'a raconté que les trois frères se rendaient bûcher aux États-Unis
pendant l'hiver et revenaient au printemps travailler à la construction du
chemin de fer qui se poursuivit pendant trois ans. Quelquefois, ils retournaient à Saint-Ferdinand ou
à Saint-Jean-Baptiste-Vianney prendre quelques jours de vacances. Mais
l'amour de la forêt reprenait vite le dessus et ils continuaient de bûcher
dans la région, plus près du reste de la famille. PREMIER
MARIAGE C'est ainsi qu'un beau jour, Onésime s'engagea à
bûcher et défricher des lots appartenant à un dénommé Charles Thériault. Cet
homme riche, venu de Saint-Éloi, comté de Témiscouata, avait décidé de
s'établir à Saint-Adrien-d'Irlande, paroisse voisine de Saint-Ferdinand. M. Thériault possédait plusieurs lots près de
l'église de Saint-Adrien-d'Irlande, les uns déboisés et déjà en culture, les autres en bois debout qu'il se
proposait de défricher et de mettre en culture dans les années à venir. Ce
monsieur Thériault avait une grosse famille. Quelques-uns de ses garçons
étaient déjà établis sur des lots en voie de défrichement. II avait également
une jeune fille, belle et distinguée, Rose-Délima Thériault, qui enseignait à l'école située à proximité des
lots de son père. Elle avait rapidement charmé
et conquis mon grand-père Onésime qui, dans un court espace de temps, la
demanda en mariage. Le père Thériault
considérant la vaillance, le courage et la force du jeune Onésime, trouva
qu'il ferait un bon parti pour sa fille; mais il ne le trouvait pas bien
riche... Cependant, il lui fit une
proposition qu'Onésime accepta rapidement. M. Thériault lui vendit un lot
quelque peu déboisé avec un camp, pour le prix de 300 $ payables 50 $ par
année. Il lui donna une vache et quelques poules. Comme partie de l'entente,
Onésime devait à l'occasion travailler pour son beau-père et le reste du
temps, couper du bois et défricher son propre lot. Sa femme Rose-Délima
continuerait de faire la classe au salaire de 50 $ par année, ce qui
garantirait le paiement du lot. Tout se déroula comme prévu.
Onésime épousa Rose-Délima et ils s'installèrent dans le camp déjà construit
sur leur lot. II travailla à la construction d'une étable en bois rond tandis
que son épouse continua d'enseigner à l'école. Au bout d'un certain temps,
Rose-Délima devint enceinte et après neuf mois, elle enfanta de son fils
Arthur Lassonde. Mais le drame se
produisit un an et demi plus tard: elle mourut le 9 mars 1882 et fut inhumée
le 11 à Saint-Adrien. Un grand deuil couvrit alors les deux familles Lassonde
et Thériault. Les beaux-parents prirent temporairement soin du bébé. Mon
grand-père |
P.29 Onésime, découragé, voulut
partir aux États-Unis avec ses frères, croyant qu'il pourrait gagner sa vie
plus facilement là-bas. À ce moment-là, il avait fait un premier paiement de
50$ sur son lot. Il consentit à perdre cet argent et tout le travail qu'il
avait accompli jusqu' à cette date. Il rendit son lot à son beau-père et lui
demanda de garder son bébé le temps qu'il se trouve une autre femme. Il
reviendrait alors chercher le petit Arthur, le plus tôt possible. SECOND MARIAGE Six mois plus tard, Onésime
fit la rencontre d'une fille aux États-Unis, Sara Talbot, qui devint sa
deuxième épouse. Québécoise d'origine, née à Saint-Wenceslas non loin de Nicolet,
elle travaillait à la "factory'"
de coton et de laine dans la ville de Troy, New Hampshire. Ils se marièrent
aux États-Unis, puis tous les deux se rendirent à Saint-Adrien-d'Irlande
chez les Thériault, pour reprendre bébé Arthur. Cependant, les beaux-parents
ne le voyaient pas du même oeil. Ils n'étaient pas disposés à laisser aller
l'enfant. Ne connaissant pas la nouvelle épouse d'Onésime, ils ne voulurent
pas lui faire confiance à première vue. À l'époque, il existait un préjugé
tenace à l'effet qu'une fille travaillant dans une "shop" aux
États-Unis devait nécessairement être légère et frivole. Onésime et Sara dûrent
retourner bredouille aux États-Unis; mais ce ne fut que partie remise. Au
printemps suivant, les trois frères Lassonde, Onésime Lassonde, Pierre Lassonde et Georges Lassonde,
achetèrent et vinrent habiter une ferme au Québec, dans le 9e rang de
Stanfold, aujourd'hui Princeville, situé à une vingtaine de milles
(environ 36 km) de Saint-Adrien-d'Irlande. Onésime et Sara entreprirent
alors de nouvelles démarches auprès de la famille Thériault pour reprendre le
bébé Arthur qui avait alors 18 mois. Le même scénario se reproduisit. 1-Factory:
manufacture. p.30 Refus catégorique de le
laisser aller! À force de parlementer, les grands-parents Thériault finirent
par consentir à se rendre à Princeville pour voir les conditions de vie qui
attendraient le bébé. Au bout de quinze jours, ils se rendirent
effectivement chez Onésime à Princeville. Après avoir pris connaissance des
lieux et rencontré la deuxième femme d'Onésime pour la troisième fois, ils
décidèrent de leur remettre Arthur auquel ils étaient déjà forts attachés. Peu avant le départ des
Thériault pour Saint-Adrien-d'Irlande, Sara prit l'enfant dans ses bras et
alla se cacher dans le champ de blé d'Inde afin qu'il ne voit pas partir ses
grands-parents. Ce fut une séparation dure et cruelle pour eux; mais il
s'avéra par la suite que le jugement initial de la famille Thériault était
mal fondé. Sara Talbot fut une mère formidable pour Arthur. Elle n'eut pas
d'enfant avec Onésime mais elle prit un soin attentif d'Arthur et l'aima
comme son propre enfant en plus de lui donner une bonne éducation. Cependant,
je ne sais trop pour quelle raison Arthur n'apprit qu'à l'âge de dix-sept ou
dix-huit ans par des copains de travail, que Sara Talbot n'était pas sa mère
biologique. Le choc fut violent. Mais comme il était maintenant assez âgé
pour faire la part des choses, il continua d'aimer tendrement, comme sa
propre mère, celle qu'il croyait l'être. PASSION DE LA FORÊT Onésime, ainsi que ses deux
frères, mariés eux aussi, cultivaient un peu ce lopin de terre sur lequel il y avait déjà une maison
et une étable. Toutefois, leur passion de la forêt l'emportait sur
tout le reste. Véritables défricheurs, ils s'adonnaient surtout à la coupe du
bois. Ils abattaient de grosses pruches pour les écorcer et vendre l'écorce
coupée en |
P.31
longueur de 4 pieds (1,25 m) à la tannerie de Princeville qui l'utilisait pour
faire de la liqueur
servant à tanner le cuir. J'ai souvent entendu dire que mon grand-père
Onésime s'attaquait régulièrement, avec un de ses frères, à de gros arbres
d'un diamètre allant jusqu' à 3 pieds (1 m). L'un en face de l'autre, avec
l'arbre au centre, ils multipliaient les coups de hache sans arrêt jusqu'au
moment où l'arbre tombait. Ils abattaient aussi du bois franc équarri à la
hache pour faire des dormants de chemin de fer. Ils coupaient également de
l'épinette rouge en 4 pieds (1,25 m) pour alimenter les fourneaux de la
fonderie de Plessisville. En effet, l'épinette rouge produit un feu très
chaud qui peut liquéfier la fonte devant être coulée dans les moules. À cette époque, tout se vendait à très bas prix.
Il fallait travailler beaucoup pour arriver à vivre. Alors, comme bien
d'autres Québécois, les Lassonde s'expatrièrent aux États-Unis afin de
gagner un peu plus d'argent et faire les paiements sur leur lot de terre. 30 ANS DE VA-ET-VIENT C'est ainsi que les Lassonde
vécurent pendant 30 ans ce genre de vie, tantôt au Québec tantôt aux
États-Unis, dans les manufactures de coton, là où ils étaient considérés
comme des bourreaux de travail. Ils n'avaient qu'à se présenter pour obtenir
du travail et on les embauchait sur-le-champ. Toute la famille se mettait au
travail pour ramasser l'argent nécessaire au paiement de la terre à
Princeville. En fait, les Lassonde étaient trois familles dans
une. Ils habitaient tous ensemble. Onésime n'avait d'enfant qu'Arthur tandis
que Georges avait deux filles et un garçon. Pierre n'avait qu'une fille. Avec
les épouses, cela faisait en tout onze personnes sous le même toit. Aux
États-Unis, ils se choisis saient un grand logement pouvant
abriter toute la famille. Ça coûtait beaucoup moins cher et cela permettait
d'avoir quelqu'un à la maison en tout temps pour garder les enfants. À tour
de rôle, une des trois femmes demeurait au logement pour prendre soin de tous
les enfants et "tenir maison". Puis un beau matin, toute la
famille décidait de revenir au Québec pour une couple d'années. En arrivant à
Princeville, ils achetaient quelques vaches pour avoir du lait et du beurre
qu'ils fabriquaient eux-mêmes, des poules et des moutons pour les oeufs et la
laine, une voiture pour aller à la messe et quelques instruments oratoires
qu'ils revendaient deux ou trois ans plus tard pour retourner aux États-Unis,
à Troy, N.H. Troy était un gros village
pour l'époque, bien organisé, desservi par une voie ferrée. Deux industries
principales offraient du travail aux citoyens: la factory de coton et laine
où l'on tissait des couvertures de laine, des couvertures pour les chevaux et
des couvertures pour l'Armée ainsi qu'une importante carrière de pierres où
l'on façonnait de la pierre de taille pour les gros édifices. Les Lassonde
travaillèrent toujours à la factory sauf à quelques occasions où les hommes
allèrent à la carrière lorsque la factory fermait temporairement, soit à cause
d'importants bris mécaniques, soit à cause de travaux d'agrandissement ou
pour tout autre motif. À la factory, mon grand-père
Lassonde faisait le travail de deux hommes. Cela consistait à nettoyer les
cardes. J'ai dû moi-même faire ce travail lors de mon séjour à la Montréal Cotton à Valleyfield. Pour
nettoyer les cardes, on doit d'abord enlever les rouleaux cardeurs de la
machine et les remplacer le plus rapidement possible pour éviter que la machine
ne soit trop longtemps arrêtée. Ce sont des rouleaux en fer de construction,
très robustes, munis de dents de différents modèles et de grosseurs
variables, selon le travail que l'on |
(P.33) veut faire avec la laine. En 1944, je
voyais faire ce travail tous les jours à Valleyfield, avec des chaînes et des
poulies d'arrêt; mais au temps de mon grand-père à Troy, il faisait ce
travail seul, au moyen de leviers et de contre-poids. II s'agissait de
nettoyer les dents, changer celles trop usées, aiguiser les autres ou
refaçonner celles trop abîmées. Le travail terminé, il fallait enlever un
autre rouleau que l'on remplaçait par le rouleau nettoyé. Et cela, treize heures par jour,
plus le samedi avant-midi. Le samedi après-midi et le dimanche étaient
libres. Un beau jour, Onésime se
plaignit au superintendant que ce genre de travail était trop dur pour un
seul homme; il réclama donc de l'aide. Il suggéra au superintendant d'engager
son fils Arthur, encore à l'école, pour l'aider. Le superintendant lui
répondit qu'il n'avait pas besoin d'enfant dans la "factory", mais
voyant qu'Onésime insistait, il l'autorisa finalement à l'amener le samedi
avant-midi jusqu'à la fin des classes, sans salaire toutefois. Par la suite, Arthur travailla toujours avec son
père. Onésime gagnait 1,50 $ par jour et Arthur 0,50 $ par jour. Tout le
monde semblait heureux jusqu'au moment où l'ennui du Québec se faisait
sentir. Tous quittaient alors leur travail pour un joyeux retour à
Princeville. RETOUR A PRINCEVILLE À 54 ANS À l'âge de 54 ans, Onésime
remit en question cette vie de nomade. À Troy, il annonça à ses deux frères
et à son fils Arthur qu'il en avait assez de travailler à la factory: « C'est
trop dur », dit-il. « Retournons à Stanfold (Princeville) et restons-y pour
toujours. On devrait être capable de vivre là-bas; d'autres le font. On ne
sera pas pire que les autres. » (p.34) Mais Arthur, alors âgé de 30
ans et célibataire, n'accepta pas très bien le projet de retour de son père.
Il avait beaucoup d'amis à Troy et croyait qu'il était préférable de vivre
aux États-Unis. Il comptait qu'avec le temps, il obtiendrait un meilleur job
à la "factory" et pourrait se marier. Finalement, pour l'amour de
son père Onésime et de sa deuxième mère Sara, il accepta enfin le projet, à
condition qu'Onésime et ses frères fassent le partage de leurs biens. En
effet, jusque-là, les Lassonde avaient acheté la terre à trois et chacun
d'eux avait payé plus ou moins sa part respective sans savoir exactement
quelle était la part de chacun. « Moi, je ne veux plus payer
pour les autres », lança Arthur. « Je veux qu'on ait nos affaires à nous et
je me marierai au Québec. » Bien que l'idée fut
acceptée par toute la famille, elle provoqua sa dislocation partielle. On fit donc le partage des
biens en question. Georges, le frère d'Onésime, qui avait déjà deux filles
mariées à Troy, Delvina, mariée à Henri Haché et Clarisse, mariée à Frank
Laporte, préféra demeurer à cet endroit et renonça à sa part. Comme c'était
celui des trois qui avait le plus d'enfants, il estimait qu'il avait coûté
plus cher au groupe au cours des années. En renonçant à sa part, il voulait
rétablir l'équilibre. Sa part fut ainsi partagée entre Onésime et Pierre.
Onésime et Arthur gardèrent la partie de la ferme où la maison et l'étable
étaient érigées. Pierre et sa femme Marie prirent possession de l'autre
partie de la terre, mais il n'y avait pas de bâtiment sur cette partie. Ils
achetèrent donc une petite terre voisine de la leur, sur laquelle il y avait
une maison et une étable, et s'y installèrent. Leur fille Delvina, demeurée à
Troy, se maria presque aussitôt après le départ de son père et de sa mère. |
P.35 CHAMPION DANSEUR Je vous ai raconté jusqu' ici la vie laborieuse d' Onésime, sans vous parler du côté humain de sa
personnalité, ses qualités morales, sa vie sociale. Onésime était reconnu pour
son honnêteté, sa fierté, son affabilité, son sens de l'humour et sa
jovialité. On a dit de lui qu'il était d'une générosité insurpassable, qu'il
était toujours prêt à rendre service. Pourvu d'une grande force physique,
l'oeil vif, il maniait très bien son fusil de chasse, un calibre 12 que mon
fils Normand conserve précieusement en souvenir de son arrière grand-père. Il
aimait jouer aux cartes et rigoler. Il était un superbe raconteur de contes
et d'histoires. Son corps possédait une souplesse peu commune: il chantait et
dansait les gigues de façon étonnante et spectaculaire. Tout le monde
reconnaissait en lui un champion danseur. Partout où il se produisait, les
gens ne tarissaient pas d'éloges à son endroit. Plusieurs personnes qui l'ont
connu m'ont dit que dans l'exécution de ses gigues, il s'enflammait et
parfois allait toucher le plafond avec la semelle de ses chaussures. Il aimait ardamment son
épouse Sara; mais il aimait aussi prendre un petit coup à l'occasion et même
quelquefois un peu plus... Mais son travail aux États-Unis ne lui laissait
guère de temps de fêter. Il ne lui restait que le samedi après-midi puisque
le dimanche était sacré. Il ne levait pas le coude le dimanche. Un jour, il lui arriva un incident à la fois
comique et fâcheux. Onésime, ses frères et ses amis de la
"factory" décidèrent, cette journée-là, de se rendre à Boston,
située à environ 50 milles (90 km), pour voir un cirque. Avant l'arrivée du
train, le joyeux groupe commença à boire de la bière (P.36) "lager" bien connue pour ses
effets laxatifs. La fête se poursuivit jusqu'à Boston. Sur le site du
cirque, il y avait une foule immense. Les gens se pilaient sur les pieds.
Tout à coup, Onésime ressentit un urgent besoin. Mais où trouver les
toilettes? Personne ne le savait exactement. Onésime marchait précipitamment
d'un endroit à l'autre, tandis que le besoin se faisait de plus en plus
pressant. N'en pouvant plus, il décida de faire ses besoins sur place. Ses
compagnons tentèrent tant bien que mal d'éloigner la foule mais ce fut peine
perdue. Trop pressé, Onésime ne parvenait pas à déboutonner le panneau
arrière de sa combinaison. Quand finalement il donna le coup de barre, il
était trop tard. Le bouton s'arracha et virevolta dans les airs, ouvrant ainsi
le panneau et faisant fuir les personnes craintives d'être aspergés.
Certains, qui n'avaient pas particulièrement le sens de l'humour, firent
appel à la police; mais en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le
groupe de joyeux lurons se dispersa à travers la foule. Pendant des années,
cette histoire déclencha le fou rire, chacun y rajoutant son grain de sel. ESCAPADES Dans ses escapades, Onésime
n'oubliait jamais sa femme Sara. Il ne voulait pas qu'elle ait de la misère
durant son absence et prenait toutes les mesures nécessaires pour assurer son
bien-être avant de quitter la maison. Un jour, Onésime, ses
cousins et ses frères décidèrent de se rendre par train, de Troy à Sherbrooke
au Québec, pour assister à l'Exposition agricole. Après la visite de
l'Exposition, le groupe projeta de se rendre à Stanfold, vu la faible
distance de 75 milles (135 km). Là, Onésime retrouva de vieux amis et célébra
dignement les retrouvailles, le verre à la main. Ils trinquèrent ensemble
mais Onésime n'oublia pas pour autant Sara qui était restée à Troy. |
P.37 Il se rendit donc chez
le plus gros marchand de
marchandises sèches de
Princeville, dans l'édifice appartenant aujourd'hui au notaire Boudreau,
où il acheta trois verges (mètres) de tissu pour apporter à Sara, afin
qu'elle puisse se coudre une robe. II demanda à la dame qui le servait de
bien vouloir garder le paquet jusqu'au lendemain parce qu'il viendrait le
prendre juste avant l'heure du train pour retourner aux États-Unis.
Toutefois, le lendemain, Onésime oublia le paquet et arriva à Troy les mains
vides et probablement le portefeuille aussi... Penaud, il s'excusa de cet
oubli, précisant bien qu'il avait pensé à elle et qu'il avait voulu lui faire
une surprise. Probablement que Sara eut quelques doutes... Deux ans plus tard, lorsque
la famille Lassonde revint à Stanfold, Onésime, pour prouver la véracité de
ses dires, amena Sara au magasin réclamer son
paquet. Heureusement pour Onésime, le marchand avait bien mis de côté le
paquet et l'avait gardé précieusement. On peut constater l'honnêteté des gens
de ce temps-là. Ce tissu avait été vendu et payé. En toute honnêteté, le
marchand devait garder ce paquet jusqu' au retour du client. Jamais il ne lui
serait venu à l'idée de le revendre à d'autres clients. Dans ce temps-là, il y avait
déjà à Stanfold deux
hôtels ou débits de boisson. L'Hôtel Manoir, qui vient d'être détruit par le
feu en 1990, existait déjà et était très fréquenté par les hommes. Les
gens attachaient leur chevaux derrière l'hôtel et pouvaient passer
deux jours à s'enivrer sans s'occuper d'eux. La boisson se vendait 0,50 $
pour 40 onces (2 litres), si bien que les gens en profitaient pour s'en
verser abondamment derrière la cravate. L'autre hôtel était situé au coin du feu de
circulation, aujourd'hui le stationnement de l'épicerie Provigo (c’était l’hotel National). À l'occasion,
Onésime ne détestait pas aller faire un petit tour dans ces deux endroits... (p.38) Quand
Onésime décidait de partir en escapade au village, il s'affairait d'abord à
tout mettre à l'ordre dans la maison. II approvisionnait Sara pour qu'elle ne
manque de rien durant son absence. Puis, il l'avertissait qu'il ne savait pas
quand il reviendrait et la quittait. Après une couple de jours,
Sara commençait à s'inquiéter. Elle regardait souvent à la fenêtre si elle ne
le verrait pas apparaître. Elle allait avertir les voisins de surveiller son
retour et de venir prendre soin de la jument d' Onésime
qui devenait mauvaise quand elle savait son maître "en boisson".
Les voisins connaissaient bien la rengaine et se rendaient volontiers à son
secours. IL FAIT ARRÊTER LE TRAIN On m'a raconté que les frères Lassonde étaient aussi
des joueurs de tours. Chaque année, ils devaient faire le
paiement de leur terre à un monsieur qui habitait la ville de Québec.
Habituellement, ils lui faisaient un chèque et le lui faisaient parvenir par
la poste. Mais un beau jour, pour souligner le versement du dernier paiement
qui allait faire d'eux les seuls et véritables propriétaires de leur terre,
ils décidèrent entre eux qu' Onésime se rendrait en personne à Québec,
remettre au monsieur le dernier paiement en argent et lui demander quittance. Le jour venu, Onésime prit
le train pour Québec. Il reviendrait le lendemain par le train du soir, ses
frères devant l'attendre à la gare du village. Georges et Pierre se rendirent
comme prévu à la gare de Princeville et attendirent le train pour accueillir
Onésime. À leur grande surprise et désappointement, Onésime n'était pas à
bord du train. Ils s'informèrent auprès du serre-frein qui vérifia en vain si
Onésime ne s'était |
(p.39) pas
endormi dans le train. Inquiets et désolés, ils reprirent le chemin du 9e
rang. Quelle ne fut pas leur
surprise d'apercevoir Onésime qui les attendait à la maison, le sourire au
coin des lèvres... Ils se demandaient bien s'ils avaient une vision. Il
n'avait pu revenir de Québec à pied! Il n'avait pu faire le trajet en voiture
à cheval puisqu'il était parti en train! Faut dire qu'il n'y avait à cette
époque-là ni automobile, ni autobus. Que s'était-il passé? Et pourtant,
c'était bel et bien lui, avec en poche la quittance de la terre. Après avoir rigolé un peu,
Onésime révéla son secret. En revenant de Québec, il s'était fait ami avec le
conducteur du train pour qu'il puisse descendre du train en pleine campagne,
le chemin de fer étant situé à quelques six arpents de la maison du 9e rang.
Au début, le conducteur refusa de se plier à la demande d'
Onésime. En effet, on n'arrête pas le train n'importe où et pour
n'importe qui! Tenace, Onésime ne lâcha pas prise. Il insista en disant que
ça ne lui prendrait qu'une seconde à débarquer. Finalement, le conducteur
céda non sans un avertissement. « Tiens-toi prêt! », lança-t-il. « Tout ce
que je peux faire, c'est de ralentir. Je commanderai au serre-frein d'arrêter
et aussitôt, je lui donnerai l'ordre de repartir. Dès que le train sera au
ralenti, tu sauteras! Personne ne doit le savoir, sinon je pourrais perdre
mon job. » Tel que dit, tel que fait!
C'est ainsi qu'Onésime sauta du train et se rendit à la maison tandis que ses
deux frères attendaient encore le train à la gare. Onésime se vanta longtemps
de ce tour de force en racontant à tout le monde qu'il avait fait arrêter le
train spécialement pour lui. P.40 LE COMPAS DANS L'OEIL En fin d'après-midi,
revenant du bois, il aperçut un chevreuil à environ 50 pieds (15 m) de lui.
Rapide comme l'éclair, il lui lança sa hache à la tête. Le chevreuil étourdi
partit en titubant. Aussitôt, Onésime reprit sa hache, se lança à sa poursuite
et lui asséna le coup de grâce. Onésime saigna le chevreuil et le plaça sur
son voyage de bois tiré par des chevaux et continua sa route vers la maison.
Une chasse sans fusil! Tout un exploit! Onésime avait le compas dans l'oeil! Mon père Arthur m'a raconté également une autre
rencontre impromptue qui aurait pu mal tourner. Onésime et lui s'étaient
rendus au bois durant l'été pour bûcher du bois de papier. Onésime, craignant
la chaleur, avait emporté de l'eau fraîche dans un grand seau pour se
désaltérer de temps en temps. En arrivant sur les lieux de coupe, Onésime
déposa son seau d'eau sous les branches d'un sapin afin qu'à l'ombre, elle se
conserve mieux; puis il s'éloigna pour bûcher. Après une couple d'heures de
travail, il décida d'aller prendre quelques gorgées d'eau bien méritées. Il
retrouva son seau et comme il n'avait pas de tasse, il le souleva et but à
même. Le visage caché par le seau, il ne se rendit compte de rien en se
désaltérant. Il entendit du bruit près de lui mais n'y porta guère attention,
croyant qu'Arthur venait boire lui aussi. Au moment de laisser tomber
le seau, il se trouva face-à-face avec un ours monté sur ses deux pattes arrières. Ici, mon père a peut-être rallongé l'histoire un
peu; mais il paraît qu'Onésime a fait dans ses culottes en reculant
doucement, pas-à-pas, pour s'éloigner de l'ours qui vida le seau avant de
déguerpir. Arthur vit revenir Onésime blanc comme un drap! Finalement, il en
fut quitte pour une peur bleue! |
(P.41) MORT D'UNE PLEURÉSIE Je vais maintenant vous
parler un peu de sa mort. C'était l'automne, six ans après son retour
définitif au Québec. Il avait beaucoup travaillé sur la ferme et de plus, il
avait entrepris de déménager une grange afin de la joindre à une autre déjà
en place, pour rendre les deux plus fonctionnelles. Lorsqu'elle fut en place,
Onésime entreprit de creuser, en dessous de cette grange, 25 trous de 4 pieds
de profondeur (1,25 m) et d'y installer des poteaux qui devaient servir à
asseoir solidement la bâtisse. Tandis qu'Arthur labourait la terre, mon
grand-père, lui, travaillait à creuser ces trous. La fatigue, l'alternance de
la chaleur et du froid de novembre, lui firent contracter une pleurésie qui
le terrassa après neuf jours de maladie, à l'âge de 60 ans, le 8 novembre 1916.
Chose surprenante, son frère Pierre, qui l'avait toujours suivi tout au long
de sa vie, mourut lui aussi d'une pleurésie trois mois plus tard. Ce récit, je l'espère,
donnera une bonne idée aux jeunes d'aujourd'hui de la valeur et de
l'étonnante capacité de travail de nos ancêtres. (P.42) MA
GRAND-MÈRE LASSONDE -SARA TALBOT VEILLÉE DES MORTS À LA MAISON De grand-mère Lassonde, que
j'ai peu connue, je me souviens de sa douceur, ses attentions, ses caresses
et les gais refrains qu'elle fredonnait pour moi, lorsque maman n'était pas
là. Mais combien y étais-je déjà attaché à trois ans, quand malheureusement
la maladie, qui la retenait à la maison et souvent au lit, finit par
l'emporter. Elle était atteinte d'une maladie de coeur. À
cette époque, la médecine n'était pas aussi avancée qu'aujourd'hui. On disait
qu'elle avait la pompe du coeur usée; qu'il n'y avait rien à faire, sauf lui
donner certaines petites pilules rouges qu'elle devait prendre aux quatre
heures. De temps à autre, le médecin
de famille passait la voir pour prendre sa température, son pouls et sa
pression; c'était plutôt pour l'encourager que pour essayer de la guérir, je
crois bien! Ce médecin
de famille, le Dr. Brassard, de stature assez grande et d'un certain
âge, portait au menton un "pinch" gris qui lui donnait une allure
de dignité. C'était vraiment chez lui le signe d'une personne douce et
aimable. Lors d'une de ses visites,
il m'avait établi "surveillant" de ma grand-mère. Je devais lui
donner, au besoin, de l'eau avec ses petites pilules rouges. Maman effectuait
une surveillance beaucoup plus étroite que la mienne avec un cadran sur sa
chaise pour vérifier les heures prescrites. J'avais tout de même l'impression
de lui être bien utile. Prenant les paroles du médecin comme un ordre, je me
tenais souvent auprès de son lit et lui offrais des causes2
d'oranges fraîches que maman avait préparées à son intention. ' Pinch:
barbiche. 2 Causes: morceaux d'orange. |
P.43 Durant ses trois mois de maladie, à
plusieurs reprises, un prêtre vint lui porter la communion et lui administrer
les derniers sacrements. Un beau jour, en sortant de la chambre, il me mit
son étole au cou et me montra toutes ses choses qu'il avait avec lui dans sa
valise. C'était le vicaire Morvan. Son nom, rien qu'à le redire, me fait
revivre mon enfance. Morvan, c'est comme le nez morveux ou encore l'idée d'un
nom russe dont la consonnance aurait été un peu viciée. JE PENSAIS QU'ELLE DORMAIT Revenons à ma grand-mère.
Quelques temps après, à ma grande surprise, maman m'annonca un matin que
mémère était morte. J'allai la voir et dans ma petite tête, je pensai qu'elle
dormait. Elle ne bougeait pas du tout, même quand je lui parlais ou la
touchais. Je ne tardai pas à m'apercevoir d'une agitation peu commune dans
toute la famille. On se servait souvent du téléphone, on accélérait la marche
habituelle et on me dit qu'on allait avoir de la visite. En effet, par la suite, un monsieur vint s'occuper
de grand-maman. Il l'avait mise dans un cercueil installé sur des chevalets,
dans la chambre des étrangers, après avoir démonté le lit qui s'y trouvait.
C'était le croque-mort. On disait qu'il l'avait "ensevelie". Dans l'après-midi, certains
voisins, oncles et tantes les plus rapprochés, arrivèrent. Jamais il n'était
venu autant de monde en même temps dans notre maison. Il faut dire qu'en ce
temps-là, lorsqu'il y avait de la mortalité dans une famille, on se
réunissait parents, amis et connaissances1, pour veiller la personne décédée,
durant trois jours. Le soir, tous ceux et celles qui pouvaient venir
le faisaient. À toutes les heures précises, on récitait ensemble le chapelet.
Généralement, une dame disait les Mystères douloureux2, les De
Profundis et 1-Connaissances:
personnes que l'on connaît un peu. 2-Mystères
douloureux: épisodes de la vie du Christ racontées brièvement entre chaque
dizaine de chapelet. (P.44) quelques invocations appropriées
auxquelles chacune des personnes répondait pieusement. LES
HOMMES VEILLAIENT TOUTE LA NUIT À minuit, plusieurs se
retiraient, tandis que ceux et celles qui venaient de loin s'apprêtaient à
passer la nuit près de la personne défunte. Bien souvent les hommes les plus
forts et les plus tenaces priaient les dames d'aller se reposer pendant
qu'ils veilleraient le défunt. Ils pouvaient se retrouver quatre ou cinq pour
le reste de la nuit; mais tôt le matin, tout était remis en branle et ça
recommençait. II fallait bien que quelqu'un s'occupe de la cuisine parce
qu'il arrivait que la faim s'emparait de tout ce
monde. À la demi-journée, on offrait du café, du thé et des biscuits secs. Chez-nous, le premier soir,
la peur s'empara de moi. La maison était remplie à craquer. Tous les gens du
rang1, sans exception, étaient là pour sympatiser avec nous et
prier pour mémère. C'était touchant et consolant. Bien sûr, il y en avait qui
le faisait plutôt par routine ou par peur d'être remarqués s'ils n'étaient
pas au rendez-vous. Je dirais que 99% des gens étaient bien
intentionnés; mais comme il y a toujours des exceptions en toutes choses, il
arrivait que quelqu'un s'amenait à ces réunions pour écornifler2,
comme on disait, et rapporter à d'autres ce qui s'était passé. De façon générale, ça se déroulait
très bien; certains profitaient de ces rencontres pour renouer des liens qui
avaient été brisés antérieurement à cause de çi ou de ça avec un ami ou avec
la parenté. 1 Rang: chemin de campagne faisant partie d'un système de routes en rangées
ou tracées en parallèle. 2 Écornifler: espionner. |
(P.45) À la vue de toutes ces choses et mêlé
sans le vouloir à cette foule, la panique s'empara de moi. II y en avait du
monde, des gros, des petits, des beaux, des laids, des sourds, des cheveux
gris, des grands, des timbres de voix nouveaux pour moi. Comme le plafond de
la maison était relativement bas, Arsène Sylvain, qui devait avoir une vingtaine d'années à ce
moment-là et qui mesurait
6' et 2" (1,90 m), touchait presque le plafond. Moi qui n'avait
que trois ans, imaginez la différence de grandeur et de taille! Je cherchai
désespérément maman ou papa, mais c'est finalement mon grand frère Clément
qui vint à mon secours. LE CORBILLARD REBROUSSE CHEMIN Je ne me souviens pas des
heures suivantes mais je sais que le matin des funérailles, il faisait un
froid de loup avec une grosse tempête. Tout le monde se demandait si on pourrait
se rendre à l'église avec la défunte. On avait appris au téléphone qu'à cause
des mauvais chemins et de la tempête de neige, le corbillard avait dû
rebrousser chemin. C'est alors que des voisins prirent des bobsleigh1
ordinaires avec deux chevaux et conduisirent ma grand-mère Lassonde à son
dernier repos. Après le départ du cortège, on se retrouva maman
et moi, dans une grande maison vide. Nous avons beaucoup pleuré. Moi, parce
que maman pleurait. Aussi parce que je commençais à réaliser ce qui s'était
passé durant ces derniers jours et que plus jamais, je ne reverrais ma
grand-maman. (P.46) MA MÈRE - ALICE
FILION - UN COMBAT CONTINUEL CONTRE LA MALADIE Je voudrais décrire ici ses principaux traits
physiques, ses goûts, ses talents, bref sa personnalité. Faire le portrait
intime de cette maman exemplaire et parler de son dévouement inlassable, son
coeur d'or, ses principes, sa générosité, son courage et sa fierté. Née à
Saint-Joachim-de-Montmorency, elle était la quinzième d'une brave famille,
les Filion! Ils étaient venus s'établir sur une ferme dans le 9` rang (la famille Filion) de Princeville. Arrivée à l'âge de cinq
ans, le temps venu, elle suivit ses frères et soeurs à l'école du rang. Vers
l'âge de treize ans, son père et sa mère durent, comme bien d'autres à cette
époque, abandonner la ferme au plus vieux des garçons et aller gagner de
l'argent dans les moulins de coton aux États-Unis. On retrouve donc une
partie de sa famille à Lawrence, Mass., ceux et celles qui n'étaient pas
encore mariés. RETROUVAILLES AVEC UN ANCIEN
COMPAGNON DE CLASSE Maman, encore trop jeune
pour travailler, fréquenta une école dirigée pas des religieuses. Sa soeur
aînée, Blanche Filion, entra tout de
suite au moulin parce qu'elle avait l'âge réglementaire pour être admise
dans l'industrie, soit quatorze ans. À la fin de l'année scolaire, maman
quitta l'école et alla rejoindre sa soeur à la "factory", aux
États-Unis. Son anniversaire de naissance étant le 15 juillet, il lui
manquait donc un mois pour atteindre quatorze ans, mais les contremaîtres
firent fi de la loi pour un mois et elle travailla dans cette usine une
dizaine d'années. Par la suite, ses frères et soeurs étant quelque peu
dispersés et son père étant décédé, elle revint au |
(p.47) Québec et travailla à Victoriaville dans
une manufacture d'habits pour hommes. Elle y travailla jusqu'au moment de se
marier avec mon père qui jadis, fut son compagnon de classe à l'école du rang
à Princeville. Malgré son retrait hâtif de
l'école, elle pouvait lire et écrire le français. Elle avait même une belle
écriture et n'eut été de la gêne, elle aurait pu parler l'anglais couramment.
Elle le faisait d'ailleurs assez souvent avec papa, question probablement de
s'amuser et de revoir ses souvenirs de jeunesse. Quelquefois, elle utilisait
l'anglais lors de conversations avec papa, que les enfants ne devaient pas
comprendre... BRONCHITE ET TYPHOÏDE Côté santé, elle connut de
sérieuses difficultés entre les années 1920 et 1932. Bronchite chronique
depuis son jeune âge, elle devait toujours surveiller les coups de chaud et
de froid. Pas facile à faire quand on élève une famille! Un beau jour, une
inflammation aiguë des poumons passa à deux cheveux de l'emporter, mais son
heure n'étant pas encore venue, elle put s'en remettre, mais très lentement.
Par la suite, vint l'épidémie
des fièvres typhoïdes (en quelle
année ? (q ?)). Les gens tombaient comme des mouches! Maman
en fut atteinte une des premières; encore là, on dit qu'elle s'en est tirée
quasi miraculeusement. Je crois que sa foi et sa grande dévotion à la
Sainte-Vierge l'ont sauvée, après neuf jours d'une terrible fièvre. Demeurée fragile et en proie
à tous les maux qui passaient, elle eut des années et des années de
convalescence. Et moi tout jeune, qui l'accaparait tout le temps! Ma grand-mère
étant décédée, elle ne pouvait plus compter sur son aide. C'est alors qu'elle
avait recours à mes frères, les plus vieux, pour travailler dans la maison
ainsi qu'aux voisines, les demoiselles Baillargeon. On dit souvent. qu'un enfant
est malade quand sa mère est malade. Ce fut le cas pour nous deux. Ceux et
celles qui nous voyaient, croyaient que nous étions comme des personnes
marchant rapidement vers la mort. Je me souviens que nous étions maigres tous
les deux et verts comme des poireaux. Il y en avait qui s'étaient même
chargés de dire à ma mère qu'elle devait souffrir de tuberculose (maladie
aussi redoutable à l'époque que le cancer de nos jours). Avec le temps, les
prières, l'aide de parents et voisins, elle avait réussi à remonter la côte
doucement pour enfin vivre encore une trentaine d'années, jouissant d'une
santé relativement bonne, si on oublie les incommodités dont elle souffrait. DOIGTS BRÛLÉS Étant jeune fille, elle lavait le plancher de
la cuisine avec de l'eau à laquelle on ajoutait de la cendre de bois qui devenait du caustique délayé dans
de l'eau. Cela avait la propriété de bien nettoyer,
mais ça lui avait aussi brûlé les mains et détruit partiellement la racine
des ongles. Ses ongles poussaient soulevés de la peau et quand ils avaient
atteint la moitié de la surface normale, ils s'effritaient et tombaient, de
sorte qu'en aucun temps, elle n'avait d'ongles comme tout le monde. Le bout
de ses doigts, toujours à découvert, subissaient tous les assauts et étaient
constamment gercés et fendillés. On peut s'imaginer comme il n'était pas
facile de protéger ses mains. Elle devait, chaque soir, se les frotter avec
de la glycérine et de l'eau de rose. VARICES ET ASTHME DU COEUR Elle était également
incommodée par de terribles varices qui couvraient ses jambes. Elle devait
toujours faire attention à ce que rien ne vienne frapper ses jambes déjà
assez endolories. Ça l'empêchait très souvent de dormir la nuit. |
(P.49) Atteinte de l'asthme du coeur, la moindre
émotion lui faisait déclencher une crise d'asthme qui n'était pas rassurante
du tout. Nous, qui l'entourions, pensions à chaque fois qu'elle était
confrontée à une mort certaine. Ça se produisait lors d'une surprise, d'une
joie ou d'une peine, quand elle riait de bon coeur, quand elle devait se
dépêcher pour un départ précipité. Il faut dire que ce n'était pas commode. Elle utilisait différentes
sortes de médicaments pour se soulager, lorsqu'elle était en crise. Certains
de ces médicaments, lorsque pris à temps, pouvaient empêcher la crise quand
il était possible de prévoir l'émotion qui s'en venait. Disons que le
dimanche matin, elle pouvait prendre du Kola1 avec, soit de l'eau
ou du gin, comme précaution avant le départ pour la messe ou bien quand
quelqu'un s'annonçait à l'improviste pour nous visiter. Il fallait prendre le
médicament immédiatement. Le plaisir qu'elle éprouvait à jouer aux cartes
était souvent gâché par cette incommodité. Malgré tout cela, elle réussissait, admirablement
bien, à accomplir sa tâche quotidienne. Elle n'aimait pas
particulièrement faire la cuisine, mais elle réussissait très bien. Ses
desserts étaient très appréciés: sa saucisse faite à la maison, ses pâtés à
la viande, ses tartes aux fruits des champs et aux cerises de terre qu'elle
cultivait avec succès, son bon pain de ménage, son vin de trèfle et de
cerise, sans oublier la merveilleuse bière à l'orge. Elle était embouteillée
et prête pour le temps des foins afin de pouvoir joyeusement faire la
pause-bière entre chaque voyage de foin que l'on entrait dans la grange.
Fallait aussi faire le lavage, le repassage avec des fers à repasser chauffés
sur le poêle à bois, le reprisage du linge et le tricotage des bas et
mitaines de laine pour cinq personnes. Les femmes savent de quoi il s'agit quand on parle
de petits gars et elle en avait quatre. 'Kola: eau gazeuse sucrée. (p.50) Pour les travaux réguliers, il est entendu
que chaque membre de la famille mettait la main à la pâte, comme on dit. L'un
lavait la vaisselle, l'autre l'essuyait tandis qu'un autre passait le balai
et qu'un quatrième actionnait à bras la machine à laver le linge ou brassait
la pâte pour faire du pain. Chaque samedi, il y en avait un des quatre qui
était mobilisé pour lui aider à faire à manger tandis que les autres étaient
affectés à l'époussetage et au lavage du plancher de la cuisine. Pour la couture, elle ne
faisait que les petites choses. Quand elle envisageait un travail
d'envergure, comme faire des chemises ou pantalons, vestons ou manteaux, elle
avait recours à sa soeur Rose-Anna Filion
qui demeurait à Victoriaville et qui n'avait pas d'enfant. C'est avec grand
coeur que cette soeur venait à son secours. Du côté apparence, ma mère était de taille et de grandeur moyennes, cheveux châtains, yeux bruns. Elle
portait très bien les toilettes. Nous étions à même de le constater en
regardant ses photos de jeune fille, de même que durant notre vie familiale,
lorsqu'elle se toilettait1 pour les dimanches et fêtes ou les
occasions spéciales. Les bijoux et les chapeaux lui allaient à merveille. Son
sourire, quelque peu figé, faisait sévère. Sa démarche et sa prestance
indiquaient cependant une madame bien et réservée. Nous en étions tous très
fiers. ELLE AIMAIT LES FLEURS Elle aimait beaucoup les
fleurs, les plantes d'intérieur et le jardinage, même si elle ne réussissait
pas très bien. Elle ne s'avouait jamais vaincue et recommençait à chaque printemps.
Elle travaillait toujours dans le but d'embellir la maison. Ça commençait
avec le mois de mai; il fallait des fleurs pour décorer un petit autel érigé
chaque année en l'honneur de la Sainte-Vierge, envers laquelle elle avait une
grande dévotion. ' Se toiletter: se faire belle. |
(P.51) Elle aimait la lecture et s'intéressait
surtout aux lectures pieuses, aux annales et revues religieuses, mais ne
détestait pas les éditoriaux et prises de position des journaux, ceux qui
traitaient de l'agriculture, bien sûr. Quelquefois, elle lisait le Courrier
de Colette dans le journal "La Tribune" de Sherbrooke, sorte de
conseils donnés en réponse aux questions et problèmes affectifs des lecteurs
et lectrices. Quelquefois aussi le dimanche, elle rapportait à la maison un
roman pris à la bibliothèque paroissiale, après la grand-messe. Elle aimait bien échanger avec ses voisines et ses
soeurs. Elle était particulièrement heureuse d'organiser, chez nous ou chez
nos voisins, des soirées de cartes. Elle était habile de ses mains et jamais
à court d'idées. Elle avait un certain talent pour le dessin, du goût aussi
pour la décoration et savait choisir ses toilettes. Enfin, elle était polie
et aimable. ELLE TENAIT À SES IDÉES Du côté caractère, elle tenait beaucoup à ses
idées et il n'était pas toujours facile de discuter avec elle, car souvent on
devait céder. Les voisins et la parenté la qualifiaient, sans méchanceté, de
sévère, scrupuleuse et autoritaire. Il y avait un peu de vrai là-dedans, mais
je pense que c'était dû au fait qu'elle avait à vivre avec cinq hommes, papa
et nous, les quatre garçons. On aurait dit qu'elle se sentait constamment
menacée et qu'elle se mettait sur la défensive; un genre de susceptibilité
difficile à définir. Peut-être aussi que toutes ses maladies ne l'avaient pas
aidée de ce côté-là non plus; je ne saurais le dire. Par contre, ça ne lui
enlevait aucunement ses qualités d'âme et de coeur, comme son dévouement sans
limite pour nous, les enfants, et pour papa. L'accomplissement de ses devoirs familiaux et
religieux, l'acquittement de sa tâche de ménagère étaient très présents chez
elle. On retrouvait dans la maison ordre et (pé52)
propreté. Si on pense au courage qu'elle a eu lors des épreuves et des
maladies qui la tenaillaient, on aurait là de quoi réfléchir. La générosité, l'attention qu'elle
manifestait pour chacun de nous, l'honnêteté de ses paroles et de ses actes
étaient exemplaires. Enfin, elle a fait le don au Bon Dieu de deux de ses
fils qui sont devenus des pères Montfortains, après de longues études à
l'extérieur. Elle a supporté leur éloignement de la maison dès leur jeune
âge, le don total et la séparation. C'est quelque chose de grand! Ça dénote
bien la grandeur d'âme et la générosité de cette merveilleuse mère. REMARQUABLE DOSE DE
COURAGE Je pourrais parler longuement de ma
mère; cependant, je ne voudrais pas m'arrêter sans mentionner que c'était une
mère formidable. En nous élevant, elle nous a transmis ses bons principes
religieux ainsi qu'une remarquable dose de courage, de patience et de ténacité.
Depuis son départ, j'ai prié pour elle, chaque jour. |
(P.53) MON PÈRE ARTHUR
LASSONDE -
PIEUX, MODÉRÉ TRADITIONALISTE J'essaierai de vous faire
connaître mon père, de la même manière que je l'ai fait pour ma mère. Sur
certains angles ou facettes, on retrouve sensiblement les mêmes valeurs
morales chez les deux personnes, avec des caractères différents, mais qui se
complétaient merveilleusement bien. Si on se rappelle le proverbe: "qui
se ressemble, s'assemble", il faut lui donner raison car dans leur cas,
la ressemblance a vraiment fait le rassemblement. Papa était un homme sobre,
vertueux et sensible. II avait un coeur d'or, avec des principes religieux
bien ancrés en lui. Il avait une foi inébranlable. II s'en remettait
directement à Dieu dans sa vie de tous les jours et dans les épreuves. Il le
voyait partout dans la nature et en toutes choses. Au temps des semailles, il
ne manquait pas de s'agenouiller dans les champs pour adresser une prière au
Bon Dieu, avant de jeter ses graines en terre. Il accrochait des rameaux
bénis aux clôtures de sa ferme en implorant la protection et les bénédictions
du ciel. Il connaissait par coeur
tous les Évangiles de Saint-Mathieu, Saint-Marc, Saint-Luc et Saint-Jean. Au
déjeuner le dimanche matin, sans regarder dans son missel, il nous donnait
un résumé de l'Évangile du jour, avec ses commentaires, ce qui nous préparait
mieux pour la messe à laquelle nous allions assister dans les heures
suivantes. De petite taille, mesurant
5'2" (1,58 m), il avait les cheveux blonds parmi lesquels on percevait
ici et là, comme dans sa barbe d'ailleurs, un peu de roux. Il avait un teint
rosé (p.54) et les yeux d'un beau bleu doux. Il était fier
et s'habillait très bien pour certaines fêtes ou circonstances spéciales,
mais aussitôt l'événement passé, il avait vite fait d'enlever ses beaux
habits. Le plus souvent, il était habillé de manière négligée. Il disait que
ça faisait mieux ainsi et que le changement était plus évident quand, tout à
coup, il nous apparaissait sur son 36'! Si on veut parler de ses
goûts, on peut dire qu'il s'intéressait à tout. Par contre, il n'avait
réellement pas de goût très prononcé pour quelque chose en particulier. Jovial, bon vivant, bien équilibré
et avec une parfaite maîtrise de lui-même dans la joie comme dans la peine,
le désappointement ou l'amertume, entre le vrai plaisir et le libertinage, il
savait où et quand s'arrêter. CONSEILLER
MUNICIPAL ET LIBÉRAL CONVAINCU Ne parlant jamais en mal de qui que ce soit, il se
tenait au courant de la politique municipale, provinciale et fédérale. Il
avait été élu par acclamation au Conseil de la paroisse durant le plus fort
de la crise économique de 1929 à 1934. Fervent libéral, il n'avait pas peur
de s'afficher comme tel. Mais le lendemain de la votation, qu'il ait perdu ou
gagné, ça s'arrêtait là. De parti politique opposé à ses voisins, il a
toujours respecté leurs opinions. Bien sûr, au plus fort d'une campagne
électorale colorée, comme il s'en passait dans le temps, il arrivait qu'il taquinait ses voisins conservateurs. L'inverse se
produisait aussi, mais de part et d'autre, chacun se limitait à des choses
banales et drôles. Ils reconnaissaient bien que l'amitié et l'estime qui les
unissaient, avaient une valeur bien supérieure à la politique. C'était un
homme qui accueillait les gens à bras ouverts. C'est dire que la maison
s'emplissait souvent chez- 1Apparaître sur son 36: être très bien vêtu. |
(P.55) nous. N'étant pas
particulièrement fort, il jouissait tout de même d'une bonne santé. À part
quelques petits accidents qui lui sont arrivés sur la ferme, il n'était
retenu à la maison qu'une fois au printemps et une fois à l'automne, parla
grippe. C'était si régulier qu'un plaisantin l'avait surnommé: "le
père-la-grippe". Sur son vieil âge, il souffrit de rhumatismes et
d'arthrite mais il n'eut recours à un médecin qu'au cours des dernières
années, à la suite d'un infarctus, maladie qui finit par l'emporter deux ou
trois ans plus tard, à l'âge de 82 ans. Dans sa jeunesse, il avait
pratiqué plusieurs sports aux États-Unis, comme le patin-à-glace, le
patin-à-roulette, le baseball, la natation et la bicyclette, qui était
fortement utilisée à la place de l'automobile pour le sport, les sorties et
les voyages de courtes distances. IL RACONTAIT AVEC BRIO Il avait suivi des cours de
danse classique et dansait également la gigue et les "sets callés"1.
Il aimait chanter mais n'avait pas la voix très forte et pas toujours juste. II chantait souvent en trayant les
vaches. De plus, il était un raconteur de faits vécus par lui ou par
d'autres. Il savait très bien faire rire avec ses histoires. Maman n'aurait
pas toléré qu'il raconte des histoires salées, mais il en savait bien
d'autres qu'il racontait avec brio, en faisant rire les gens aux larmes! Très généreux, il ne s'en
faisait pas avec la vie. II travaillait, mais aimait vivre aussi. S'il était
dérangé dans ses travaux sur la ferme par quelque événement que ce soit, il
laissait facilement2 et disait « Le Bon Dieu arrangera bien ça! »
Il n'était pas entreprenant, comme on dit; il faisait sa tâche quotidienne
mais ne s'embarquait dans rien qui aurait pu être long et ardu ou l'engager à
travailler jour et nuit. D'autre part, on ne pouvait pas dire qu'il était
adroit pour réaliser des 1Sets callés: danse de groupe d'origine américaine. 2Laisser
facilement: interrompre. (p.56) choses ou
conduire à bien une entreprise d'envergure. Il ne pouvait pas clouer un clou
droit. Rien de plus vrai! À chaque fois qu'il essayait de le faire, le clou
crochissait et il se frappait sur les doigts plus souvent qu'à son tour. Il aimait parcourir les
journaux. Il pouvait lire et écrire l'anglais et le français, presque sans
faute. Il parlait l'anglais couramment et de manière très élégante, tandis
qu'en français, il était porté à employer des tournures de phrases comme en
anglais, à simplifier et à raccourcir. Mais ce n'était que dans son langage
car lorsqu'il écrivait, il savait appliquer les règles élémentaires, il va
sans dire, de la grammaire française qu'il avait apprise jusqu'à l'âge de
treize ans. LES BEAUX COCHONS DE MON PÈRE Papa était un gars qui captait
merveilleusement bien son auditoire. II savait d' instinct
le bon moment de placer le mot ou le geste qui déclencherait le fou rire
général. Il trouvait son inspiration dans de petits faits
cocasses qu'il montait en épingle. Je vais vous en donner un exemple. Papa faisait
l'élevage de cochons pur sang et prenait part à
toutes les expositions agricoles avec ses bêtes. Comme il réussissait très
bien, il avait en quelque sorte un amour particulier pour ses cochons. Je ne
dirais pas un amour fou, mais un grand amour. II les alimentait bien, les
nettoyait, les flattait, les lavait et les passait même au bleu à laver pour
les faire resplendir! Il leur parlait doucement et les cochons le
reconnaissaient bien. On aurait dit qu'ils lui répondaient par leurs cris et
leurs gestes. Dès qu'il se présentait pour les nourrir, les cochons
grimpaient sur la rampe, s'approchaient de l'auge et criaient tant que la
préparation de leur bouette1 n'était pas terminée et servie. 1Bouette: sorte de pâtée pour les cochons. |
(p.57) Quand il se penchait, ils lui enlevaient
son chapeau de paille et lui criaient dans les oreilles. Par leur poids, ils
forçaient tellement la rampe qu'on s'attendait à tout moment à ce qu'elle
casse, mais elle tenait bon. Elle avait pris le pli, comme on dit. DANS LA CUVE À BOUETTE Un beau soir, alors qu'on
avait travaillé tard aux foins et au train1, les cochons affamés
commençaient à drôlement s'impatienter. Quand papa arriva enfin pour les
nourrir, le tintamarre commença. Un des plus gros cochons sauta directement
dans la cuve à bouette et fit tout "friser" dans la figure de papa
et sur ses "overa112".
Il avait de la bouette plein les yeux. Il vint nous chercher pour l'aider.
Ensemble, on réussit à remettre le cochon dans l'enclos, avec les autres, et
on s'empressa de leur donner à manger. Nous sommes ensuite partis souper à
notre tour; il devait être 8 h 30 du soir. Il faisait noir, nous étions
fatigués de notre journée et notre faim égalait celle des cochons. En
apercevant papa tout sale, maman lui dit: « Mais qu'est-ce qui s'est passé
pour l'amour du Bon Dieu? » Alors que nous, les jeunes, on riait comme des
fous, papa répondit: « Donne-nous vite à souper, on a tellement faim. Je te
raconterai cela après. » Après le repas, papa se mit
à raconter l'incident avec force et gestes. Il actait3 la scène, se balançait et criait comme les cochons,
les imitant en train de grimper les uns par-dessus les autres pour avoir leur
portion. On était tous morts de rire! Cette rigolade faisait un tel bruit
dans la maison qu'on ne pouvait rien entendre d'autre. Tout à coup, lors d'un instant d'accalmie, on crut
entendre parler et rire à l'extérieur. On aperçut plusieurs 1 Train: traite des vaches. Z Overall: habit de ferme. 3 Acter: jouer la comédie. (p.58) figures et silhouettes, le nez planté dans
le moustiquaire d'une fenêtre. Qui ça pouvait bien être? Le
spectacle s'arrêta, puis on alla voir. Parmi les senteux' du
moustiquaire, il y avait un camarade de classe de Clément qui demeurait aux
États-Unis. Profitant des vacances d'été, il avait décidé de venir voir
Clément et Jules Nadeau de Princeville, un autre camarade de classe. En
compagnie de tous les jeunes de la famille Nadeau qu'il avait rencontrés
auparavant, il venait veiller chez-nous. Dès leur entrée dans la maison, ils insistèrent
pour que papa recommence son spectacle parce qu'ils avaient raté le début de
l'histoire. Papa s'exécuta de nouveau avec le même entrain. Ce soir-là, nous
nous étions tous couchés comme écrasés de fatigue, mais heureux et sans souci
du lendemain. Ce court passage rappelle bien des épisodes de la vie familiale
d'autrefois, telle que je l'ai vécue. COUPS
DURS Bien qu'il eût une bonne
philosophie de la vie, il dut encaisser des coups durs comme chacun d'entre
nous: décès de son père Onésime, à l'âge de 60 ans; décès de sa seconde mère,
Sara Talbot, qui elle aussi, mourut relativement jeune après l'avoir élevé,
éduqué et aimé de tout son coeur comme sa propre mère l'aurait fait, si elle
avait vécu. La santé chancelante de son épouse et ses longues années de
convalescence, les effets de la crise économique (1929) sur tous les plans,
la perte d'argent qu'il avait amassé graine à graine2 et souvent mis de côté par la vigilance de maman qui
voyait aux affaires, comme on dit. Cet argent, prêté sur billet à de nobles
citoyens de Princeville ou à de proches parents, ne pouvait lui être remboursé
à cause de la crise économique; si l'on ajoute à cela, la 1 Senteux:
écornifleur. Z Graine à graine: petit à petit. |
(P.59) faillite de la Caisse populaire, à cette époque, dans laquelle
un montant assez imposant avait été déposé en réserve, le départ de la maison
à l'âge de vingt-et-un ans de son fils aîné, Gérard, ont été des facteurs
d'assombrissement de sa vie. Par la suite, il subit le
départ, cette fois-là, de deux de ses plus jeunes fils, à l'âge de douze ans,
Clément et plus tard, Hermann, qui entrèrent au Juniorat des pères
Montfortains à Papineauville, près d'Ottawa, pour entreprendre leurs études
classiques, possiblement pour devenir des pères missionnaires, soit en
Papouasie ou ailleurs dans leurs missions existantes à travers le monde. Sa propre famille qui avait
été, à un certain moment, de huit personnes, était rapidement tombée à trois,
dont moi le plus jeune, qui n'avait que six ans. Comme papa et maman, je
trouvais la maison grande et j'avais bien hâte d'être rendu aux vacances pour
revoir mes grands frères qui arrivaient toujours avec des choses nouvelles
pour moi. Je les trouvais toujours grandis de 3 à 4 pouces (environ 7 cm) à
chaque vacances. ESPÉRANCE DÉÇUE Mon père et ma mère
n'étaient pas au bout de leurs peines. Bien sûr, ils étaient heureux d'offrir
au Bon Dieu deux de leurs fils, mais il y a toujours le côté humain. En 1940,
Clément était ordonné prêtre. Le départ pour les missions étrangères était
sous-entendu. Ça devenait, pour papa et maman, le don total de leurs enfants
et la séparation inévitable qui n'est pas facile à vivre. Papa avait pourtant
fait d'autres projets. En effet, il fondait son espoir sur ses quatre fils,
pour mener à bien son entreprise agricole. Avec ses quatre garçons,
disait-il, il allait devenir un jour, un cultivateur prospère qui vivrait à
l'aise et pourrait même acheter d'autres terres. Brouillé dans ses calculs
par les événements, il avait remis son espoir en moi. En 1942, Hermann suivit le chemin tracé par (p.60) Clément et à son tour, fut
ordonné prêtre. Comme souvent le malheur des uns fait le bonheur des autres,
il arriva qu'à cause de la guerre, les départs pour les missions de jeunes
pères furent limités, ce qui leur permit de demeurer au Québec. Ça venait adoucir quelque
peu le chagrin de papa et maman. Mais la même année, à vingt ans, je fus
appelé au service militaire1. Classé "A" par notre
médecin de famille, je reçus du Ministère de la défense nationale, mon ordre
de route avec mon billet de train pour Sherbrooke où était installée une base
militaire. Un autre coup dur venait de les frapper. Heureusement qu'avec les
prières de maman et la recommandation écrite d'un citoyen pesant2
de Princeville, monsieur J.A.R. Thibodeault (Conseiller de la Cour supérieure)
on réussit à m'exempter de l'ordonnance, en disant que je devais demeurer sur
la ferme, vu que mon père commençait à se faire vieux et que l'effort de
guerre du Canada serait mieux servi, en cultivant la terre que dans les rangs
de l'Armée. Je fus exempté de six mois en six mois jusqu'à la victoire en
1945. EN RÈGLE AVEC LE BON DIEU Autant d'événements
troublants minaient graduellement mes parents. Pleins d'espoir et en règle
avec le Bon Dieu, ils avançaient fièrement en âge, conservant toujours le
sourire et la joie de vivre jusqu'au dernier moment. Papa décéda le 19
septembre 1962, d'une crise cardiaque. Comme ma mère, mon père fait l'objet
de mes souvenirs quotidiens et j'espère les retrouver tous deux un jour. 1Service militaire: le gouvernement
imposa la conscription malgré la protestation populaire. 2 Pesant: influent. |
(P.61)
MON FRÈRE – GÉRARD LASSONDE - INGÉNIEUX ET SOLITAIRE Mon père, qui était fils
unique, demeurait avec ses parents sur une ferme, lorsqu'il décida de se
marier. À cette époque, les jeunes demeuraient avec les vieux. Maman alla
donc rejoindre la famille Lassonde dont elle était fière de porter le nom. C'était en 1911, au mois de
mai. Située sur la route 116, dans le 9e rang, cette maison de ferme est
aujourd'hui la propriété de M. Denis Monfette. Cependant, la famille
Lassonde ne demeura pas très longtemps à cet endroit parce que cette ferme
n'était pas assez grande pour y faire vivre une famille. C'est alors qu'après
la naissance, le 26 juillet 1912, de leur premier enfant, Gérard, les Lassonde mirent leur ferme
en vente et en achetèrent une plus grande non loin de l'ancienne. Laissez-moi vous rapporter
ici, une anecdote que mon père et ma mère m'ont racontée à plusieurs
reprises. Mon père et ma mère s'étaient mariés le même matin qu'un autre
couple de Princeville, M. et Mme Désiré Baril. Les deux hommes étaient des
compagnons de classe qui se connaissaient très bien et qui avaient l'occasion
de se rencontrer assez souvent, de par leur travail et leurs occupations. Les
deux femmes se connaissaient à peine de vue. Après le mariage, les deux
hommes se rencontrèrent et s'invitèrent mutuellement à se rendre visite pour
que leurs épouses fassent plus ample connaissance. Il s'était déjà écoulé un
an et demi depuis leur mariage et on n'avait pas encore réussi à organiser
une vraie rencontre. Mon frère Gérard était né et avait déjà deux mois. De
même, le couple Baril avait eu une fille du nom de Juliette, à peu près dans
le même temps. |
(P.62) AUTOUR DU POÊLE En ce temps-là, il n'y avait pas de téléphone (vers 1912), pas de radio, pas de
télévision. Le soir venu, on prenait le souper de bonne heure puis on
veillait tranquillement autour du poêle. Il avait été chauffé à blanc pour la
préparation du souper et on le laissait s'amortir1 doucement,
tandis qu'à la lueur de la lampe à l'huile, chacun et chacune racontait sa
journée de travail. Comme d'habitude, maman profitait du moment pour
bercer son bébé une dernière fois avant la nuit. BATAILLE DE CHIENS Chez les Lassonde, on avait un chien bull dog
comme gardien et fidèle compagnon; ce fameux chien représentant bien sa race,
ne tolérait la présence d'aucun chien étranger sur son territoire. Il n'était
pas tellement gros, mais ne se préoccupait jamais de la taille de
l'adversaire en présence. Ce soir-là, le couple Baril,
avec leur bébé, avait décidé de venir voir les Lassonde. Les deux femmes
pourraient enfin parler chacune de leur bébé et de leur nouveau rôle de jeunes
mamans! Les Lassonde n'ayant pas été prévenus de cette visite, maman berçait
doucement son bébé comme les autres soirs, quand tout à coup on frappa à la
porte. Mon père se leva et alla ouvrir; mais aussitôt la porte entrebaillée,
le gros chien des Baril entra dans la maison avec la rapidité de l'éclair et
fit face au bull dog des Lassonde. Pas besoin de dire que dès lors, une
guerre sans merci s'engagea. Toutes les personnes en place
demeurèrent figées et impuissantes. M. Baril tenait le bébé qui criait à
fendre l'air et celui de maman en faisait autant. Les trois femmes (ma grand-mère
1Amortir: baisser la flamme. (P.63) était là) étaient mortes de
peur. La maison n'était pas grande, la cuisine avait peine à contenir tout ce
monde. Les chiens accrochaient tous les meubles. Mon grand-père essayait
tant bien que mal d'éviter les heurts des chiens contre le poêle, ce qui
aurait pu, dans de telles circonstances, mettre le feu à la maison. Ma
grand-mère Lassonde avait vite fait d'attraper la lampe à l'huile qui dansait
sur une table constamment agitée par les coups des chiens. Les deux maîtres
réagirent enfin en sautant au cou de leur chien respectif et en les étouffant
pour les faire céder, alors qu'ils se livraient une guerre à finir. Le chien
des Baril fut attaché à l'extérieur et celui des Lassonde à l'intérieur pour
le reste de la veillée. C'est ainsi que se déroula,
après un an et demi d'attente, la première rencontre tant souhaitée de nos
deux mamans de l'époque. Événement dont elles n'ont pas eu de peine à se
souvenir. UNE BONNE ÉDUCATION Comme j'en ai parlé dans les lignes précédentes,
les Lassonde déménagèrent sur une autre ferme plus grande lorsque Gérard
atteignit l'âge de deux ans. Il commença à fréquenter l'école du rang vers
l'âge de sept ans, puis poursuivit ses études durant trois années à l'école
du village. Papa tenait à procurer à ses enfants une bonne éducation et une
bonne instruction. Lui n'avait pas eu tellement de chance à l'école; ses
parents déménageaient souvent, l'obligeant constamment à changer d'école,
tantôt aux États-Unis en anglais, tantôt au Québec en français. À chaque
fois, c'était toujours à recommencer avec de nouveaux professeurs, de
nouveaux compagnons de classe et l'obligation de se faire de nouveaux amis.
Souvent même, ses parents déménageaient au milieu de l'année scolaire. Ça ne
facilitait pas les choses. |
(p.64) Mon père souhaitait donc que ses enfants
soient assidus à l'école. Chez-nous, on ne manquait pas une journée d'école,
sauf pour une mortalité. Puis, quand on atteignait onze ans, soit l'année de
notre communion solennelle ou profession de Foi, papa nous envoyait à
l'école du village qui était dirigée par des religieuses renommées pour
donner une bonne formation et une bonne instruction. - BRILLANT ÉLÈVE Gérard, qui était un
brillant élève, eut la chance de recevoir, durant sa dernière année de
classe, des cours spéciaux de français, d'anglais, de mathématiques, de
sténographie puis de tenue de livres, grâce à la générosité et au dévouement
de sa maîtresse de 7e année, soeur Saint-Bruno, puis du vicaire de ce temps, l'abbé Gagnon.
L'inspecteur d'école prêta également son concours en lui faisant passer les
examens du Département de l'instruction publique1. Le résultat
obtenu? Très grande distinction! L'instruction reçue au cours de cette année
scolaire équivalait à une première année du cours commercial dispensé au
Collège de Victoriaville. À la sortie de l'école au mois de juin, le plus gros marchand de
Princeville de l'époque, M. Philippe Lachance, lui proposa de
l'embaucher pour faire sa comptabilité et tenue de livres. Gérard refusa,
préférant travailler sur la ferme avec papa. À ce moment-là, il avait
seize ans et moi j'en avais six. Il terminait ses études et moi, je devais
les commencer à l'automne. Je le voyais comme un grand frère, mais surtout
comme un homme. Pas grand mais bien musclé, il représentait pour moi la
force d'un protecteur. D'un genre plutôt renfermé, il avait tout de même
deux groupes d'amis: des intellectuels avec qui il pouvait parler de
sciences, d'histoire, d'économie, de politique, et aussi d'anciens compagnons
de classe qui eux, préféraient se réunir pour jouer aux cartes ou 1Département
de l'instruction publique: aujourd'hui Ministère de l'éducation. (P.65) encore
au "bluff"' avec comme monnaie, des allumettes et des
"peanuts"2 en
écailles, durant le temps des Fêtes. TRANQUILLITÉ
ET CHASSE Il aimait la tranquillité.
Pendant ses moments libres, il était souvent plongé dans une lecture
quelconque, telle que journaux, livres, revues anglaises et françaises. La
pipe lui servait d'instrument de réflexion. Les soirs de semaine et le
dimanche, il grillait quelques cigarettes; on le taxait d'allure de vieux
garçon. Il avait perdu beaucoup de cheveux à l'âge de seize ans et il ne
semblait pas s'intéresser aux filles plus qu'il ne fallait. Comme sport, on le retrouvait à la chasse tous les
dimanches après-midi durant l'automne avec le fusil de calibre 12 de mon
grand-père Onésime Lassonde. Comme passe-temps, il avait entrepris de faire
l'élevage et la capture de rats musqués pour la vente de la fourrure. LOISIRS SOLITAIRES Du côté travail, il aimait
le travail bien fait. L'ordre était une de ses grandes qualités. Adroit et
très ingénieux, il savait dessiner à main levée et aussi faire des plans. Je
me souviens qu'il avait fabriqué, de façon artisanale, un indicateur qui
nous donnait lecture en gallons (litres), des réserves d'eau pour abreuver
les animaux durant l'hiver. Cet instrument était très pratique pour nous
dire quand on devait ouvrir la roue à vent. Il avait également construit,
avec l'aide de Clément et d'Hermann, un système parfait pour refroidir notre lait dans le
puits et l'en retirer chaque matin. Ce système était tellement bien
fait, qu'après seize ans d'usage journalier, il fonctionnait encore très
bien. 1Bluff: jeu de cartes populaire. Z peanuts: arachides. |
(P.66) Papa se fiait sur lui pour l'entretien de
la machinerie et les réparations générales, ce qu'il faisait d'ailleurs
admirablement bien. À deux reprises, il avait suivi des cours post-scolaires
en agriculture. II s'intéressait à l'étude de la vie des animaux, à
l'entretien du verger et à la taille des pommiers. C'était entre les années
1928 et 1933, en plein temps de la crise économique. DÉPART APRÈS LA CRISE Après avoir réfléchi durant
six mois, il décida de passer à l'action en quittant la maison au mois de mai
1933, à la recherche d'un travail qui lui permettrait de réaliser ses
ambitions, la crise économique terminée. Ce départ affectait toute la
famille. Nous l'aimions bien, même avec son allure de vieux garçon et ses
habitudes bien à lui. Parti par le train du matin,
le 1er mai 1933, il se dirigea vers Richmond où il trouva de l'emploi
immédiatement, chez un fermier qui avançait en âge et qui voulait vendre sa
ferme et se retirer. Au cours de sa vie, Gérard a
fait plusieurs métiers, entre autres: livreur de lait, livreur de glace,
vérificateur au chargement du papier à la Windsor Paper Mill, commis aux
matériaux de construction chez L.O. Noël Inc. à Sherbrooke, employé à l'étude
de temps et mouvements chez Canadian Ingersoll Rand puis enfin chargé d'un
département d'étude de temps et mouvements chez American Biltrite.
Entre-temps, il fut propriétaire d'une station-service Shell ainsi que d'un
dépanneur qu'il n'a pas gardé longtemps. Il réussit, à travers tout cela, à
se construire trois maisons qu'il habitait d'abord et revendait par la suite. En 1938, il unissait sa destinée à celle de Lydia
Paradis à Rock Forest, épouse dévouée, travaillante, propre, fière et
particulièrement plaisante. Ils n'eurent pas d'enfant mais ils adoptèrent une
fille, Pierrette, alors qu'elle était bébé. Elle est mariée maintenant et
demeure aux États-Unis. Toute sa vie, il n'a pas été
plus sorteux1 que lorsqu'il était à la maison paternelle. Sa femme
nous a toujours dit qu'elle était sûre de l'endroit où il se trouvait: à son
travail ou à la maison, plongé dans la lecture, les chiffres ou bien en train
de faire des plans. II vient nous voir régulièrement deux fois par année, une
visite d'une heure au printemps et une visite d'une heure à l'automne. On ne
trouve pas cela beaucoup mais nous n'avons vraiment pas de reproches à lui
adresser, parce qu'il arrive que nous passions des années sans lui rendre
visite. Ce n'est pas que je ne l'aime pas mais c'est plutôt par négligence
impardonnable. J'ai vraiment honte quand j'y pense. À la suite du décès de sa
femme, Lydia Paradis, le 13 août 1990, Gérard vit maintenant dans un foyer
pour personnes âgées, à Sherbrooke. |
(P.68) MON
FRÈRE - CLÉMENT – SENSIBLE AUX JOIES ET PEINES DE CHACUN Le deuxième de la famille,
Clément Lassonde, est né le 23 novembre 1914. Année historique puisque
c'était l'année où le Canada déclara la guerre à l'Allemagne. On disait que
c'était la Grande guerre, qui en fait, est devenue mondiale. Durant ces années
tumultueuses, papa et maman chérissaient ce beau bébé blond. Cependant, leur
joie et leur bonheur étaient quelque peu assombris à l'idée que cette guerre
s'éternise et que leurs deux fils puissent être appelés sous les armes un
jour. Mais tel ne fut pas le cas. La paix était signée depuis deux ans quand
Clément fit son entrée à l'école du rang. Quand je l'ai vraiment
connu, il avait environ neuf ou dix ans. De retour de l'école, il donnait un
coup de main à l'étable pour le train du soir. Après, c'était le souper en famille,
les leçons et devoirs, puis le jeu de cartes avec Gérard, Mémère (grand-maman
Lassonde) et Ovide
Lecours, qui faisait partie de la famille. Le samedi, il avait
certaines tâches à accomplir dans l'avant-midi pour aider papa et maman.
L'après-midi était réservé au jeu ou à d'autres projets. MORDU PAR UNE MARMOTTE Durant l'été, il s'occupait
avec Hermann Lassonde d'étendre des pièges pour capturer des marmottes
(siffleux). Le suspense était d'arriver un jour à en trouver une encore
vivante afin de la voir de plus près. Il faisait assez régulièrement la
tournée de ses pièges, puis un jour, la belle surprise! Il y en avait une
vivante prise par une patte. Alors vite, on fit le projet de l'amener à la
maison et de lui fabriquer une cage. Moi, je n'étais pas grand, mais je le
suivais partout! Après réflexion, Clément et Hermann se dirent: « Si on la
traîne par la chaîne du piège, elle peut nous mordre; passons plutôt un bâton
dans la chaîne et amenons-la par le bâton, elle sera plus éloignée de nous. »
Ce qui fut fait. Au départ, tout se passa selon l'ordre prévu, mais la
marmotte se balança au bout de la chaîne et, à un moment donné, elle
rejoignit Clément et lui prit une mordée dans une cuisse. Après avoir
constaté ce qui venait d'arriver, on évalua qu'il pouvait être dangereux de
poursuivre; puis, à la pensée qu'on aurait à la manipuler plusieurs fois
encore avant qu'elle ne soit encagée, ce fut assez pour leur faire abandonner
le projet. D'un commun accord, on décida de l'abattre sur-le-champ. Il n'y
avait plus de risques à prendre. Clément s'en tira donc avec une bonne leçon
mais plus tard, il dut en prendre une meilleure encore. ENCORNÉ PAR LE BOEUF En effet, Clément pratiquait
également un autre sport, celui d'agacer le boeuf dans le champ avec un
mouchoir rouge; en quelque sorte, jouer au toréador. C'était fascinant mais
papa, s'étant rendu compte de ce jeu, lui adressa une sévère remontrance et
lui fit défense de recommencer parce que c'était très dangereux. Clément
décida donc d'écouter et ne plus le faire. Dans les jours suivants,
Clément s'en alla aux champs et passa dans les environs du taureau, sans
l'agacer cette fois. Mais le taureau avait la mémoire longue et en avait
assez depuis longtemps... Sans que Clément n'ait eu le temps de faire quoi
que ce soit, le boeuf l'encorna et le roula par terre sans merci, comme une
feuille morte, jusqu'à la clôture qui était à environ 25 pieds (8 m).
Heureusement que Clément roula en dessous. II parvint à se glisser de l'autre
côté de la clôture pour échapper ainsi aux coups répétés que le boeuf lui
servait. |
(P.70) Quelqu'un de la famille, s'étant rendu
compte de la tragédie, appela vivement au secours et tous se rendirent
immédiatement sur les lieux, pour trouver Clément ensanglanté et amoché. Le
sang, mélangé à la terre qu'il avait dans la bouche et sur la figure,
laissait croire au pire. Le taureau était demeuré près de la clôture,
grattant le sol de ses pattes, beuglant et bavant. II aurait pu, d'un moment
à l'autre, briser la clôture d'un seul coup de tête et atteindre de nouveau
sa proie. On enferma donc le boeuf
dans l'étable pendant que d'autres relevaient Clément, presque inanimé. Ils
lui firent un sérieux examen pour enfin constater qu'il avait seulement passé
proche1, comme on dit! Après quelques jours, Clément se remit
doucement. Papa vendit le taureau, croyant qu'il n'y avait plus de chances à
prendre avec cet animal! GLISSADES Pour les jeux d'hiver, la
glissade était à l'honneur. Il y avait en fait deux endroits où on pouvait
glisser. D'abord en face de la maison, dans les champs du voisin. À cet
endroit, la pente n'était pas très accentuée; il fallait attendre qu'il y ait
de la croûte' pour que ça glisse facilement, tandis que chez-nous, à la
foncière3, il y avait des pentes raides, même très raides mais pas
longues. Ça nous permettait de glisser en tout temps. On pouvait aller faire
une, deux ou trois glissades, selon le temps dont on disposait. Cependant, quand on
disposait de plus de temps, un autre sport s'offrait à nous, dans un autre
domaine. Il s'agissait d'atteler un jeune taureau pour essayer de le dresser,
afin qu'il puisse, comme un cheval, nous promener en sleigh4.
Clément aimait beaucoup ce sport bien amusant et vraiment sans danger, parce
que c'était toujours un jeune taureau. ' Passer proche: passer près de mourir. 'Croûte: neige verglacée. 'Foncière: sorte de coulée. 'Sleigh: traîneau (P.71) RECRUTÉS
PAR LES PÈRES MONTFORTAINS À l'âge de onze ans, il commença à fréquenter
l'école du village. L'adaptation ne fut pas facile: nouveaux copains,
matières enseignées plus nombreuses et on poussait plus fort qu'à l'école du
neuf. Mais rendu aux Fêtes, il avait tout de même tenu le coup et était
parvenu à se rattrapper. Au printemps, deux Pères
Montfortains, qui faisaient du recrutement dans la région, se présentèrent à
l'école. Après avoir proposé aux élèves la vie communautaire, selon les
exemples et vertus du Bienheureux de Montfort, ils firent passer des examens
à ceux qui le voulaient bien et qui avaient l'âge requis pour entreprendre
des études classiques'. Ils offrirent à ceux qui avaient réussi l'examen,
d'aller rencontrer leurs parents. Gérard et Clément subirent
donc l'examen et en sortirent avec d'excellents résultats. Clément était
attiré par cette offre. Après la classe, Clément et Gérard revinrent à la
maison avec les deux pères pour discuter avec papa et maman. Il s'agissait
d'entreprendre de longues études qui les conduiraient à la prêtrise. Par la
suite, ils seraient probablement appelés en mission lointaine, ce qui
effrayait beaucoup maman. La séparation de leurs deux fils serait dure à
avaler. HÉSITATION Papa et maman étaient hésitants.
Pour sa part, papa était convaincu que ses deux gars devaient entreprendre
des études supérieures à l'extérieur de Princeville, dans un collège
quelconque mais lequel? Il dit à maman: « Je pense que ce serait une bonne
place s'ils veulent aller là. » Maman leur posa donc immédiatement la
question. Clément répondit: « Oui, j'aimerais ça », tandis que Gérard dit: «
Non, je ne veux pas 1 Études
classiques: cours classique d'une durée de six ans où on mettait l'accent sur l'étude du grec et du latin. |
(P.72) aller là pour faire un père, je veux
rester ici et travailler sur la terre. » Papa et maman demandèrent alors aux
Pères Montfortains plus de temps pour réfléchir, jusqu'à l'été. Tel que
prévu dans les semaines qui suivirent, l'idée de Gérard et de Clément
s'ancrait profondément en eux et au mois de septembre, Gérard continua de
fréquenter l'école du village et Clément se diriga vers le Juniorat de
Papineauville pour entreprendre son cours classique. Je me souviens que toute la
famille a bien pleuré ce départ. Bien sûr, on communiquait par lettre.
Clément nous écrivait le dimanche et nous recevions sa lettre le mardi matin.
C'était toute une joie quand, à l'approche de la maison, nous voyions le postillon, Antoine Hébert,
tirer de ses cases une lettre, pour la déposer dans notre boîte à malle. Nous
étions sûrs et certains que c'était Clément. Le soir même ou le lendemain,
maman répondait pour lui transmettre l'image la plus fidèle de notre vie
quotidienne. Chacun des membres de la famille ajoutait son petit mot. Tous
avaient grande hâte de le revoir aux vacances de Noël et aux vacances de
l'été, les joies des arrivées étaient autant ressenties par chacun que les
peines, lors des départs après les vacances. Ça pouvait durer deux ou trois
jours. Clément arrivait toujours
pour les vacances, sur le train de 10h15 1e soir, après avoir fait un arrêt
et transféré de train à Montréal et Richmond. Généralement, c'était Gérard
qui allait le chercher et il m'amenait avec lui. Nous attendions sur le quai
de la gare ou à l'intérieur, selon la température qu'il faisait, quand tout à
coup nous entendions siffler le train au passage à niveau, chez De Billy. Cela voulait dire
que ça ne serait plus long. Déjà on sentait vibrer la chaussée sous nos pieds
et l'agent de gare, monsieur
Beaudet, nous avertissait de ne pas nous tenir trop près de la voie
ferrée. À ce moment-là, Gérard devait se rendre immédiatement à notre voiture
pour bien retenir notre cheval, qu'on appelait Soldat, parce qu'il avait
énormément peur des trains. J'avais l'honneur de faire
la première salutation à Clément et dans deux pas, nous étions montés à bord,
tandis que par la bride, Gérard tournait le cheval de direction. Le train se
remettait alors en marche, à destination de Lyster. "SOLDAT" AFFOLÉ Ce qui affolait complètement
notre "Soldat", petit cheval blond plein de coeur, c'était le cri
du conducteur et son fanal, mais aussi 1e déplacement fer sur fer du
mastodonte noir, la fumée qui s'élevait dans les airs, le sifflement lors de
la traverse à niveau et l'expulsion de la vapeur qui sortait brutalement
vers lui. L'expulsion de cette vapeur était un indice que le chauffeur avait
monté son feu trop haut pour l'énergie consommée. Afin que la bouilloire
n'éclate pas, l'ingénieur devait laisser échapper une certaine quantité de
vapeur. Ceci dit, dix minutes plus
tard, à la vitesse folle du cheval, nous étions rendus à la maison. Maman
avait pris soin de dresser une belle table pour le goûter, avec quelques
gâteries, biscuits et liqueurs douces'. Ce n'est que lorsque nos yeux se
fermaient de fatigue que nous cédions tous au sommeil, en anticipant la joie
des jours à venir. RARES PERMISSIONS Clément fit donc six années
de cours classique à Papineauville. Ce fut la prise d'habit en juin 1933,
deux mois de vacances et l'entrée au Noviciat de Nicolet pour un an, sans
avoir le droit de venir à la maison, excepté la dernière journée. La
permission lui avait été accordée de venir dîner à la maison, à condition de
retourner dans l'après-midi. Par la suite, ce fut l'entrée au Scolasticat
d'Eastview, près d'Ottawa, pour six autres années consacrées à l'étude de la
philosophie et de la théologie. Encore là, il ne devait pas sortir, sauf s'il
y avait de la mortalité dans la famille. 'Liqueurs douces: eaux gazeuses
sucrées. |
(P.74) En février 1940, il fut ordonné prêtre et
dit sa première messe. Papa et maman y assistèrent avec d'autres parents
tandis que moi, je dus garder la maison et les animaux. Ce n'est qu'au mois
de juillet suivant que je revis Clément, après six années de séparation,
quand il vint chanter sa première messe à Princeville, dans sa paroisse. Ce
fut une grande fête, comme une noce, à laquelle toute la parenté et les amis
participèrent. VICAIRE ET AUMÔNIER À JONQUIÈRE La fête terminée, Clément
passa quelques jours à la maison. Puis ce fut la première obédience qui le
conduisit au Juniorat de Papineauville comme professeur d'Éléments latins'.
Il occupa plusieurs autres postes par la suite, tels que vicaire à la
paroisse Saint-Henri à Montréal, vicaire à Dorval, maître des novices chez
les Frères Coadjuteurs2 à Melbourne, vicaire suppléant à Richmond,
vicaire à Asbestos, aumônier d'hôpital à Baie St-Paul, vicaire dans une
nouvelle paroisse que la communauté avait eu la mission de fonder à
Jonquière, au Lac-Saint-Jean. Après dix-neuf années comme vicaire à la
paroisse, il fut nommé aumônier de l'hôpital de Jonquière, poste qu'il occupe
encore aujourd'hui, à 76 ans. Il est en pleine forme et nous sommes bien
heureux de le voir arriver, au volant de son auto, qu'il conduit encore
lui-même. Il avait huit ans de plus
que moi et il était mon protecteur préféré. Quand j'étais malade ou blessé
ou que j'avais de la peine, il avait comme un don pour me consoler. 'Éléments latins: première année du cours classique
après les sept années du cours primaire. Études des notions de base de la
langue latine. 2 Coadjuteur: chargé des travaux manuels pour entretenir la communauté. (P.75) MON FRÈRE – HERMANN LASSONDE - UN PRÉDICATEUR-NÉ C'est le 23 mai 1916 que
naquit le troisième enfant de la famille Lassonde, un châtain au teint clair
et aux cheveux bouclant facilement. Dans ce temps-là, c'était la
tradition, lorsqu'un enfant naissait, de le faire baptiser le jour même et la
coutume voulait également que l'on choisisse, pour les deux premiers enfants,
comme parrain et marraine, les deux grands-parents. Pour le troisième enfant, la
règle devenait un peu moins rigide. On pouvait choisir parmi les frères ou
les soeurs du père et de la mère, dépendant si le nouveau-né était une fille
ou un garçon. Mais comme mon père n'avait pas de frère et que ma mère était
une des dernières de sa famille, tous ses frères et soeurs avaient été
choisis plusieurs fois pour être dans les honneurs', comme on disait. On
voulut donc faire changement pour Hermann en choisissant comme parrain et
marraine, Aurèle
Provencher et Rose-Hélène Filion, une des nièces de maman qui demeurait en face de
chez-nous, durant ces années-là. On porta donc l'enfant au
baptême avec l'intention de le faire appeler Hermann. J'imagine que c'est
maman et papa qui avaient choisi le nom, d'un commun accord, car c'était le
prénom de l'évêque du diocèse de Nicolet, Mgr Hermann Bruneau. Aussi, on
donnait toujours le prénom de Joseph à un garçon; ça faisait Joseph Hermann;
c'était beau. Pour honorer le parrain et la marraine, on ajouta le nom
d'Aurèle; ça faisait donc Joseph Aurèle Hermann; entre nous, trois noms suffisaient
amplement. ' Être dans les honneurs: jouer un rôle de premier plan
lors d'une cérémonie. |
(P.76) Comme la mère qui avait accouché ne se
levait que la neuvième journée, elle n'était jamais présente au baptême. Le
prêtre officiant le baptême s'informa d'abord des noms qu'on souhaitait lui
donner et devant les trois noms proposés, il fit la réflexion suivante: «
Oui, c'est bien, mais ce serait également beau de lui donner le nom d'un
ancien curé de Princeville qui, par la suite, est devenu évêque, Mgr Elphège
Gravel! » Sans plus d'hésitation, on ajouta alors aux trois autres noms,
celui d'Elphège. L'enfant revint à la maison, baptisé des noms de Joseph
Aurèle Elphège Hermann Lassonde! Avec tous ces noms de Saints et d'évêques,
il ne pouvait vraiment pas faire autrement que de devenir prêtre! Et c'est
bien ce qu'il fit... Cette pléthore de noms nous apparaissait comme un
tableau bien chargé. Cependant dans son cas, on peut penser que ces noms
eurent une certaine influence sur l'orientation de sa vie. Le nom que l'on
donne à un enfant mérite d'être choisi avec réflexion et discernement. ATTIRÉ PAR LES ORATEURS De stature moyenne et de
constitution quelque peu fragile, on s'aperçut, dès son jeune âge, qu'il
était bourré de talent. Son caractère reflétait l'autorité et la sévérité de
maman, mais sa bonhomie lui valait plusieurs amis. Dès son entrée à l'école du
rang, on remarqua sa vaillance. Son intérêt et sa discipline lui ont toujours
mérité d'excellentes notes. Pour lui, très respectueux de ses devoirs, le
travail bien accompli passait toujours avant le jeu. II était attiré par les
hommes qui s'adressaient à une foule, tels les hommes politiques,
prédicateurs et orateurs. C'est ainsi, qu'à l'âge de onze ans, mon père et ma
mère le perdirent dans une foule immense, lors de la bénédiction de la croix
sur le mont Saint-Michel à Arthabaska, à une vingtaine de milles (environ 36
km) de Princeville. On le retrouva assis sur l'estrade d'honneur avec les
dignitaires, en train d'écouter attentivement chacun des orateurs présents!
Ce fut une première leçon qu'il essaya de mettre en pratique. Il prenait souvent
plaisir à jouer à l'orateur et à s'adresser à une foule imaginaire. Une des tantes de mon père,
qui s'était dévouée toute sa vie pour les prêtres, avait taillé et cousu
elle-même de petits habits de prêtre, qu'elle avait donnés à mon père pour
ses enfants, dans l'espoir de les attirer vers la prêtrise. Il n'en fallait pas plus à
Hermann! Son jeu préféré consistait à représenter un prêtre disant la messe.
Tout costumé, il faisait son entrée avec génuflexions et saluts d'usage. Au
cours de sa représentation, il mettait, avec dignité, l'emphase sur le chant
de la préface, tandis que nous devions faire les réponses requises par les
fidèles. Cela ressemblait à la vraie messe et ça amusait bien tout le monde. Il aimait également
participer à d'autres jeux plus conventionnels avec des copains de son âge
comme, par exemple, le jeu de cartes. Je me souviens des samedis où l'on
jouait à la cachette sur le fenil de la grange et sur les carrés de foin avec
des petits voisins. II aimait également le jeu de Colin Maillard ou encore,
durant l'hiver, la glissade. Avec Clément, dans le but
d'atteler un boeuf, on avait, avec difficulté, remis en marche une vieille
barouche' qui avait été mise au rancart. Le projet était de taille, mais les
efforts déployés en valaient la chandelle. Ce fut toute une fête quand on
réussit à se faire promener par le boeuf. Toutefois au grand désappointement
de tous, la barouche n'avait pas tenu le coup longtemps, une roue s'étant
effondrée. Il avait fallu dételer le boeuf, le retourner à l'étable et
ramener le véhicule près de la grange, en poussant à force de bras. Le
découragement prit le dessus sur l'enthousiasme pour un certain temps. 1 Barouche: voiture de ferme. |
(P.78) ÉTANG MAGIQUE Chaque saison apportait la
possibilité de jeux différents. Il y avait, près de notre étable, une surface
de terrain plus basse que l'environnement immédiat et, à la fonte des neiges,
vers la fin avril, cet endroit se recouvrait d'eau et formait un étang
presque rond. Sa profondeur pouvait atteindre trois ou quatre pieds (environ
1 m) et sa superficie environ 150 pieds ( 46 m) de
diamètre. La formation de cet étang était attendue avec impatience à chaque
printemps. On construisait rapidement une plate-forme de fortune avec de vieux
contrevents qui avaient jadis servi à arrêter le vent, tout en faisant partie
de la décoration de notre vieille maison. Ces contrevents réunis avec des
perches de clôture constituaient un genre de radeau. À l'aide d'une perche
fine, on pouvait se déplacer sur l'eau. L'éloignement de quelques pieds
(environ 1 m) à peine du rivage nous apportait déjà une grande sensation de
paix et de tranquillité. Durant deux ou trois semaines selon les années,
c'était l'amusement préféré. Ce canotage ou devrais-je dire ce flottage, nous
permettait de bercer nos rêves d'enfants sans autre ennui que celui de tomber
à l'eau au milieu de l'étang, ce qui arrivait à au moins un de nous chaque
année. Hermann passa donc son enfance dans le plaisir et la joie avec tous
les membres de la famille. À la fin de juin 1928, il
fut chargé par papa et maman de m'amener avec lui à l'école du neuf, qu'il
fréquentait assidûment, pour me familiariser et m'initier au groupe, en vue
de ma véritable entrée qui se ferait en septembre. J'ai donc fréquenté
l'école du neuf durant environ un mois avec Hermann qui était beaucoup plus
grand que moi. Mais au début de la nouvelle année scolaire, je me suis
retrouvé seul à l'école. Gérard travaillait avec papa sur la ferme, Clément
étudiait au séminaire de Papineauville et Hermann était entré à l'école du
village. ENSEMBLE AU SÉMINAIRE Évidemment, après avoir
passé d'agréables vacances ensemble, Clément et Hermann s'ennuyaient l'un de
l'autre. Clément disait à Hermann: « Viens avec moi au Juniorat, on sera
ensemble et ça sera moins ennuyant. » Alors un beau jour, il demanda à papa
et maman de faire son inscription à Papineauville, après une année d'école au
village. On voulut bien l'inscrire, mais déjà il était trop tard, les places
étaient toutes réservées. Le désappointement fut grand et dès lors, on fit
des pressions auprès du Père Supérieur. Ce n'est que vers le mois de mai
qu'il reçut son admission, à la suite de l'abandon de certains autres élèves
inscrits plus tôt. En recevant cette nouvelle, on crut le problème résolu,
mais Hermann qui passait à ce moment l'âge où tous les enfants deviennent
mêlés', ne voulait plus aller à Papineauville sous aucune considération!
Maman le recommanda donc à la Sainte-Vierge durant le mois de mai, pour
qu'elle prie l'Esprit-Saint de l'éclairer dans son choix. À la fin de mai,
Hermann revint à ses premières intentions et se déclara prêt à partir en
septembre. Cette fois-là, ce fut pour la famille une séparation cruelle, un
double départ, mais on finit par s'y habituer, sachant qu'ils étaient
ensemble. Puis durant six années,
Hermann et Clément furent contents de revenir à la maison aux vacances; ils
étaient également contents de rejoindre les autres junioristes en septembre.
Hermann grandissait à vue d'oeil et en l'espace de deux ans, il avait presque
atteint sa grandeur d'adulte, ce qui lui occasionna certains problèmes de
santé. À un moment donné, il fut
victime d'une pleurésie dont il eut de la difficulté à se remettre. Il dut se
mettre au repos durant les vacances et durant l'année scolaire. Il devait surveiller
l'excès de fatigue. Ça l'empêchait de pratiquer activement tous les sports;
il le faisait mais avec modération, sans entrer en compétition. 1 Mêlés:
confus. |
(P.80) Il avait beaucoup de talent pour le dessin
et la décoration. Il était fortement attiré par l'art, la poésie, les rimes,
les vers, la littérature et la narration, comme Clément d'ailleurs. Il ne
manquait pas sa chance d'acter dans des pièces de théâtre montées par les
pères, deux fois par année. Clément aimait le drame, tandis qu'Hermann
préférait la comédie. On rapporte que lors d'une pièce
présentée par les élèves à un auditoire de marque à laquelle assistait, en
première place, l'évêque d'Ottawa, Hermann, en pleine action, perdit ses
culottes sur la scène! PREMIÈRE MESSE II fit donc
ses études classiques au Juniorat de Papineauville et en 1935, prit la
soutane. Après une année de noviciat à Nicolet, il entra au Scolasticat
d'Eastview, près d'Ottawa et rejoignit Clément, déjà installé là depuis deux
ans. C'est enfin en 1942 qu'il fut ordonné prêtre. Comme pour Clément, je ne
pus me rendre à cet événement car je devais garder la maison et les animaux
de la ferme. Au mois de juin suivant,
toute la famille, la parenté, les amis et voisins étaient de nouveau réunis à
Princeville pour assister à sa première grande messe solennelle. Ce fut
encore la grande fête et dans les jours qui suivirent, il reçut sa première
obédience du Père provincial; il fut nommé professeur de Versification' au
Juniorat de Papineauville, là où il avait fait ses études. Bon professeur, on l'a gardé là durant onze années
consécutives. On l'a également attitré vers d'autres travaux connexes:
préparation des fêtes religieuses ou organisation de fêtes communautaires,
comme l'anniversaire de naissance ou 1 Versification: équivalent de la 1ere année de cégep. (p.81) de vie
religieuse d'un père, d'une soeur ou d'un frère Coadjuteur. Par la suite, il fut affecté
au recrutement de jeunes sujets pour en faire des pères. Quelques années plus
tard, il devint prédicateur de retraites paroissiales. Attaché à la maison
de Lauzon, cette tâche lui plaisait beaucoup. Il l'accomplissait avec aisance
au début mais après quelques années, le fait d'être presque constamment en
déplacement et de vivre dans une valise comme on dit, de s'adapter en
l'espace de trois jours aux habitudes et coutumes des curés, vicaires et
servantes des différentes paroisses, devenait fatigant. On dit qu'il était
excellent prédicateur et qu'il ne mettait pas grand temps à conquérir son
auditoire. À la fin, il dut abandonner avant que sa santé ne flanche. LONGTEMPS À DRUMMONDYILLE On le retrouva donc dans des
stages de courte durée: en remplacement d'autres pères, comme vicaire en
Ontario dans la paroisse des cinq jumelles Dionne et de là, au Centre Marial
à Montréal, puis vicaire à Richmond et de là, prédicateur de retraites à la
Maison Marie-Reine-des-Coeurs à Drummondville, durant plusieurs années. II
s'occupa surtout d'organiser des rencontres, de recevoir des groupes et de
façon générale, de voir à la bonne marche de la maison. UN PEU ARISTOCRATE Sa grande dévotion à la Sainte-Vierge fut l'un des
principaux éléments de sa vie. De caractère trempé et tenace, il faisait un
peu aristocrate dans ses vues et manières. Toujours joyeux, il avait un coeur
d'or, une âme généreuse et un dévouement sans bornes. Dans tout ce qu'il
entreprit, il y allait |
(P.82) à fond de train et mettait tout son coeur,
son dévouement et ses connaissances pour le bien des autres. En 1985, il mourut à l'âge
de 69 ans d'une crise cardiaque, en descendant un escalier de la maison Marie-Reine-Des-Coeurs
à Drummondville; jusque-là, sa santé était relativement bonne et on le
retrouvait chaque jour encore à la tâche, avec un horaire bien chargé. Il n'a
jamais trouvé le tour de prendre des vacances. Environ une fois par mois, il
nous faisait le plaisir de venir dîner avec nous. Il arrivait toujours les
bras chargés de différentes choses qu'il aimait nous donner. Jamais nous ne
pourrons lui rendre autant. Comme Clément, il a toujours été là pour partager
nos joies et nos peines et prier pour nous. Nous lui réservons une grande
place dans chacun de nos coeurs. (P.83) L'ORPHELIN - OVIDE
LECOURS – ESCAPADES AUX ÉTATS-UNIS ET À PANAMA Comme j'en ai déjà fait
mention, Ovide Lecours était un orphelin qui demeura avec nous de 1922 à
1926. C'est donc dire que je ne l'ai presque pas connu puisque je suis né en
1922, l'année de son arrivée chez-nous. Mes souvenirs de lui sont
vagues, si ce n'est qu'il jouait aux cartes avec mémère Lassonde, Gérard et
Clément et qu'il mettait l'accord entre les enfants quand le train était
pris'. Je me souviens également qu'il s'était fait un violon en cèdre. Avec
son couteau de poche, il avait fabriqué un archet monté avec du crin pris à
même notre jument. Avec cet instrument, il parvenait à jouer certains airs et
refrains populaires. Pour une bonne partie des
lignes qui suivent, je tiens à vous dire que cela m'a été raconté par
d'autres. Il se peut que ce soit la vérité mais que ça puisse manquer
d'exactitude et de détails. Papa m'en a raconté, ainsi que nos voisins et les
cousins et cousines d' Ovide. Alors ça fait beaucoup
de monde, mais voici à peu près son histoire. ORPHELIN A ONZE ANS Cet enfant aurait perdu son
père et sa mère presqu'en même temps, emportés par la fameuse grippe espagnole en oct. 1918, maladie terrible qui
abattait les gens comme des mouches. On avait peine à fournir pour leur
chanter un service' et les mettre en terre. Le monsieur qui fabriquait les
cercueils, un à un à 'Train était pris : se chamailler. 2 Chanter un service: service
religieux à l'église. |
(P.84) cette
époque, était complètement débordé. Certains ont dû
fabriquer une boîte eux-mêmes pour enterrer leurs morts. Ses parents étant
décédés, les membres de sa famille, ses oncles et ses tantes recueillirent
temporairement leurs enfants. L'oncle d'Ovide qui l'avait recueilli, avait
déjà une famille assez nombreuse et ce n'était que temporaire. II devait lui
trouver une place, soit à l'orphelinat, soit dans une autre famille où il
serait bien traité. Ovide avait alors onze ans.
Il avait fait sa communion solennelle. On lui trouva finalement une place à
Danville, chez un monsieur Grandmond qui avait accepté de le garder pour sa
pension', à condition qu'il aide sa femme à soigner les animaux de la ferme,
tandis que lui irait passer l'hiver dans les chantiers de bois, pour n'en
revenir qu'au printemps. Après un certain temps, son
oncle alla le voir. Il le retrouva à la tâche d'alimenter, de nettoyer 35
bêtes à cornes et en plus, de charroyer' l'eau au seau pour abreuver ces
bêtes. Son oncle conclut que la tâche était trop grande et que ça n'avait pas
de bon sens pour un enfant de cet âge-là. II lui dit qu'il allait essayer de
lui trouver une meilleure place que celle-là. TRAITÉ COMME LES MIENS Revenu à Princeville, il
rencontra par hasard mon père à qui il raconta tout. Papa ayant perdu son
père, se trouvait à court de main-d'oeuvre sur la ferme. Il proposa donc à
l'oncle d'Ovide de le prendre comme enfant de la famille. « Il sera traité de
la même manière que les miens. S'il veut aller à l'école, il fera le train
soir et matin avec les miens et s'il ne veut plus aller à l'école, il
travaillera avec moi sur la ferme et aidera ma femme dans la maison, à
l'occasion », dit-il. 'Pension: nourriture et
logement en échange d'un travail non-rémunéré. Z Charroyer: transporter. (P.85) Le projet fut accepté. Ovide grandissait.
Une année s'était déjà passée sans qu'il ne fréquente l'école. La désorientation
causée par la perte de ses parents et le démembrement de sa famille lui
avaient enlevé le goût des études. II préféra ne pas les reprendre. Il
travaillait donc avec papa et il était vraiment considéré comme un membre de
la famille. Je suis sûr que papa et maman n'ont, en aucun moment, abusé de
cet enfant, reconnaissant bien les services qu'il nous rendait. ATlIRÉ PAR LES ÉTATS-UNIS Il était resté jeune de
caractère. Les soirs et samedis, il jouait avec Gérard et Clément. Il
communiquait par lettre avec ses frères et soeurs qui étaient dispersés un
peu partout. Un d'entre eux se trouvait aux États-Unis et travaillait dans un
moulin de coton. Il disait faire beaucoup d'argent. Alors Ovide, à l'âge de
seize ans, fut tenté d'aller le rejoindre. Papa trouvait qu'il était bien
jeune pour commencer à gagner sa vie, seul aux États-Unis et qu'il serait
mieux d'attendre encore quelques années avant de partir. À cette époque-là, on ne
devenait majeur qu'à 21 ans. Papa lui proposa donc de rester avec nous
jusqu'à l'âge de 21 ans. À chaque année, il déposerait 200 $ à la banque pour
lui, de sorte qu'il aurait 1000 $ plus les intérêts accumulés quand ça serait
le temps de partir. Il serait en meilleure position financière et mieux
préparé à affronter la vie. Ovide pensait toutefois que le temps serait trop
long. Il n'avait qu'une idée en tête: aller rejoindre son frère aux
États-Unis, gagner de l'argent et apprendre à parler l'anglais. Mon père lui
dit: « Va essayer et si ça ne marche pas, tu reviendras. » Il partit donc. Pour franchir les frontières
américaines, il utilisa le nom de son frère déjà résident des États-Unis. Il
le rejoignit et obtint du travail au même moulin. Ça ne dura pas longtemps.
Les autorités américaines le repérèrent et il dut |
(P.86) faire face à la justice. Trois
"choix" lui furent offerts: la prison, le retour au Québec après
avoir payé une amende ou bien l'Armée américaine pendant cinq ans. Les deux
pieds dans le bain, comme on dit, il réfléchit et opta pour l'Armée. Dans son
idée, il serait habillé et nourri, pourrait apprendre un métier et verrait du
pays. MISÉRABLE À PANAMA Il fut donc envoyé à Panama
où régnait un état de guerre au sujet du creusage du canal. Malheureusement,
il connut là une misère jamais égalée auparavant: la discipline de l'Armée,
en plus du travail au creusage du canal. Il devait, comme soldat, assurer la
garde jour et nuit, c'est-à-dire coucher à la belle
étoile dans les tranchées remplies d'eau et de vase. II attrapa toutes les
maladies du pays et après deux ans, n'en pouvant plus, il demanda sa
discharge qu'il obtint de l'Armée pour une bonne somme d'argent. Il fit donc
appel à son oncle à Princeville, également son tuteur, pour qu'il lui envoie
sa part de l'héritage laissé par son père et sa mère, qu'il ne devait toucher
que lorsqu'il serait majeur. Son oncle paya de sa poche pour le sortir de
cette impasse. RETOUR AU QUÉBEC Il revint au Québec pour
travailler dans un moulin de coton, la Wabasso, de Trois-Rivières. Durant
tout ce temps, il avait toujours correspondu avec papa et maman. Un jour, il
épousa une charmante femme qui lui donna dix ou onze enfants, garçons et
filles, qui lui firent honneur et qui furent bien près de lui durant sa vie,
jusqu'à ses derniers moments. Sur ses vieux jours, il
réussit à se faire construire une belle maison et à l'habiter durant sept ou
huit ans. Avant la construction de cette maison, il avait été question qu'il
achète plutôt la terre de papa pour y venir finir ses jours. Sa femme, qui
n'était pas une fille de cultivateur, ne voyait pas ce projet d'un bon oeil,
sans toutefois s'y opposer carrément. Elle craignait beaucoup l'aventure
proposée. Il en parla à quelques reprises avec papa mais finalement, il se
fit construire une maison dans le quartier Normandville à Trois-Rivières. Plusieurs années après mon
mariage, nous avons eu l'occasion de passer par là régulièrement, vu que mon
épouse était native de Sainte-Anne-de-la-Pérade. Entre les correspondances
de train ou d'autobus, ma femme et moi, nous nous rendions faire un tour chez
Ovide. Avec sa femme et ses enfants, ils étaient toujours très heureux de
nous revoir. Il est maintenant décédé
depuis environ une quinzaine d'années. Depuis ce temps, les charges
familiales nous ont assaillis et nous avons discontinué les relations avec sa
famille. Nous avons donc perdu la trace de Mme Lecours
et de ses enfants que nous estimions bien. C'est dommage et nous espérons
toujours les revoir un jour. |
(P.89) CHAPITRE III SOUVENIRS HEUREUX La brièveté dans l'expression n'étant pas chose facile
pour moi, il m'a fallu faire bien des détours dans les chapitres précédents
pour vous décrire ceux qui m'ont entouré depuis mon jeune âge. Dans les pages
qui suivront, j'essaierai de m'améliorer en imaginant davantage ma vie, pour
mieux la situer dans un contexte donné. Ça deviendra peut-être plus amusant
de me lire. Trop souvent, on oublie le bonheur qu'on a eu et on
ferme facilement les yeux sur celui qui nous échoue présentement. C'est ce
qui fait que la vie semble toujours nous apporter plus de malheur que de
bonheur. Je voudrais donc travailler à rétablir l'équilibre, en axant mes
récits sur mes activités, mon environnement social, mon audace, mes chances,
mes joies et le plaisir que j'ai eu à vivre avec les miens. J'ai l'intention de traiter brièvement les événements
tristes et fâcheux qui se sont présentés au cours de ma vie. Je n'arriverai
certainement pas d’oublier les grands malheurs qui nous ont frappés, ma femme
et moi; mais il faut bien se dire que ce sont des choses du passé auxquelles
nous ne pouvons rien faire. Ça ne nous avancerait à rien de se gargariser de
ces sujets, même si nous en sommes demeurés profondément marqués. Le bonheur
se trouve dans une foule de petites choses heureuses qui nous arrivent
journalièrement. |
(P.90) VISITE MERVEILLEUSE À
MONTRÉAL Parmi les souvenirs les plus
heureux de mon enfance, en voici un éclatant. J'avais un oncle et une tante
qui demeuraient à Montréal, Gaudias Guérard marié à Délima Filion, la soeur
de maman. Couple extraordinaire, mais sans enfant. Deux personnes bien
colorées dans leurs pensées et leurs manières d'agir, dont une largesse de
coeur quelque peu démesurée. On ne pouvait pas détester mon oncle Gaudias et
ma tante Délima. Ils se chicanaient souvent pour s'apprécier et mieux s'aimer
ensuite. Comme ils n'avaient pas
d'enfant, ils aimaient bien gâter ceux des autres. Quand ma tante venait à
Princeville, elle nous arrivait toujours chargée de cadeaux. Elle venait nous
voir trois ou quatre fois par année parce qu'elle bénéficiait du
laissez-passer de son mari qui travaillait pour le chemin de fer Canadien
Pacifique, laissez-passer qui pouvait être aussi employé sur le Canadien
National. Quand elle nous quittait, c'était toujours les grandes invitations
pour aller, à notre tour, les voir à Montréal. Nous n'y allions pas souvent.
On avait toujours de bonnes raisons. On ne pouvait pas laisser la maison
l'hiver pour éviter que l'eau ne gèle. L'été, il fallait éviter que les
animaux ne passent chez les voisins ou dans le grand chemin. À MONTRÉAL, À CINQ ANS... À un moment donné, maman
décida de répondre à l'invitation et proposa de m'amener avec elle. Faut dire
que pour moi, c'était ma première sortie. J'avais presque cinq ans. Au neuf, on s'éclairait encore avec
la lampe à l'huile. Je ne connaissais pas la lumière électrique. J'avais vu
les trains passer au loin avec la grosse fumée blanche, mais je ne m'en (P.91) étais
jamais approché. Combien y avait-il encore d'autres choses inconnues? Nous avons donc pris le train à Princeville.
Vous imaginez la joie, l'émotion et la peur qui se sont dissipées lentement
après le départ du train. Tout m'étonnait: l'attrait des beaux bancs recouverts de peluche rouge,
l'uniforme des hommes de train, leur beau teint rosé, la tête coiffée d'une
calotte pas comme les autres avec des galons dorés, le veston bleu enjolivé
de boutons d'or et les gants aux mains. Cela suffisait à capter mon
attention, mais il y avait plus. C'était rempli de gros messieurs bien
habillés avec de grosses bagues et des chaînes de montre en or. C'était
rempli de madames à demi-couvertes par les manteaux et fourrures tombant sur
leurs épaules. Dès qu'elles souriaient un peu, on voyait apparaître une ou
deux dents en or. J'étais tout éberlué, mais en dépit de la voix assurée du
conducteur qui criait en français et en anglais le nom de la prochaine gare,
la fatigue et le roulis du train eurent raison de moi. Je m'endormis pour le
reste du voyage. Arrivés à Montréal, mon
oncle Gaudias nous attendait à la gare. Il m'installa dans un traîneau avec
nos bagages puis on glissa vers sa maison. Ce n'était pas très loin mais
déjà, je prenais contact avec la ville. Je voyais de grosses maisons décorées
et des lumières de rues: les automobiles, avec des chaînes de traction fixées
aux roues, passaient près de moi. Je trouvais que ça allait bien, tout
emmitoufflé que j'étais dans le traîneau. Ma tante Délima avait
préparé de quoi manger pour plus de quinze personnes. Toutes sortes de mets
inconnus pour moi, une variété de fruits que je n'avais jamais vus, des
gâteaux avec de la crème fouettée, de la liqueur rouge aux fraises et crème
soda', etc. Après les salutations d'usage, on s'approcha de la table. Ma
tante m'avait servi une généreuse 'Crème soda: boisson gazeuse
sucrée. |
(p.92) portion, mais mon oncle se mit à chicaner
ma tante parce qu'elle ne m'en avait pas assez donné: « Tu vois bien, Délima,
que cet enfant-là n'a rien à manger! Ça n'a pas de bon sens de recevoir du
monde et de ne pas leur donner à manger! Prends tout ce que tu veux, mon
petit gars, pis' tantôt on va aller au magasin », lança-t-il. < PRENDS TOUT CE QUE
TU VEUX! > Le repas terminé, mon oncle
m'amena dans ce qu'il est convenu d'appeler un dépanneur'. Tout au long du
trajet, je ne voyais que des lumières de toutes les couleurs, des annonces
lumineuses qui s'allumaient et s'éteignaient ainsi que des décorations de
Noël de toutes sortes. J'en avais plein les yeux, vous comprenez? Arrivés sur
les lieux, ce dépanneur regorgeait de choses de Noël, de jouets, de bonbons,
de chocolats, de gommes à mâcher, d'eaux gazeuses plein les caisses. Mon
oncle me dit: « Prends tout ce que tu veux. » Ah! C'était incroyable! Dans
mon esprit, mon oncle me donnait tout cet étalage. Je croyais que le
dépanneur lui appartenait et qu'il m'offrait tout ça. J'étais perplexe.
N'osant toucher à rien, je dis à mon oncle: « Comment est-ce qu'on va faire
pour emporter tout cela? » Mon oncle avait trouvé ma réponse assez
intelligente parce qu'il parla de cette histoire à tout le monde, le reste de
sa vie. Finalement, il avait choisi plusieurs choses pour moi et m'avait dit:
« On reviendra en chercher d'autres plus tard! » Nous étions retournés à la
maison avec des petits chevaux de bois, des petits trains, des bonhommes de
caoutchouc qui sifflaient quand on leur pesait sur le ventre; pour comble, un
beau gros chat noir et blanc qui courait après une souris sans jamais pouvoir
l'attraper. Et des sacs de bonbons dans toutes mes poches. En rentrant, rien
de plus pressant pour moi que de montrer tout ça. 'Pis: et puis. 'Dépanneur: sorte d'épicerie de
quartier. < ES-TU FOU, GAUDIAS? > En voyant ça, ma tante
Délima se mit à chicaner mon oncle: « Mais es-tu fou, Gaudias? Tu vois bien
que c'est trop de bonbons pour un enfant. Il va être malade. » Alors mon oncle
lui dit: « Tu ne dirais pas ça si tu savais qu'est-ce qu'il m'a répondu quand
je lui ai dit de prendre tout ce qu'il voulait dans le magasin. » Il lui
raconta que je lui avais demandé comment on ferait pour tout apporter. Ma
tante dit: « Ça-ti' de l'allure d'aller faire accroire' des affaires de même
à un enfant. » Elle me prit dans ses bras et m'embrassa en disant: « Mon
petit garçon, t'es pas mal plus fin que ton oncle; viens, ma tante est en
train de te faire du bon sucre à la crème'. Tu vas voir que ça va être bon! »
Elle, qui disait à mon oncle deux minutes auparavant, qu'il m'avait acheté
trop de bonbons! Elle m'approcha du chaudron
sur le poêle et elle me montra comment elle faisait pour allumer le feu au
gaz. C'est une autre chose que je n'avais jamais vue, le feu à l'instant
même. Mais elle me recommanda de ne jamais toucher aux boutons quand ils ne
seraient pas allumés parce qu'on pourrait tous mourir. « As-tu bien compris?,
- Oui, ma tante. » Et c'était vrai. J'avais compris et je l'avais écoutée
parce que je ne voulais pas qu'on meure. Je voulais que la fête continue... UNE MERVEILLE DE
GRAMOPHONE Malheureusement, il fallut revenir à Princeville
après une couple de jours. C'était moins drôle! Mais ma tante m'avait bien
promis qu'elle m'apporterait quelque chose que j'aimerais bien quand elle
viendrait à Princeville. J'ai bien essayé de savoir quoi, mais c'était une
surprise et elle ne voulait pas le dire. Elle se pencha vers maman et lui dit
à voix basse mais assez fort pour que je l'entende: « J'ai vu le plus beau
petit gramophone l'autre jour au magasin Dupuis et 1 Ça-ti: cela a-t-il. 'Accroire: faire croire. 3 Sucre à la crème: sucrerie à
l'érable. |
(p.94) Frères. Après les Fêtes, j'vas
aller lui en chercher un. » Maman dit: « Es-tu folle Délima, ça coûte bien
trop cher! - Bah! Bah! Bah! Mêle-toi pas de ça, toi!
», répondit-elle. Après les derniers bonjours, on reprit le chemin du retour.
Imaginez tout ce que j'avais vu et appris durant ces quelques jours. De
quelle joie mon coeur débordait! Quelques semaines plus tard,
elle arriva à Princeville avec le petit gramophone, une merveille! Il
mesurait environ 10 po2 (25 cm2) et fonctionnait
exactement comme un gros gramophone. Ma tante avait bien pris soin de
m'apporter de petits disques neufs avec des chants d'enfants et des monologues.
Elle m'avait également donné de grands disques 78 tours qui entraient de
justesse sur la table tournante parce que le cornet de résonnance passait
très près d'en empêcher l'accès. De quoi m'amuser! Et aussi de quoi
abasourdir mes parents! DIRIGER TOUT LE MONDE Comment ne pas aimer cette
"ma tante" et ce "mon oncle". J'ai eu vraiment de la
peine quand ils sont décédés tous les deux, à un âge avancé. Ma tante n'avait
pas encore un seul cheveu blanc lorsque nous étions allés la voir la dernière
fois. Elle avait 83 ans et voulait encore diriger tout le monde... LE MERVEILLEUX TEMPS DES
FÊTES Le temps des fêtes de Noël et du Jour de l'An
était sans doute le moment le plus joyeux de l'année. Chaque famille célébrait
à sa manière, tout en respectant la tradition... Souvent dans ce genre de
fête, la joie est plus grande pendant les préparatifs que durant la fête
elle-même! Quelques semaines avant les
Fêtes, l'excitation commençait lors du montage du sapin et de la pose des
décorations, de l'achat des cadeaux et des cartes de souhaits, etc. Chez
nous, nous n'étions pas riches, mais on ne laissait pas pour autant passer
les Fêtes inaperçues. Papa profitait de l'arrivée
des premières neiges pour sortir de la forêt quatre à cinq cordes de bois
coupé et écorcé durant l'été, puis scié en longueurs de 4 pi (1,25 m) à
l'automne, dans le but de se procurer l'argent nécessaire pour le temps des
Fêtes. Ce bois était généralement vendu à Philippe Lachance, le marchand général, ou à Alphonse
Brisson, commerçant de bois, qui le revendait aux papeteries. On attendait un froid vif
pour faire boucherie d'un porc que l'on coupait par morceaux pour les
entasser dans des boîtes à beurre', elles-mêmes enterrées dans l'avoine sur le grenier du
hangar. Pour ceux ou celles qui ne le savent pas, de l'avoine froide, ça équivaut à n'importe quel
congélateur moderne, peu importe la marque. Un peu plus tard, on
abattait trois ou quatre volailles, que l'on faisait également geler en
prévision des Fêtes. COURRIER DES ÉTATS-UNIS De jour en jour, notre
courrier augmentait de volume. On recevait les bons souhaits des parents qui
prévoyaient ne pas pouvoir se joindre à nous durant ces jours de
réjouissance. Dans notre courrier, il y avait aussi des lettres provenant de
cousins et de cousines Lassonde des États-Unis. Parmi celles-là, je m'en
rappelle une qui venait du cousin de papa, Édouard Lassonde. Il ne savait pas
écrire mais sa femme, Marie, écrivait pour lui tout à fait comme si c'était
lui-même qui ' Boîte à beurre: boîte en bois dans laquelle on remisait une trentaine de
livres (15 kg) de beurre. |
(p.96) donnait
de ses nouvelles. Ce couple sans enfant avait travaillé et vécu avec papa
plusieurs années à Troy, New Hampshire. Ces missives nous apportaient
également des nouvelles d'un autre cousin, Frank Laporte, veuf de Clarisse
Lassonde, et d'une cousine, Delvina Lassonde, mariée à Henry Haché. Nous
recevions, également avec joie, une lettre et les souhaits de "Merry
Christmas and Happy New Year" provenant de Philomène Lassonde, mariée à
Toffé Marotte qui avait quatorze enfants, parmi lesquels on retrouve encore
aujourd'hui Thérèse Marotte, mariée à Raymond Lamothe qui nous font l'honneur
de nous rendre visite chaque année. Nos amis connaissent bien ce couple
sympathique. À l'époque, il était
impossible, pour diverses raisons, que ces cousins Lassonde des États-Unis se
joignent à nous. Il fallait se contenter de leurs cartes de bons souhaits. Du
côté des Filion, maman lançait des invitations à toute la parenté, ses frères
et soeurs, cousins et cousines, puis à des amis. Comme certains ne pouvaient
venir régulièrement à chaque année, on s'interrogeait donc sur les présences
possibles. Nous attendions toujours de connaître le jour de l'arrivée des gens
de la région de Montréal, avant de fixer à chaque groupe de visiteurs le jour
exact de leur repas des Fêtes, ceci dans le but d'éviter l'embouteillage avec
les invités de Princeville et de Victoriaville, la ville voisine. Les gens célébraient trois fêtes:
Noël, le jour de l'An et le jour des Rois. Si on ajoutait à cela le dimanche
après Noël et la période entre le Jour de l'An et les Rois, on pouvait
célébrer durant 15 jours... Les quatre semaines précédant Noël sont désignées
par l'Église comme période de l'Avent, temps de pénitence, de mortifications,
destiné à préparer nos coeurs pour la venue de Jésus sur terre. Car, c'est
bien dans les coeurs que naît le Fils de Dieu envoyé pour nous sauver. AUJOURD'HUI, ON OUBLIE L'ESSENTIEL Soit dit en passant, ces
fêtes dites familiales devraient être l'expression de notre bonheur, à
l'anniversaire de naissance de Jésus-Christ, notre Sauveur. De nos jours, la
commercialisation de ces fêtes et l'atmosphère matérialiste qui s'en dégage
avec l'arrivée trop tôt du Père Noël ont réussi, à mon avis, à nous faire
oublier l'essentiel de la fête, ce pourquoi nous fêtons, à savoir que: « Un
Sauveur nous est né, réjouissons-nous! » De plus en plus, ces fêtes,
qui jadis donnaient lieu à de grandes réjouissances, sont maintenant
défigurées, à tel point qu'elles sont devenues pour plusieurs, les jours les
plus stressants, les plus sombres, les plus ennuyants de l'année. Bref, des
jours qu'on éviterait si on le pouvait... En s'éloignant du Bon Dieu, on perd
le sens des vraies valeurs. On creuse toujours davantage le fossé qui nous
sépare des vraies et saines réjouissances. J'ai maintenant 69 ans et je
peux dire avec assurance à tous mes frères de la Terre que, dans la mesure où
nous retrouverons le Bon Dieu, nous passerons des Fêtes plus joyeuses. Des
fêtes où l'esprit de famille primera et apportera des heures de joie et de
sérénité. C'est beaucoup mieux que d'avoir à supporter les effets négatifs du
matérialisme à outrance, de la course effrénée vers le succès et l'égoïsme. Je ferme donc cette petite parenthèse religieuse
pour poursuivre sur les préparatifs des Fêtes. ARBRE DE
NOËL.. EN CACHETlE Papa et maman n'aimaient pas faire les décorations
trop à l'avance. Mais comme tous les jeunes, je brûlais d'envie |
(p.98) de commencer ce tra-la-la. Incapable de me
retenir, j'avais décidé de faire l'arbre de Noël... en cachette. J'avais réussi à me couper
un sapin dans le bois, l'apporter à la maison et l'introduire dans notre
salon, sans que personne de la maison n'en ait pris connaissance. Il fallait
maintenant le monter et le décorer. Mais excité et nerveux, je me fis une
entaille au petit doigt avec le grand couteau à pain que j'avais réussi à
dérober à ma mère. J'ai dû sortir rapidement de ma cachette, tout
ensanglanté. J'avais l'air fin! Ma mère, au lieu de me chicaner, me dit: «
Bien, on va le monter ton sapin mais c'est bien trop de bonne heure. On le
démontera plus tôt, tout de suite après les Rois parce qu'on est tanné'
après. » Pauvre maman, ce qu'elle a
dû en voir des choses avec quatre petits gars! Surtout qu'à ce moment-là,
elle avait beaucoup à faire pour préparer la nourriture en quantité
suffisante, pour ne pas avoir à en refaire durant le temps des Fêtes. On
remisait tous les plats cuisinés dans une ancienne laiterie non chauffée. Il
ne fallait surtout pas oublier de mettre le crochet à la porte parce que des
chats bien avisés auraient eu tôt fait de déguster le festin avant nous.
Cette laiterie devenait un coffre aux trésors rempli de bonnes tartes d'une
diversité remarquable: fraises, framboises, bleuets, groseilles, prunes de
terre, sucre, citron garni de noix de coco, puis pâtés à la viande, ragoût de
boulettes et de pattes de cochon. À chaque année, vers le 18
ou le 20 décembre, maman devait remplir les volailles qu'on avait
préalablement abattues et éviscérées, avec une préparation de viande qu'on
appelait de la farce. Tout à fait délicieux! Je vous assure que ce n'était
pas le genre de poulet que l'on nous vend aujourd'hui. II faut avoir vécu à
cette époque pour établir la différence de saveur. Toute cette bonne
nourriture avait été préparée avec soin, cuite sur le poêle ou dans le four
d'un poêle à bois, puis servie aux 'Tanné: fatigué, ennuyé,
sans motivation. (p.99) invités avec des patates de notre ferme,
avec du pain de ménage et du beurre salé deux fois, tel que commandé au beurrier du rang, M. Ludger
Pellerin. Après un repas aussi plantureux, tout le monde avait de la
difficulté à se mouvoir. TINTEMENT DES GRELOTS AUX
QUATRE COINS DE LA PAROISSE Pendant cette période, nos
parents étaient moins sévères qu'à l'habitude et nous accordaient un peu plus
de liberté. II faut dire que l'excitation atteignait son apogée durant les
préparatifs et tout au long de ces jours de réjouissance. L'attente de la messe de Minuit nous donnait
d'intenses frissons de joie. Aux environs de 23 h 45, plus de 200 voitures et
chevaux arrivaient en trombe au village. On entendait le tintement des
grelots aux quatre coins de la paroisse. Quel concert quand tous ces chevaux
arrivaient près de l'église! Au firmament, l'étoile polaire brillait presque
toujours, comme pour nous rappeler l'étoile qui avait guidé les bergers et
les mages dans leur marche à la recherche de l'étable. Dès l'arrivée dans
l'église, on assistait à la présentation des jeunes garçons costumés en
bergers, qui venaient rendre hommage à Jésus dans une crèche pauvre, mais
bien aménagée pour la circonstance. Elle était toujours
installée devant l'autel de la Sainte-Vierge, juste en face de notre banc.
Nous étions donc bien placés pour voir le déroulement des cérémonies et
entendre le merveilleux chant des bergers. Après la présentation des garçons,
on écoutait le "Gloria In Excelcis Deo" exécuté par les petites
filles du couvent. Costumées comme des anges, elles semblaient être
descendues du ciel pour venir se blottir |
(p.100) contre les corniches du maître-autel. La
chorale, logée autour de l'orgue à l'arrière de l'église, faisait écho au
chant des "anges". Venait ensuite le moment solonnel du
"Minuit Chrétien", entonné par un bon paroissien du nom de Noël
Carignan, un ténor incomparable qui devait retenir sa voix pour qu'elle ne
fasse pas trop vibrer les vitres de l'église. L'église était toujours
remplie à craquer. La messe de Minuit durait longtemps parce que tout ce
monde communiait agenouillé à la sainte table. Elle n'était pas aussitôt
terminée que le prêtre commençait une autre messe que l'on nommait la messe
de l'Aurore. À cette époque-là, chaque prêtre devait dire trois messes le
jour de Noël: celle de Minuit, celle de l'Aurore et celle du Jour, qui
commençait généralement à 8 h le matin. Durant la messe de l'Aurore,
on exécutait de merveilleux chants de Noël qui sont d'ailleurs demeurés dans
le répertoire d'aujourd'hui. Après cette messe, chaque famille rentrait à la
maison pour le réveillon. Chez-nous, rien de bien élaboré: quelques rôties'
avec du thé, des pâtés à la viande et des tartes. Mais ce qui importait le plus, c'était le resserrement
des liens familiaux que cette ambiance créait. LE PÈRE NOËI, C'ÉTAIT MAMAN! Le goûter terminé, on s'empressait d'aller voir
l'arbre de Noël où chacun avait eu soin de bien suspendre ses bas la veille.
Chaque enfant avait toujours un jouet pour son âge, un cadeau pratique, soit
du linge ou accessoires, une orange, une pomme et un sac de bonbons. 'Rôties: tranches de pain grillé. (p.101) Chez-nous, comme partout dans d'autres
familles, l'histoire du Père Noël finit par se ternir à mesure que les jeunes
grandissaient. On devint plus sceptique à l'idée de ce beau et bon
vieillard distribuant ses largesses à tous les enfants qui avaient été sages.
À la longue, on finit par s'apercevoir que, même si on n'était pas toujours
sage, on avait quand même des étrennes. C'est grâce à notre
espièglerie que nous avons finalement découvert le pot-aux-roses. Quelques
jours avant Noël, nous avions trouvé, sous le lit de mémère, l'amas
d'étrennes. On pensait avoir découvert toute l'histoire, mais il y avait
encore certains doutes dans nos esprits. On savait maintenant que ce n'était pas
le Père Noël qui achetait les cadeaux. Mais était-ce lui qui les distribuait
ou maman ou papa? Alors, j'entrepris de faire
le guet le soir de la messe de Minuit. En sourdine dans la chambre, en haut
près de l'escalier, à plat ventre et la tête en bas, je guettai le Père Noël
durant des heures, pour finalement aller me coucher sans être plus avancé.
Cependant, une bonne nuit, ce fut le dénouement. Je surpris ma mère qui
faisait la distribution des cadeaux dans les bas suspendus au sapin. J'avais
enfin la réponse à cette grande question. J'étais tout de même fort heureux à
chaque nuit de Noël! |
(P.103)
CHAPITRE IV "LES FAITS DE LA
VIE" Dans les pages précédentes, j'ai instruit mes lecteurs
sur moi-même et mon environnement durant mon jeune âge. Maintenant, je
voudrais vous raconter ma vie adulte, mais surtout les `faits de la
vie", les incidents et faits cocasses qui l'ont marquée; ceux que mes
amis aiment bien m'entendre raconter. Je
regrouperai ces faits dans des chapitres de cinq à six pages. II faut
que je me discipline moi-même parce que j'ai un peu tendance à
"étirer" mes histoires, à trop donner de détails. Je continuerai en
procédant chronologiquement, par exemple, mes souvenances de 1925, 1926, 1927
et ainsi de suite, jusqu'à aujourd'hui. MORTALITÉ
CHEZ LE VOISIN Pour débuter, disons que
lorsqu'on est jeune, on apprend beaucoup, chaque jour, par les faits dont on
est témoin. Ici, je veux vous dire qu'en 1926, j'ai été témoin du décès de la
deuxième femme d'Elzéar Nadeau, un voisin du côté de Plessisville. Ce
monsieur Nadeau avait déjà plusieurs enfants, dont deux vivent encore
aujourd'hui, soit Alphonse
Nadeau qui vit actuellement au foyer Lachance de Princeville avec son épouse,
Yvonne Baril, et Armand, son frère, qui vit à SaintAgapit avec son
épouse. Armand Nadeau a été un grand
ami à moi. Durant notre jeunesse, nous étions comme les deux doigts de la
main. Je vous en reparlerai dans d'autres chapitres. Lors de cet événement, je n'avais que quatre ans
et je n'avais pris connaissance de la mort qu'une seule fois, l'année
précédente, quand ma grand-mère était morte. Cependant, cette fois-ci, ça ne
se passait pas chez-nous, mais chez les voisins. Ce monsieur Nadeau avait été
bien affecté par le décès de sa deuxième épouse. Il se retrouvait avec six
enfants sur les bras. Heureusement, certains étaient assez âgés pour prendre
soin de la maison et essayer de remplacer leur mère disparue. Ce qui m'avait
surtout frappé à l'âge que j'avais, c'était de voir la peine et la tristesse
de cet homme qui était venu nous rendre visite et qui avait demandé conseil à
mon père. Devait-il envisager de se remarier ou pas? Je me souviens que mon
père lui avait dit de remettre tout dans les mains du Bon Dieu qui
arrangerait ça et que ce serait bien arrangé. Vraiment, à mon âge, je ne
comprenais rien à tous ces événements; mais cela me troublait et je m'en suis
souvenu |
(P.105) toute ma vie. Par la suite, ce monsieur
Nadeau est demeuré veuf plusieurs années, pour enfin se remarier une
troisième fois avec une veuve. Ils vécurent ainsi une quinzaine d'années de
bonheur. DÉCÈS DE MA GRAND-MÈRE FILION Durant l'année 1927, ma
grand-mère Filion, la mère de maman, décédait, elle aussi, à l'âge de 83 ans.
Je ne la rencontrais qu'à l'occasion. Elle s'appelait Virginie Boucher. Je la
revois bien dans mon esprit. C'était une femme plutôt grande avec une belle
prestance et toujours mesurée dans ses paroles. Étant veuve depuis quelques
années de son mari, feu Pierre Filion, elle habitait avec son garçon, Wilbrod
Filion, et sa bru, Virginie Trépanier, sur la terre paternelle. Souvent, le dimanche
après-midi, avec papa et maman, nous lui rendions visite en même temps que
mon oncle Wilbrod, ma tante Virginie et leurs enfants qui se trouvaient être
mes cousins. Maman apportait toujours des douceurs à sa mère, soit des
bonbons, des oranges ou des pommes. Grand-mère savait bien les partager avec
nous. Un beau jour, la maladie la rendit un peu plus tranquille, plus
songeuse; puis, la mort est apparue. Par la suite, je m'ennuyais parce qu'on
allait moins souvent chez mon oncle Wilbrod. DÉPART DE MON FRÈRE CLÉMENT
POUR LE SÉMINAIRE Un autre événement survint
en 1927, soit le départ de Clément pour le Juniorat de Papineauville chez les
Pères Montfortains. Il n'avait que douze ans. Pour moi, c'était la (p.106) séparation de mon grand frère en qui
j'avais pleinement confiance, comme un ami et protecteur. S'il m'arrivait
quelque chose, Clément était toujours là pour prendre soin de moi, consoler
mes chagrins, souffler sur mes bobos ou me défendre. J'ai beaucoup pleuré son
départ, en compagnie de maman et papa. Combien la joie était grande dans la
famille quand il revenait pour les vacances de Noël ou de fin d'année
scolaire! Après treize années d'études, il devint prêtre
pour la vie. Cela fait maintenant 50 ans. À chaque fois que ma famille ou moi
subissons un événement malheureux, il est toujours là au bon moment pour
fraterniser avec moi et les miens, comme autrefois lorsque j'étais enfant. RASSEMBLEMENT MONSTRE POUR LA
BÉNÉDICTION DE LA CROIX D'ARTHABASKA Un autre événement marquant
de 1927 fut le
déroulement des fêtes à l'occasion de la bénédiction de la croix d'Arthabaska sur le mont St-Michel. J'avais cinq
ans. Le matin même de la bénédiction,
mon oncle Alphonse Provencher de Victoriaville, qui avait une automobile, une
"Star Touring" décapotable, était venu chercher toute la famille
pour aller chez lui avant la cérémonie et repartir ensuite assez tôt pour se
rendre à la croix, pour l'heure de la bénédiction, soit 1 h 30 de l'après-midi. C'était la première fois que
j'embarquais dans une automobile. Il faisait bien beau et très chaud. Je ne
me souviens pas de la date, mais c'était sûrement durant l'été. Vous pouvez
donc imaginer la joie, le plaisir et l'émerveillement qui m'habitaient. Arrivés chez mon oncle à Victoriaville, ce fut aussitôt
les bonjours à l'un et à l'autre de la parenté venue de Montréal |
(P.107) et de Québec. On discuta un peu et on
décida de partir de bonne heure pour avoir de bonnes places. Vers 11 h, on
prit la route mais, surprise, en arrivant aux feux de circulation près de
l'Hôtel Christophe, à plusieurs milles d'Arthabaska, on aperçut la foule à
pied dans la rue, entre trois automobiles de front jusqu'à Arthabaska. Dix
minutes d'arrêt pour chaque avance de deux pieds (0,75 m)! En s'approchant, on vit
monter les automobiles dans la côte du mont Saint-Michel, par un chemin qui
avait été aménagé spécialement pour la circonstance. Plusieurs radiateurs
d'automobile bouillaient et les autos arrêtées bloquaient la voie aux autres.
Bref, un embouteillage monstre! À cinq ans, jamais je n'avais vu une
procession de la sorte. Sur les lieux, la foule
était immense. On avait aménagé des aires de pique-nique pour les familles
qui avaient apporté leurs sandwiches et leurs grosses bouteilles d'eaux
gazeuses aux fraises et de crème soda. Tous les dignitaires avaient
revêtu leurs plus beaux habits et fumaient le cigare. Il y avait, bien sûr,
les autorités municipales, scolaires et religieuses. Une quantité innombrable
de prêtres, religieux, religieuses, députés et ministres grossissait la
foule. On procéda finalement à la bénédiction qui fut suivie des discours de
circonstance, sur une estrade d'honneur bâtie pour l'occasion. Tout se déroula dans
l'ordre, la dignité et la solennité. Je tenais toujours la jupe de maman et
serrais fort pour qu'elle ne m'échappe pas. Quand maman était bien tannée,
elle me confiait à papa qui prenait la relève. Tout à coup, papa se rendit
compte qu'on avait perdu Hermann, mon frère aîné, qui avait onze ans. Après
de minutieuses et vaines recherches dans la foule, on l'aperçut sur (P.108) l'estrade d'honneur, avec tous les
dignitaires. II observait les gestes et discours de chacun des orateurs. Ce
fut une bonne école puisque plus tard, il devint prêtre, Père Montfortain et
surtout prédicateur de retraites. Moi, je n'étais pas encore au bout de toutes mes
émotions et de mon éverveillement... Parmi toute notre parenté
qui assistait à la bénédiction, se trouvait un de mes cousins qui devait
avoir dix-huit ou dix-neuf ans. Il faisait beaucoup de sport, de culture
physique et s'entraînait à la boxe. Je l'avais repéré à un moment donné, à
travers la foule quand soudainement, l'animateur de la cérémonie annonça
qu'un jeune de Victoriaville, du nom de Jack Filion, donnerait une
démonstration de son agilité et de son audace. Mon cousin monta donc dans
la croix, puis rendu au bras de la croix, se dirigea vers la gauche, suspendu
par les mains dans le vide. À l'extrémité du bras, il inversa sa
"posture" et se pendit par les pieds, la tête en bas. Il fit une
pirouette pour se rependre de nouveau par les mains, revint au centre de la
croix, puis en redescendit. Parvenu en bas, il fut félicité et ovationné. Il
passa le chapeau dans la foule et récolta 150$. Ce furent les faits les plus
marquants de l'année 1927. BALLADE DANGEREUSE SUR UN TAS DE
FOIN Nous avions une terre qu'on
nommait la "Terre à Bolduc" parce qu'auparavant, elle avait
appartenu à un monsieur Bolduc. Lorsqu'on faisait les foins sur cette terre là,
on acheminait le foin vers la grange, en passant sur la grande route, avant
de tourner vers la maison. |
(P.109) On
devait passer sous un gros érable qui avait des branches un peu trop basses.
En passant sous cet arbre, on devait donc s'enfoncer dans le foin pour ne pas
se faire accrocher par les branches, parce qu'elles frottaient le foin pas
mal fort. Un beau jour, j'étais sur le
voyage de foin avec mes deux frères, Clément et Hermann, pendant que mon père
conduisait les chevaux. Arrivés près de l'érable, Clément et Hermann
crièrent: « Baissons-nous pour ne pas nous faire accrocher! » Rapidement, on
s'enfourna tous les trois dans le foin. Mais, hélas, je me suis relevé la
tête trop tôt, le danger n'était pas encore passé. Voyant venir une grosse
branche, j'eus le réflexe de me protéger avec mes mains mais elles restèrent
accrochées à la branche. Je me suis retrouvé suspendu à la branche, les
pieds dans le vide. Vous devez bien penser que je criais de tous mes poumons.
Tous les autres, n'ayant pas vu ce qui s'était passé, croyaient que le choc
m'avait jeté par terre et que la voiture m'avait écrasé. Ils me cherchaient partout à
terre, ne pouvant s'imaginer que j'étais resté suspendu dans l'érable. Comme
j'avais dans les pieds des anciennes bottes coupées sans lacets, je les ai
laissées tomber par terre. Ainsi, ils m'ont vite aperçu et sont venus à mon
secours. Hermann grimpa sur les épaules de Clément pour me rejoindre et me
dégager de ma fâcheuse position. Je m'en souviens comme si ça s'était passé
hier! PETITE FILLE AUX YEUX NOIRS Durant la même année, en 1928, j'ai connu une
petite fille aux yeux et cheveux noirs. (P.110) Je vais
vous raconter brièvement cette première rencontre et les effets que cela
provoqua chez moi. Disons, pour débuter, que
j'avais un de mes oncles, le frère de ma mère, appelé Louis Adélard Filion,
qui était marié et demeurait à Sainte-Anne-de-la-Pérade, du côté nord du
fleuve Saint-Laurent. Un beau matin, papa et maman
décidèrent de prendre un genre de petites vacances et d'aller rendre visite à
mon oncle Louis Filion et ma tante Marie. Comme les moyens de transport
n'étaient pas ceux d'aujourd'hui, notamment l'absence d'autobus et le train
qui prenait deux jours à faire le trajet, papa avait fait un marché avec
notre deuxième voisin,
M. Napoléon Simard, qui lui, avait une automobile, une Ford "à
coups de pied". M. Simard connaissait bien l'oncle qu'on voulait aller
voir et mon père s'arrangea avec lui pour qu'il nous conduise à Sainte-Anne. Le projet se résumait à peu
près à ceci: on partirait de bonne heure le matin pour se rendre au fleuve;
après la traversée en bateau à Sainte-Angèle, on se rendrait au sanctuaire
du Cap-de-la-Madeleine faire nos dévotions, pour ensuite aller souper et
coucher à Sainte-Anne-de-la-Pérade. Le lendemain matin, on continuerait notre
route en direction de Québec, pour voir le pont de Québec et revenir à
Princeville au cours de la deuxième journée. On avait décidé de m'amener,
en comptant que je ne serais pas tannant, car je serais le seul enfant. De
plus, mes frères n'auraient pas à me garder à la maison. Maman téléphona donc à mon oncle, Alphonse
Provencher et à ma tante Rosa Anna, sa soeur de Victoriaville, pour lui
annoncer la nouvelle. Ma tante lui répondit: « Bien, on va y aller nous
autres aussi, en même temps. On va être tous ensemble et on va avoir plus de
plaisir. » |
(P.111)
L'automobile de mon oncle Alphonse fut remplie de parents à
Victoriaville et nous les avons rejoints avec M. Simard, avant de filer vers
Trois-Rivières. Tout se passa tel que prévu. Après les dévotions faites au
Sanctuaire, on se rendit à Sainte-Anne vers la fin de l'après-midi. Quand on arriva chez l'oncle
Louis Adélard, il y avait une petite fille noirette qui s'amusait sur la
galerie avec une petite automobile rouge. Tout de suite, la petite automobile
m'attira et la petite fille aussi. Comme nous étions les deux seuls enfants
dans ce rassemblement, nous avons vite fait connaissance. Chacun à notre
tour, nous prenions place dans la petite automobile rouge, pendant que
l'autre poussait à l'arrière. Quand l'heure du souper arriva, on nous appela
pour prendre le repas, très bien préparé par mon oncle, qui était cuisinier
de profession. Ma tante s'était occupée de toutes les fantaisies et
garnitures de table ainsi que des desserts. Tout un repas! Après le souper, les grandes
personnes s'amusèrent ferme à chanter des chansons à répondre et à raconter
des histoires. Mon oncle Louis Adélard avait vraiment le tour de raconter des
histoires. Je ne pourrais vous raconter tous les détails de l'une d'elles,
qui avait fait rire aux larmes toute l'assistance, mais c'était une histoire
de chasse. Il avait pris un balai pour représenter son fusil. À six ans, je
ne les comprenais pas toutes, évidemment. PREMIER BAISER SOUS L'ESCALIER Comme la petite fille et moi étions
les seuls jeunes, ma tante Marie avait sorti deux petites chaises d'enfant et
nous avait fait asseoir l'un près de l'autre au centre du salon. Elle (P.112) nous appelait "le
petit cavalier et la petite blonde" (elle était noire comme une
puce...). On riait et on s'amusait quand, tout à coup, je m'aperçus que ma
petite noire avait fait un trou dans son bas, vis-à-vis le genou. Comme j'ai
toujours eu l'esprit taquin, par ce petit trou-là, je l'ai chatouillée... Les grandes personnes s'en
rendirent compte et voulant s'amuser, nous lancèrent: « Il faut que vous
vous embrassiez! » Avec hésitation et rougeur à la figure, nous nous sommes
regardés longuement, la petite Georgette et moi. Profitant d'un bref moment
d'inattention des parents, Georgette m'entraîna par la main sous l'escalier
et m'embrassa. Un peu comme l'autruche, la tête dans le sable, nous étions
bien sûr à la vue de tout le monde, même si nous nous pensions bien cachés
sous l'escalier. Tous en avaient eu pour leur argent, y compris moi
qui venait de me faire embrasser à la vue de tout le monde. Finalement,
fatigués que nous étions de notre journée, nous nous sommes retrouvés
quelques minutes plus tard endormis par terre dans les bras l'un de l'autre.
La nuit se passa dans un sommeil profond. Le lendemain, c'était jour de départ. Je sentais
venir l'heure de la séparation d'avec Georgette, le coeur rempli de chagrin.
Lorsque l'heure fatale arriva, l'attirance pour cette petite noirette était
devenue tellement forte que je ne voulais plus m'en séparer sous aucune
considération. Je me suis mis à pleurer quand on
voulut m'embarquer dans l'auto pour le retour. Il n'y avait rien à faire, je
pleurais à chaudes larmes. Alors chacun y alla de sa suggestion. Ma tante
Délima de Montréal dit: « Laissez-le ici pour une semaine. » D'autres
suggérèrent: « Embarquons et quand il va nous voir partir, il va embarquer à
son tour. » Enfin, certains |
(P.113)
s'exclamèrent: « Faudrait lui changer les idées avec autre chose. » Ma tante Marie pensa alors
me donner, pour que je l'emporte avec moi, une vieille poupée de Pierrette,
ma cousine. Inutile! Je la leur "garochai" par la tête. Finalement,
mon père décida de faire un maître et m'embarqua de force dans l'auto. Je
m'époumonnais à force de crier, mais les deux automobiles se mirent quand
même en route vers Québec. Après un certain temps, mon
père me gronda pas mal fort, mais j' avais tellement
de peine que je ne pouvais m'arrêter de pleurer. C'est alors qu'on décida
d'essayer de me changer d'automobile. Rien n'y fit! J'ai sangloté jusqu'à
Québec. De retour à Princeville, je me suis toujours souvenu de cette tranche
de ma vie. Le nom de cette petite fille et son allure restèrent gravés dans
ma pensée, à tout jamais. Cette petite fille était en
fait la nièce de mon oncle Louis Adélard et de ma tante Marie. Elle demeurait
à Québec avec ses parents mais était venue passer quelques jours à
Sainte-Anne. Quinze années s'écoulèrent
sans aucune nouvelle de cette petite fille quand, tout à coup, à l'âge de 21
ans, je la redécouvris et en fis mon épouse à 23 ans. UN BRANCART BRANLANT... Clément et Hermann, mes deux
frères, devaient accomplir certains travaux le samedi, comme par exemple,
remplir le cabanon à bois pour chauffer le poêle. Il faut dire que chez-nous,
pour chauffer, ça prenait presqu'une corde de bois de 16 pouces (0,4 m) par
semaine. Un jour, mes frères se mirent à l'oeuvre le samedi avant-midi et
dans un but de (P.114) moindre effort, ils se dirent: « Si on se
faisait un brancard, on ferait juste une couple de voyages au lieu de rentrer
une corde de bois au complet à brassée'. » Après une courte réflexion, ils
passèrent à l'action. Ils joignirent deux gaules de merisier à trois
bouts de planche, avec quelques vieux clous croches. Ils chargèrent le brancard
à pleine capacité, puis essayèrent de démarrer avec. Ça levait un peu de
terre, mais ils ne parvenaient pas à le soulever suffisamment pour pouvoir
démarrer. Devant l'échec, ils
invoquèrent toutes sortes de raisons, entre autres que les manchons du
brancard étaient trop rugueux. Ils décidèrent de sortir leur mouchoir rouge
et d'en entourer les poignées. Dans un effort démesuré, ils
réussirent à le soulever. Ils partirent en trébuchant, les jambes toutes
croches. Subitement, un des manchons du brancard cassa tout près d'un
mouchoir rouge. Les deux brancardiers perdirent l'équilibre et plantèrent, la
tête la première, dans un banc de neige, avec le fameux voyage de bois tout
éparpillé. Mes deux frères se prirent
d'un énorme fou rire. Je croyais qu'ils allaient mourir de rire! Et moi,
petit poucet, j'apprenais que c'est à force de coups maladroits comme
celui-là que l'on devient plus sage. LE
FEU ET L'EAU Dans ma parenté, j'avais, entre
autres, un oncle et une tante qui ne s'accordaient pas toujours. Souvent,
entre le frère et la soeur, c'était le feu et l'eau. Mon oncle Antonio Filion
et ma tante Rose-Anna Filion, frère et soeur de maman, étaient tous deux
mariés, chacun de leur côté, et demeuraient à Victoriaville. 1 À
brassée: transporter du bois avec ses bras. |
(P.115) Ouvrier ébéniste, oncle Antonio était
très doué pour la finition des maisons, des églises, etc. Ma tante Rose-Anna
n'avait que deux enfants adoptifs et disposait ainsi d'un peu de temps libre
pour coudre. Elle se portait spontanément volontaire pour aider maman dans sa
couture. Un jour, elle avait cousu un
surplis et une soutane pour un de mes frères qui devait faire son entrée dans
le choeur de l'église. La soutane terminée, elle
téléphona à maman pour lui annoncer la nouvelle. Maman, très contente, lui
dit: «Antonio est en train de bâtir une maison à Plessisville et il passe à
notre porte tous les matins. Donne-la lui et il me l'apportera.» Les relations n'étant pas au
beau fixe, tante Rose-Anna hésita pour ne pas se faire reprocher de bâdrer'
oncle Antonio. Alors maman lui dit: « Tiens, moi, j'vas
lui téléphoner. Toi, tu vas tout simplement lui porter le paquet. Je suis
sûre que pour moi, il va faire cela sans rien dire. » Ma tante lui répondit:
« C'est correct, j'vais y aller! » Maman téléphona donc à oncle
Antonio qui lui répondit: « Qu'elle me l'apporte tout de suite parce que je
pars et je suis ben pressé. » Maman ajouta: « Elle s'en va te porter le
paquet. Attends encore deux minutes avant de partir. Pour sauver du temps sur
la route de Plessisville, tu n'as qu'à ralentir et tirer le paquet, en
passant devant notre maison. On va être là pour le ramasser. » D'un ton
ferme, Antonio lança « Ben, soyez là! » Nous voilà donc aux abords de la route, prêts à
recevoir le paquet. De loin, on vit venir mon oncle Antonio. On le
reconnaissait facilement car il avait une Chevrolet décapotable à deux
sièges. Ça fonctionnait "à coup de pied". ' Bâdrer: déranger, ennuyer quelqu'un. (p.116) Il y
avait trois pédales pour le changement de vitesse et l'accélération se
faisait par une petite manette à gaz au volant. Il ralentit en passant devant
la maison et "garocha" le paquet, mais en le suivant des yeux...
Malheur! L'automobile sauta dans le fossé, frappa et cassa notre prunier,
puis se renversa sur le côté. Mon oncle sortit de là en beau fusil', vous pouvez
me croire! Il fulminait: « J'ai autre chose à faire que vos maudites
commissions'! Mes hommes attendent après moi pour travailler à Plessisville!
Mon "bumper3"
est tout croche! Comment qu'on va faire pour sortir
ça de là? » Papa dit aux petits gars
d'aller atteler les chevaux pour le sortir de là. Ce qui fut fait en l'espace
de sept ou huit minutes. Il repartit aussitôt, furieux. On ramassa vite le paquet
pour ensuite rentrer à la maison, pressés de faire essayer la soutane au
jeune. À la surprise de maman et du jeune, elle s'aperçut que tante RoseAnna
avait oublié, dans son énervement, de mettre le surplis dans le paquet.
L'entrée au choeur eut finalement lieu quand même la semaine suivante, ma
tante Rose Anna ayant jugé préférable de venir elle-même porter le surplis.
Il n'aurait pas fallu demander à oncle Antonio de faire la commission... une
deuxième fois! CHICANE
DE CROQUE-MORTS Un événement triste se produisit en 1927 chez notre voisin immédiat, Aurèle
Fréchette, qui perdit sa femme. Elle mourut lors d'un accouchement. Le
bébé Fernand, le sixième de la famille, lui survécut. On avait appelé le
docteur et monsieur le curé, mais à leur arrivée, elle était déjà bien morte. ' En beau fusil: très fâché. 2 Commissions: courses. 3 Bumper:
pare-choc. |
(P.117) Le pauvre homme attela son cheval et
descendit au village, afin d'acheter un cercueil et faire les arrangements
funéraires. Pendant ce temps, sa mère gardait les enfants. II faut dire que cette
année-là, à Princeville, un deuxième entrepreneur en pompes funèbres avait
ouvert un bureau et se lançait dans l'ensevelissement et les funérailles. M. Fréchette se dirigea en
premier chez le plus ancien entrepreneur et s'informa des prix et des arrangements.
Mais il ne prit pas de décision, disant qu'il se rendrait chez le nouvel
entrepreneur pour ensuite faire son choix. M. Fréchette s'en alla donc chez l'autre
entrepreneur. Par peur de se faire damer le pion, le premier entrepreneur
accourut à la maison des Fréchette. Il dit à la grand-mère en larmes: « M.
Fréchette m'a dit de venir faire l'exposition. » Il faut rappeler qu'à ce
moment-là, il n'y avait pas de salon funéraire' comme aujourd'hui. On
ensevelissait et exposait les morts sur place, dans la maison même du
défunt. L'entrepreneur passa donc à l'action et se dépêcha de tout faire
avant que M. Fréchette ne revienne. De son côté, M. Fréchette
avait pris arrangement avec l'autre entrepreneur avec lequel il revenait à sa
maison, en apportant le cercueil. En arrivant chez lui, ils aperçurent un
cheval et une voiture à la porte qui était bien celle du premier
entrepreneur. Ils entrèrent et constatèrent rapidement que la défunte était
déjà embaumée et exposée. 'Salon funéraire: Au Québec, contrairement à la France où les personnes
décédées sont immédiatement mises en terre, les défunts sont embaumés et
exposés dans leur cercueil pendant
trois jours, de manière à ce que tous puissent leur rendre un dernier
hommage. Cette tradition tient compte des grandes distances au Québec et des
tempêtes de neiges, qui autrefois, immobilisaient temporairement les
habitants dans leur campagne. (P.118) Une violente prise de bec s'en suivit! Les
deux entrepreneurs se parlèrent dans la face', comme on dit en bon québécois.
Ils se bombardèrent de paroles désobligeantes et agressives, de sorte que la
tension monta rapidement. M. Fréchette somma les deux
opposants de déguerpir au plus tôt et d'aller se quereller ailleurs pour ne
pas attirer davantage le malheur sur sa famille, par leur malhonnêteté. M. Fréchette tomba à genoux
près du cercueil, priant Dieu d'ouvrir immédiatement la porte du ciel à
Théodorat, sa femme. Il le pria aussi de l'aider à élever ses enfants,
puisqu'Il. lui avait retiré sa femme. M. Fréchette, qui était la
bonté même, fut exaucé dans sa prière car Dieu lui envoya une célibataire de
37 ans, remplie de courage, de bonté, de bonnes manières. Elle devint sa
deuxième femme après un an et demi de veuvage, qu'il avait passé de peine et
de misère avec sa mère et sa petite nièce de seize ans, venue pour tenir la
maison. Je me souviens que mes
parents relataient ces moments avec beaucoup de tristesse. C'était un voisin
en or. Pour nous rendre service, il abandonnait son propre travail, lorsqu'il
percevait qu'on avait besoin de secours. Je partage beaucoup de souvenirs
d'enfance avec cette famille, dont quatre enfants vivent encore aujourd'hui à
Victoriaville. LA CRISE ÉCONOMIQUE
(1929-1939) La crise se manifesta
d'abord par un ralentissement dans les affaires. Puis un bon matin, ce fut le
"krash" de la Bourse aux États-Unis et en Angleterre, puis à
Montréal et à Toronto. ' Se parler dans la face: se dire
ses quatre vérités. |
(P.119) Dans les journaux, on parlait des énormes
sommes d'argent perdues dans des transactions boursières. Un grand nombre de
personnes se retrouvaient dans la rue, complètement ruinées. On
annonçait des années difficiles. Ce qui se révéla exact. Toutes les manufactures
fermèrent une à une. On espérait toujours qu'elles rouvriraient mais
quelques-unes seulement fonctionnaient une journée ou deux par semaine. Les
travailleurs y gagnaient 0,35 $ par jour. Ici, à Princeville, l'abattoir
d'animaux était essentiel à la survie de la population, mais on n'y
travaillait généralement que deux jours par semaine. Seulement cinq personnes
travaillaient régulièrement à Princeville. Sur les cinq, trois étaient payées
raisonnablement, soit 1,50 $ par jour; ces hommes prenaient soin du chemin
de fer. Les deux autres étaient monsieur le curé et le vicaire qui assuraient
les services religieux. Mais ils avaient de la difficulté à percevoir la
dîme, parce que les paroissiens n'avaient plus un sou. Les cultivateurs essayaient
de payer leur dîme avec des patates, de l'avoine, du foin et du bois de
chauffage. Monsieur le curé gardait deux vaches pour avoir du lait et
entretenait un potager pour les légumes. Malheureusement, il avait bien trop
d'avoine, de patates, etc. Il ne savait qu'en faire. Et ça ne lui donnait pas
de viande à manger, à lui et à son vicaire. Il manquait aussi d'argent pour
acheter du savon, de l'huile, etc. Dans toute la paroisse, la situation était
identique: il n'y avait aucun argent à gagner. Les personnes qui avaient (P.120) prêté
de 1’argent, ne pouvaient
pas le retirer car les banques
étaient en faillite partout. LA CAISSE POPULAIRE LIQUIDÉE Ici à Princeville, la Caisse
populaire ne put tenir le coup et ferma ses portes. On procéda à l'évaluation
des biens et des hypothèques, puis on nomma des syndics - des gens de
Princeville - pour essayer de liquider les avoirs et répartir les restes aux
déposants et sociétaires. Les parts sociales, qui ne valaient pas
grand-chose, ne furent pas perdues, mais l'argent placé en dépôts ne fut couvert qu'à 12%,
retiré miette par miette, au cours des dix années qui suivirent la fermeture. Chez-nous, papa avait
quelques économies à la Caisse populaire et ailleurs, prêtées sur billets à
des amis ou à de la parenté. Ce n'est que quand les
choses reprirent
vraiment, soit en 1939, que les emprunteurs purent lui rendre ces
argents, sans intérêts depuis dix ans. Les gens survécurent comme par miracle. Personne
ne pu s'acheter de vêtements durant ces années-là. Plusieurs locataires ne
purent payer leur logement. Souvent, les propriétaires les gardaient quand
même, afin que la maison ne se détériore davantage. Tout le monde se plaignait
de la rareté des
chaussures. On n'en avait pas dix paires comme aujourd'hui! On en
avait une pour l'hiver et l'autre pour l'été. Constamment rapiécées et toutes
débraillées, elles ne tenaient qu'avec des cordes qui servaient de lacets. Pour le chauffage, les cultivateurs qui avaient
une forêt, permettaient à des gens du village d'aller s'en bûcher. |
(P.121) Mais ça
n'adonnait pas à tout le monde, car plusieurs n'avaient jamais bûché;
d'autres n'avaient pas de chaussures; enfin, d'autres avaient les tripes
vides et n'avaient pas la force d'aller bûcher. Chaque matin durant l'été, de 60 à 75 chômeurs se rassemblaient sur
le perron du magasin de
Philippe Lachance (aujourd'hui Duval et Raymond Inc.). Ils attendaient
que quelqu'un vienne éventuellement leur offrir du travail pour une journée
ou deux ou leur apporter quelque chose à manger. Il n'y avait pas de
bien-être social dans ce temps-là. Les Conseils du village et de la paroisse fournissaient
du bois de chauffage ou de la nourriture aux plus défavorisés. Les médecins
soignaient souvent sans être payés. Il y avait, dans toute cette population,
des jeunes qui auraient été prêts à se marier et à fonder un foyer, mais qui
durent retarder leur projets de dix ans. Les habits noirs devenaient rougeâtres, car trop
usés. Les dames les plus coquettes se faisaient des chapeaux de toilette avec
les vieux chapeaux de feutre appartenant à leur mari. Elles les remodelaient
et leur fixaient quelques plumes de poule bien agencées. Les gens qui avaient des
automobiles durent les remiser. Chacun rivalisait d'ingéniosité pour faire
quelque chose de rien, pour se tirer d'affaire. PETITES INVENTIONS Plusieurs petites inventions domestiques datent de
cette époque. On faisait, par exemple, des bouquets de fleurs
avec des boîtes de conserve vides taillées par petites lisières. Les (p.122) peaux
d'anguilles, qu'on prenait à la pêche, servaient comme fonds de chaises. Certaines femmes avisées
faisaient bouillir longuement des sacs de farine, pour les décolorer et en
faire des vêtements, sous-vêtements, robes de cuisine, tabliers et torchons
de vaisselle. Elles ne réussissaient pas toujours à merveille. Souvent, ça
donnait de curieux résultats. Je me rappelle avoir vu des petites filles se promener
avec des robes ou vêtements estampés dans le dos, du nom de la farine Five
Rose ou Ogilvy. On ramassait volontiers les bouts de cigarettes
pour fumer. Pourtant le tabac ne se vendait pas cher. Un paquet de tabac
ZigZag se vendait 0,10 $ et un paquet de papier à rouler coûtait 0,05 $, mais
plusieurs n'avaient pas les 0,15 $ pour s'en procurer. Les mères de famille
inventaient des recettes de cuisine pas dispendieuses1. C'est
ainsi qu'est né le "pouding aux chômeurs2." Comme on n'avait rien à
faire, alors on se réunissait et on se creusait la tête pour trouver des
moyens d'arracher sa vie. Ceux qui n'avaient pas de poêle s'en fabriquèrent
avec des barils d'huile vides, installés de diverses façons, soit simple,
double ou triple selon la grandeur de la pièce à chauffer. On avait baptisé
ce genre de système de chauffage du nom de "truie du chômeur", à
cause de la forme allongée du poêle. Pour les cultivateurs qui
avaient besoin d'un aide-fermier, le gouvernement offrait de le payer 20 $
par mois. Le cultivateur devait le nourrir à sa table, le loger, faire sa
lessive et lui fournir son tabac, et si possible, ajouter quelques dollars
aux 20 $ du gouvernement. En réalité, pas un seul cultivateur n'était en
mesure d'ajouter des sous. 1
Dispendieux: vieux mot français signifiant "cher". Z Pouding
aux chômeurs: dessert à l'érable. |
(P.123)
Durant l'été, on vendait le lait 0,50 $ les 100 livres (45 kg) et
l'hiver 0,60 $. Pour les oeufs, 0,11 $ la douzaine et ce, quand on trouvait
quelqu'un qui avait de l'argent pour nous les payer. Pour les peaux de veau,
0,25 $. Au printemps, 0,05 $ ou 0,06 $ la livre (0,45 kg) de sucre d'érable. Mon père dut attendre deux
ans avant de pouvoir vendre un gros boeuf de 1 200 livres (545 kg). Les commerçants
d'animaux se plaignaient que le marché était par terre et qu'il n'y avait pas
de demande. De semaine en semaine, disait-on, ça devait s'améliorer. Mais
c'était toujours la même chose. Au bout de deux ans, Adélard Roy, commerçant
d'animaux de Saint-Norbert, nous offrit 10 $ pour un boeuf et papa n'hésita pas à le lui
vendre. On avait déjà vendu deux
vaches, maigres il faut le dire, à l'hôpital de Plessisville, au prix de 5 $
la vache. En plus, il fallut aller les leur livrer par une journée de grosse
tempête d'hiver! Les gens ne se promenaient pas comme aujourd'hui, avec
des billets de 50 $ ou 100 $ dans leurs poches. Non, ce qui traînait au fond
de leurs poches, c'étaient des billets de 1$ ou 2 $. Les 5 $ étaient rares et
les 10 $ quasi introuvables. PAS DE DETTES À la maison, nous n'avons
pas trop souffert de la crise économique parce que papa n'avait pas de
dettes, donc pas de paiements à faire. Il fallait simplement réduire le nombre de choses
qu'on devait acheter. On avait notre lait, nos oeufs, notre bois de chauffage
et notre j ardinage. Il fallait cependant acheter la farine aux 100 (P.124) livres (45 kg) pour cuire notre pain, le
sucre blanc et la cassonade aux 100 livres (45 kg), le gros sel au sac de
140 livres (63 kg), le beurre d'arachides à la chaudière de 10 livres (4,5
kg), la mélasse à la cruche, le beurre aux 50 livres (22 kg), le thé à la
livre, l'huile de charbon pour s'éclairer à la maison et à l'étable, le savon
pour laver le linge et le "savon d'odeur" pour la toilette, enfin
du riz et des conserves, du saumon en boîte, etc. Mais plusieurs personnes
étaient endettées, soit par divers emprunts d'argent ou par paiements pour
leur terre. Plusieurs créanciers attendaient patiemment, se disant qu'il ne
servait à rien d'essayer de les faire collecter. D'autres mettaient leurs
débiteurs en faillite, mais ne retiraient pas plus d'argent et les pauvres
hommes se retrouvaient carrément dans la rue, avec leur famille. Le gouvernement avait passé une loi qui portait le nom de
Concordat. Elle permettait au débiteur qui se sentait menacé par ses
créanciers de s'en servir pour arrêter ses paiements ou obligations, tant que
la crise durerait. Les créanciers ne pouvaient plus rien faire contre eux.
Les emprunteurs étaient libérés de la peur constante de perdre leur terre et
continuaient d'essayer de survivre. Après la crise, plusieurs de
ces gens-là payèrent leurs créanciers, mais d'autres ne le firent jamais.
Quelques-uns, par malhonnêteté, d'autres parce que dans l'impossibilité, dû à
la maladie ou autre malheur qui s'était abattu sur eux au cours des années. COLONISATION DE L ABITIBI Au plus fort de la crise et
même après, plusieurs familles de Princeville durent partir pour coloniser
des lots en bois debout en Abitibi, dans le Nord-Ouest du Québec. |
(P.125) Le gouvernement assurait leur transport et
leur donnait 50 $. Là, le colon devait arracher sa vie et défricher un
certain nombre d'arpents par année. Lors de leur départ de Princeville en
train, nous, les enfants d'école, allions leur souhaiter bon voyage et bonne
chance. Ils en avaient bien besoin, entassés comme ils étaient avec chacun
leurs bagages, dans des cages de "fret". Un départ, ce n'est jamais
joyeux, mais ceux-là faisaient pleurer toutes les personnes présentes. Ça
crevait le coeur! Quelques-unes de ces familles avaient des enfants à
l'école, dans ma classe. Je me rappelle que la soeur directrice nous avait
donné la permission d'aller les reconduire à la gare du chemin de fer. Et la vie allait ainsi en
pleine crise économique. Alors que les gens souffraient de faim, les
dirigeants municipaux se creusaient la tête pour trouver un moyen de parer à
la situation. M. Oscar
Girouard, qui était maire à l'époque, décida, de concert avec M. Émile Bélanger, d'acheter à
eux deux, une terre à bois et de la faire bûcher par les chômeurs. On
commençait à dire que la crise serait terminée l'année prochaine. IIs se
dirent: « Même si on ne trouve pas à vendre notre bois cette année, l'an
prochain, ça va aller mieux puis on le vendra. » Ce fut une décision
bénéfique, surtout pour les chômeurs. Plusieurs ramassèrent des déchets de
bois en bûchant, tout en étant payés pour le faire. Une autre bonne décision
avait aussi été prise cette année-là: celle de démolir le vieil Hôtel de
Ville qui datait de 1850 et d'en construire un nouveau, avec l'argent du gouvernement.
Cela donna du travail à une vingtaine de personnes durant quelques mois.
Tout le monde était enthousiaste à cette idée, excepté ceux qui ne sont
jamais contents. (p.126) CONFIRMATION... NAUSÉABONDE Dans ce temps-là, Mgr Hermann Bruneau, évêque de Nicolet, venait à
Princeville, tous les trois ans, pour confirmer les jeunes. Environ
150 enfants, autant filles que garçons, se présentaient à la cérémonie. En
1931, à neuf ans, ce fut mon tour. On faisait de grands
préparatifs dans la paroisse, en vue de la venue de l'évêque. On instruisait
d'abord les jeunes sur le sacrement qu'ils allaient bientôt recevoir, en leur
faisant le catéchisme au sous-sol de l'église. Cette période durait quinze jours
et se terminait par une journée de prière, dite de retraite. Quant aux paroissiens, ils
pavoisaient leurs demeures et les alentours de l'église pour l'arrivée et le
temps de la visite de l'évêque. Généralement, les marguilliers et autres
notables de la paroisse allaient à sa rencontre au pont, chez De Billy, entre
Victoriaville et Princeville. Le bedeau, grimpé dans le
clocher, surveillait les approches du village. Dès qu'il apercevait le
défilé, il sonnait les cloches à toute volée, tant que l'évêque n'était pas
entré dans l'église. Tout essoufflé et trempé comme une lavette, le
bedeau abandonnait les câbles pour courir en arrière du maître-autel, afin de
préparer l'encens et l'encensoir. Heureusement qu'il se faisait aider par des
petits gars, car il en avait plein les bras avec les cloches et tous les
autres travaux! Aussitôt entré dans
l'église, l'évêque faisait une courte allocution de circonstance pour saluer
les paroissiens. Ensuite, il donnait congé à l'assistance, en l'invitant à
la cérémo- |
(p.127) nie de
confirmation qui avait lieu le lendemain, à 9 h de l'avant-midi. Lors de l'administration du
sacrement, l'évêque était toujours accompagné d'un prêtre de l'évêché et du
marguillier en charge. Son épouse servait de témoin universel pour ceux et
celles qui recevraient la confirmation. Cette année-là, M. François-Xavier Lacroix,
alors marguillier en charge et son épouse, valeureuse dame posée et bien
mise, avaient pris place aux côtés de Mgr Bruneau. CÉRÉMONIES IMPRESSIONNANTES Tous les enfants se
rendirent en face du choeur. Le vicaire Gagnon les plaça alors en rangées.
Les plus petits en avant, les plus grands en arrière; les garçons du côté de
l'Évangile à gauche, les filles du côté de l'Épître à droite. L'évêque adressa quelques
mots aux enfants et aux parents avant de commencer à administrer le
sacrement. Chacun des enfants devait, tour à tour, quitter son rang et monter
dans le choeur sur le tapis rouge, jusqu'à l'évêque, qui donnait la
confirmation et le soufflet sur la joue (signe sensible du sacrement). À la fin de la cérémonie,
l'évêque faisait valoir les mérites de la vocation d'apôtre qui venait de
nous être conférée par le sacrement de confirmation. Au total, la cérémonie
durait environ 45 minutes. De telles cérémonies nous
impressionnaient au plus haut point, nous les jeunes, mais étaient aussi,
parfois, très gênantes pour certains enfants. Par exemple, il arrivait souvent que des jeunes
s'évanouissaient tandis que d'autres rougissaient de gêne, (p.128) abîmés par les sueurs'. Nous devions nous
tenir le corps droit, bien sanglés dans nos vêtements spéciaux. Pour les garçons: culotte
courte en haut du genou, bas golf, "blazer" bleu marin avec chemise
blanche, cravate et brassard blanc au bras gauche. Pour les petites filles:
robe blanche avec grand voile, bas blancs et gants blancs. Moi, comme j'ai toujours été
grand pour mon âge, on m'avait placé dans la dernière rangée, avec trois ou
quatre autres aussi grands que moi. Mon voisin de droite, qui devait se rendre devant
l'évêque un peu avant moi, commençait à fatiguer. Il piétinait et se
tortillait. Sa figure changeait de couleur, passant du rouge au vert. Ce qui
devait arriver, arriva... Une odeur significative me monta au nez! IL LAISSE SA TRACE JUSQIU'À L'ÉVÊQUE , Son tour arrivé, il décida quand même de s'avancer
comme les autres. À chaque pas, la situation s'aggravait... Les mollets tout
dégoulinants, il fit sa trace jusqu'à l'évêque. Devant cette situation hors contrôle, la cérémonie
fut interrompue. Tous restèrent bouche bée, paralysés, ne sachant que faire.
Dans de telles circonstances, qui doit intervenir? Les servants, le témoin
universel, le vicaire, le curé ou l'évêque? Tout à coup, madame Lacroix,
qui agissait comme témoin universel, se pinça le nez avec la main droite et,
avec beaucoup de courage, rejoignit le pauvre malheureux. D'un geste
maternel, elle le serra contre elle et finalement,
l'évêque lui donna la confirmation. On fit appel au bedeau pour ramasser les
dégâts. ' Abîmé par les sueurs: visage boursoufflé et défait par
les sueurs. |
(P.129) Quand mon tour et celui des trois derniers
garçons arrivèrent, le bedeau n'avait pas encore eu le temps de s'exécuter
avec sa cuvette d'eau et sa moppe1. On fit donc le trajet vers
l'évêque en serpentant comme dans un slalom autour des traces odorantes. Que Dieu me pardonne, mais nous avons été confirmés
dans l'Esprit-Saint et dans la m...! Aujourd'hui, si je rigole en vous racontant cela,
ce n'est aucunement par méchanceté. Quand l'événement se produisit, j'étais
aussi mal à l'aise que mon compagnon. J'avais beaucoup de peine pour lui. Ça
aurait pu être moi. Une telle chose peut arriver à n'importe qui. Par la suite, mon amitié
pour lui grandit. Il demeurait à un bout de la paroisse et moi à l'autre
bout. On ne se rencontrait que le dimanche, après la grand-messe. Devenu
adulte, il quitta sa famille pour faire sa vie à l'extérieur de Princeville.
Je crois qu'il vit maintenant à Louiseville, au nord du fleuve. J'aimerais
bien le revoir. MARIAGE
EN GUIRLANDES Un autre événement digne de
mention survint cette année-là. Marie-Anne Baillargeon, la fille de notre
voisin Louis Baillargeon, se maria avec mon cousin Edgar Filion. Ce qui me frappa le plus, c'est le défilé qui
accompagnait les mariages à l'époque. Comme les automobiles étaient encore
rares dans ces années-là, tout le monde allait aux mariages en voitures à
cheval. Au mariage de mon cousin, une quinzaine de voitures, avec trois ou
quatre personnes à bord, défilaient toutes décorées de multiples guirlandes
de papier de couleur, soit entrelacées 1 Moppe: balai fait de cordes flexibles. (p.130) dans les raies des roues, au bout du fouet
ou sur les chevaux qui trottinaient, pompons aux brides, rubans rouges ou des
bagues argentées à la queue. La dernière voiture du
convoi fut celle qui retint mon attention, sans doute parce que le cheval qui
la tirait n'était pas décoré. Elle transportait nuls
autres que les deux beaux-pères, Louis Baillargeon, père de la mariée et mon
oncle Wilbrod Filion, père du marié. Ils fumaient chacun une pipée de tabac
canadien. Comme ils étaient sourds
tous les deux, ils se criaient par la tête pour se comprendre, s'interrogeant
et s'obstinant sur l'heure du souper qui devait avoir lieu chez mon oncle
Wilbrod. Mes parents étaient de la noce, mais nous, les enfants, devions
garder la maison. Nous n'avons cependant pas tout raté, puisque nous avons pu
voir le défilé. PRESQUE SEUL C'est également en 1931 que
mon frère Hermann partit pour le Juniorat des Pères Montfortains, à
Papineauville, près d'Ottawa, pour y rejoindre mon autre frère Clément. Je me
retrouvais seul et triste pour jouer et m'amuser. Mon frère Gérard, déjà
devenu un homme, travaillait sur la terre avec mon père. J'allais à l'école
du 9e rang et quand je revenais à la maison le soir, je trouvais la maison
bien vide. Par chance que maman m'attendait! C'était toute une fête quand
Clément et Hermann arrivaient pour les vacances de Noël! J'aidais maman dans la maison. Je charroyais le
lait pour l'usage de la table. Je remplissais les lampes d'huile et je
nettoyais les globes avec du papier journal. Je mouchais les mèches,
c'est-à-dire que je taillais les pointes des mèches pour |
(p.131) qu'elles
fournissent un bon éclairage. Je faisais bien sûr mes leçons et devoirs. PARTIE
DE SUCRE Je vais maintenant vous parler un peu d'un autre
genre de réjouissance auquel je prenais part. Chaque année, M. Napoléon Simard nous
invitait à aller dîner à sa cabane à sucre. Plusieurs parents et amis s'empressaient de
répondre à l'invitation. Comme il y avait plusieurs jeunesses chez M. Simard,
on invitait également les jeunes du rang. Même si j'étais encore enfant,
j'avais le privilège d'être invité, parce qu'un des fils de M. Simard,
François de son petit nom, avait sensiblement le même âge que moi. Du fait que la cuisine de la
cabane à sucre n'était pas grande, il fallait faire plusieurs tablées pour
permettre à tout le monde de manger. On nous servait du jambon
fumé à la maison dans une boucanière' spéciale, puis des oeufs cuits dans le
sirop d'érable fait à la cabane et des grillades de lard salé. Ces véritables
grillades ne se comparent pas du tout avec ce qu'on nous sert aujourd'hui
dans les cabanes à sucre et qu'on appelle oreilles de Christ2.
Elles avaient deux pouces (5 cm) de large, avec beaucoup de gras et très peu
de maigre. Après la trempette3, quand tout le monde s'était bien
bourré, on goûtait au réduit4, puis c'était le léchage de la
palette après l'avoir trempée dans le sirop et pour terminer, la dégustation
de la tire5 sur la neige. ' Boucanière: fumoir. 2Oreilles de Christ: couennes de lard grillées. 3Trempette: recette au sirop d'érable. 4 Réduit: étape intermédiaire entre l'eau d'érable
évaporée et le sirop issu d'une évaporation plus élaborée. 5 Tire: sirop d'érable durci par la neige. (P.132) Comme le sucre et le
sirop ne se vendaient pas cher, à cette époque-là, on était moins scrupuleux
sur son usage. Un peu malicieusement, on prenait plaisir à coller sa palette
dans le visage des autres jeunes pour les barbouiller. Un autre tour
consistait à se passer la main sous la panne d'évaporation noircie de fumée
pour ensuite l'essuyer dans la figure des voisins. Du noir de fumée, ça fait
un joli mélange avec de la tire d'érable! Ça devenait une mascarade improvisée qui amusait
bien les jeunes. Les mères regimbaient, car les vêtements n'étaient pas
épargnés. Les jeunes filles se réveillaient le lendemain la peau du visage
brûlée par la tire chaude et le noir de fumée, mais ça faisait de bonnes
photos-souvenirs. Les parents les plus
patients étaient M. et Mme Simard, qui enduraient le tapage des jeunes, sans
maugréer. François et moi en avions plein la vue! À chaque printemps, j'avais
toujours hâte de recevoir l'invitation tant attendue! À l'occasion, le
samedi, j'allais passer la journée à la cabane avec François. Je revenais à
la maison, resté à plat'. Quels heureux souvenirs d'enfance! UNE "VUE" DE CHARLIE
CHAPLIN À cette époque, le cinéma
commençait à faire son apparition. Le mot "cinéma" ne faisant guère
partie du vocabulaire, tout le monde allait plutôt aux "vues
animées." Clément et Hermann, âgés
maintenant de treize et quinze ans, avaient obtenu la permission de papa et
maman, de prendre la voiture et le cheval pour se rendre au village, un
dimanche soir, assister aux vues animées. 1 Resté à plat: mort de fatigue. |
(p.133) La seule condition consistait à assister
auparavant aux vêpres à l'église. Les vues devaient être projetées à
l'extérieur sur un écran
de fortune, installé sur les murs du hangar de M. Louis Marchand, le
père de Mme Lionel Baril, dont le mari allait devenir un citoyen important de
Princeville. En entendant parler de ça, j'eus immédiatement
envie d'y aller. Mon jeune âge posait un problème. À force de tourmenter mon
père et ma mère, ils finirent par consentir. Clément et Hermann durent promettre
de bien me surveiller et prendre soin de moi. Ah, que j'étais content! Tel que prévu, nous avons assisté aux vêpres, puis
nous nous sommes aussitôt dirigés près du hangar de M. Marchand. Il y avait
là à peu près 100
personnes. Aussi curieux que cela puisse sembler aujourd'hui, ça ne
coûtait rien. Mais les organisateurs passaient le chapeau. Charlie Chaplin, la grande vedette de l'heure,
bougeait sur l'écran d'une manière très rapide et saccadée. Il n'y avait
aucun effet sonore, ni parole. Fallait deviner l'histoire, s'il y en avait
une! Ce soir-là, après un spectacle si nouveau, je me suis couché heureux. J'avais neuf ans. Jour après
jour, je devenais de plus en plus éveillé. J'essayais de ne rien manquer! Je
vivais avec des grandes personnes. Je ne comprenais pas toujours ce qui se
passait. LA MAGIE DE L'ÉLECTRICITÉ La venue de l'électricité, dans notre maison, fut vraiment
l'événement de l'année
1930. (p.134) À ma connaissance, une ligne électrique
passait déjà dans notre rang, en provenance, disait-on, de Thetford Mines.
Mais tous les gens du rang s'éclairaient encore à la lampe, exception faite
de trois cultivateurs, Ludger
Pellerin, Arsène Baril et Napoléon Simard, qui étaient reliés à cette
ligne et qui bénéficiaient des services de l'électricité, en payant
évidemment. Fait assez curieux, c'est un
prêtre, l'abbé Alcide
Pellerin, frère de Ludger, qui avait branché chacune de leurs maisons.
Lors de ses études au Séminaire de Nicolet, il avait pris des cours
parascolaires en électricité. Ce n'est qu'en 1930 que le
gouvernement Duplessis décréta l'électrification rurale prioritaire. Il en
fit une loi qui obligea les compagnies privées d'électricité à fournir rapidement
le courant, au plus grand nombre possible de cultivateurs. Dans notre cas, la compagnie privée The
Shawinigan Water and Power devait nous desservir. Contrairement à ce que l'on pourrait penser
aujourd'hui, c'est avec beaucoup d'hésitation que les gens dirent timidement
oui à l'électricité. Ils voyaient dans ce progrès, un genre d'hypothèque ou
de dette dont ils devraient payer les intérêts chaque mois. Au départ, le tarif d'abonnement se
chiffrait à 0,75 $ par
mois. Avec l'ajout de fractions de sous pour les kilowatts consommés
durant le mois, le coût total pouvait s'élever à 1,50$ par mois. Un percepteur viendrait chaque mois
faire la lecture du compteur et établirait sur place le compte que l'on
devrait payer comptant. |
(p.135) Les gens avaient bien peur de cela. II
faut dire que la crise économique commençait et nul prophète n'aurait su dire
quand elle se terminerait. Par fierté et par peur du ridicule de ne pas
suivre le progrès, chacun avait finalement décidé d'embarquer même si, en
fait, personne n'était obligé de le faire. LA LUMIÈRE JAILLIT Électricien et patrouilleur
sur la maintenance des lignes et de la centrale téléphonique de la compagnie
de téléphone de Stanfold (ancien nom de Princeville), M. Lucien Charest ratissa
les rangs, maison par maison, pour faire signer le contrat d'approvisionnement en électricité.
Aussitôt sa tournée faite, les travaux débutèrent partout dans les rangs. Chez-nous, la lumière jaillit le soir du 24
décembre 1930. Un inspecteur était venu vérifier l'installation, poser les
dernières ampoules et le lustre dans le salon, achever le branchement des prises
de courant et enfin nous donner la lumière. Quelle joie et quel
étonnement de voir aussi clair! Pour être bien honnête, c'était le jour et la
nuit, comparé aux pâles reflets des lampes à l'huile. Les travaux d'installation
et de branchement avaient duré trois jours chez-nous et avaient coûté en
tout, temps et matériel
compris, 120 $ que papa avait remis à M. Charest, le soir même, en
argent. Nous avions dans la maison six lumières, dont une
dans la cave, une à l'extérieur au coin de la maison et une dans le fournil.
À l'étable, nous en avions cinq: une dans chaque grange et une à l'extérieur
de la porte de l'étable pour voir clair, quand on attellerait le cheval sur
la voiture. (p.136) C'était merveilleux, surtout quand des
veilleuxl arrivaient près de la maison le soir, à la tombée de la
nuit. De l'intérieur, on avait juste à lever le piton, comme on disait, et au
même instant, la cour devenait toute éclairée. Le coût de l'électricité
demeura faible pendant longtemps; mais au fil des ans, la facture s'éleva,
comme pour les autres choses. ATTENTION À LA CHATTE! Je vais vous raconter ici deux événements qui se
déroulèrent dans le fournil. Pour ceux qui ne seraient
pas familiers avec ce mot, disons que le fournil était un appentis, une sorte
de maisonnette accolée à la maison même. Le fournil servait en quelque sorte
de vestibule. Le printemps et l'été, on enlevait nos habits de travail là,
avant d'entrer dans la maison. On y recueillait aussi l'eau de pluie pour
faire le lavage, parce que notre eau souterraine était trop dure. On y
mettait aussi à sécher le linge frais lavé sur des cordes disposées à cet
effet. Bref, ça servait un peu à toutes sortes de choses, selon les
occasions. Un printemps, la chatte avait eu
des châtons et s'était installée dans un coin du fournil, bien chez elle,
avec sa progéniture. À cette époque, papa avait
embauché un homme pour l'aider sur la ferme. Un beau soir, notre homme
engagé, un nommé Turmen, revint à la maison vers 10 h le soir, après être
allé au village se faire couper les cheveux. En entrant dans le fournil, il referma
immédiatement la porte dans l'intention de la barrer pour la nuit, pensant
qu'il 1 Veilleux: personne qui aime s'attarder lors de soirées de groupe. |
(p.137) ne viendrait plus personne à cette heure-là.
Cela se passait dans la noirceur la plus complète. Tout à coup, un vacarme
épouvantable de cris et de sacres' ébranla le fournil. Une bataille en règle s'y déroulait. La chatte,
surprise avec sa progéniture, avait sauté sur lui et était en train de lui
régler son cas. Elle avait tout déchiré sa jambe de pantalon, lui avait
descendu une griffade sur le mollet et l'avait mordu à plusieurs endroits à
la hauteur de la cheville. À la suite de cette bataille
mémorable, Turmen avait demandé à papa une couple de journées de répit. Maman
lui désinfectait ses plaies tous les jours, pour éviter que ses blessures ne
s'aggravent. TÊTE PREMIÈRE DANS LE TAS DE PATATE L'autre événement se déroula également dans le
fournil, au printemps. Un matin de pluie, papa décida qu'il n'y avait rien à
faire à l'extérieur par une température pareille. Alors il décida: « On va
égermer nos patates ce matin. Du moment qu'il fera beau, on sera prêt à les
semer. » Le travail consistait à
prendre les patates une par une et à les couper par morceaux, peu importe la
grosseur, mais en morceaux qui contenaient au moins trois germes. Facile à
faire, mais très ennuyant... On s'installa donc dans le
fournil près de la montagne de patates. À genoux ou assis par terre, on
travaillait ferme, avec notre chien qui suivait le déroulement des activités. Comme la pluie tombait en
trombe et que le vent la poussait presque sur notre tas de patates, on décida
de fermer la porte sans la barrer. Ah! C'était bien mieux ainsi! ' Sacres: jurons. (p.138) Tout à coup, le percepteur des comptes
d'électricité arriva près de la maison pour prendre la lecture du compteur et
se faire payer. Il se faisait conduire par un taxi. Parce que la pluie
tombait drue, le taxi s'approcha le plus près possible de la porte du fournil,
mais il restait bien une vingtaine de pieds (6 m) entre l'automobile et la
porte, quand il s'arrêta. À l'intérieur, nous n'avions
pas connaissance de ce qui se passait. Le percepteur descendit en vitesse de
la voiture, avec son cartable sous le bras. Dans une course folle, il arriva
près de la porte. Comme le plancher de bois devant le fournil était trempé,
les deux pieds lui partirent en l'air, la porte s'ouvrit et il culbuta, la
tête la première, dans notre tas de patates. Le cartable et le crayon s'envolèrent
d'un bord et les lunettes de l'autre. Notre chien, qui n'avait peur de personne, lui
sauta au cou. Heureusement que nous sommes intervenus rapidement, parce qu'il
se faisait dévorer tout rond. Il s'en tira avec un mal de reins. Le mois
suivant, il marchait encore tout écréhanchél. MORT EN ALLUMANT SON POÊLE La même année, un père de
famille du nom de Wilfrid Grenier mourut des brûlures qu'il s'était infligées
en allumant son poêle avec de l'huile de charbon, un dimanche matin. II
demeurait au village et était marié avec Alphonsine Baillargeon, la fille de
notre voisin, Louis Baillargeon. Il avait huit enfants qui sont venus passer
l'été chez leur grand-père, à la suite de ce drame. DES FILLES À LA MAISON! Le frère de
maman, Horace Filion, demeurait à Montréal avec ses sept enfants qui se
trouvaient être nos cousins et ' Écréhanché:
défait, déhanché, ébranlé. |
(P.139) cousines. Quand Clément et Hermann
partaient pour le Séminaire de Papineauville ou en revenaient, ils faisaient
escale à Montréal, chez cet oncle. Parmi les enfants, il y avait deux cousines,
Andréa et Rollande, du même âge que Clément et Hermann. Vers l'âge de dix-huit ou
dix-neuf ans, elles obtinrent de leurs parents, la permission de venir passer
quinze jours ou trois semaines dans notre région, soit chez-nous ou chez
d'autres parents à Victoriaville. À chaque année, nous les attendions avec
impatience sur la ferme, lors des vacances d'été. Pour des petites filles
élevées dans la grande ville de Montréal, elles se débrouillaient fort bien
sur les voyages de foin, dans les champs, avec les animaux, etc. Leur venue attirait chez
nous d'autres jeunes du rang. On rigolait et on jouait aux pichenottesl.
On faisait aussi tourner des disques et elles nous apprenaient des pas de
danse. Elles se mettaient du rouge sur les ongles, ce qui n'était pas
ordinaire à Princeville, à cette époque-là. Maman ne prisait guère de telles
allures qui, pensait-elle, reflétaient les moeurs de la ville. Car, dans le
fond, elle avait peur pour ses garçons, Clément et Hermann. Elle surveillait
la situation de près sans toutefois intervenir trop souvent. Les deux filles avaient
assuré leur mère qu'il ne se passerait rien de répréhensible durant leurs
vacances chez nous. Effectivement, tout se passa dans l'ordre. ' Pichenottes: jeu de table qui consiste à faire entrer
de petits disques de bois troués dans des poches en les propulsant avec un
doigt. (P.140) LA
MAISON À L'ENVERS Un beau dimanche, en
revenant de la messe, on se rendit compte qu'il s'était passé quelque chose
de bizarre durant notre absence. Il faut dire que mes cousines avaient un sens de
l'humour un peu spécial. Les plantes d'intérieur
avaient été sorties à l'extérieur. On retrouva la fenêtre du fournil enlevée.
À l'intérieur de la maison, on vit une chaise accrochée dans chacune des
fenêtres, le pot de chambre dans le milieu de la place, la moppe et le balai
sur le poêle, etc. La maison était sans dessus-dessous. Sur la table, elles
avaient laissé une note: « Cherchez-nous! Si vous ne nous trouvez pas,
appelez-nous et nous viendrons. Nous avons une surprise pour vous! » On les chercha donc en vain
à la grandeur de la maison. En sortant, on aperçut Andréa et Rollande
dissimulées sous un pommier. Maman pardonna bien vite
cette frasque, d'autant plus qu'elles avaient profité de cette occasion pour
lui remettre un petit cadeau. Maman développa le paquet. C'était un beau fer-à-repasser
électrique. Maman fut surprise, elle qui avait toujours fait son repassage
avec des fers chauffés sur le poêle de la cuisine, même si on avait
l'électricité depuis le Noël précédent. Ce fut un cadeau fort bien choisi et
fort apprécié de maman. Comme nous n'avions pas de filles chez-nous, elles
nous amusaient beaucoup parce qu'elles étaient particulièrement enjouées,
ratoureusesl et joyeuses. Elles s'accommodaient aisément des
"antiquités" de la campagne, telles la pompe à bras pour l'eau et
le pot de chambre. 1 Ratoureuses: qui jouent des tours. |
(P.141) LE FILS MANGE' LA TERRE DE SON PÈRE... Tandis que l'on s'amusait
chez-nous, la mort visita le voisin, M. Louis Baillargeon, que l'on appelait
Ti-Louis. Veuf d'une deuxième femme depuis longtemps déjà, il décéda au cours
de l'été. Il vivait sur sa ferme avec
un garçon et une fille de la deuxième famille. Tous deux célibataires, ils
étaient devenus vieux garçon et vieille fille. Comme il arrivait souvent à
l'époque, ils n'avaient jamais eu droit à la conduite des affaires, ni jamais
touché un sou de salaire. Ils étaient donc confinés à demeurer à la maison,
sans un sou. En héritage, le père Louis
laissa à ce garçon toute la terre paternelle, une petite terre non
loin de chez eux, une grande terre à bois ainsi que tout l'équipement agricole,
des animaux et deux vieux chevaux de travail. Le garçon (Émile Baillargeon), qui devait avoir
environ 30 ans, tomba donc, du jour au lendemain, roi et maître du domaine
familial. Je ne sais pas si c'est par manque d'habileté, par négligence ou
volontairement, mais en l'espace de seulement deux ans, il mangea
complètement les terres et tous les biens laissés en héritage par son père. Pour gagner sa vie, il fut obligé de travailler de nuit
à la manufacture de meubles de Princeville. Cela est d'autant plus curieux
qu'il ne buvait pas, ne fumait pas et ne "courait" pas les filles.
Comment expliquer une telle déconfiture? 'Manger: dilapider. DRÔLE DE FAÇON DE CALCULER Il commença par abattre les deux vieux chevaux et
en acheta deux beaux noirs qui se révélèrent moins bons que ses vieux. Il
acheta, à gros prix, une belle paire de harnais neufs. Il engagea des hommes
pour bûcher du bois et joua au contremaître. Le printemps arrivé, il
s'enticha d'une blonde à Saint-Norbert (aujourd'hui Norbertville, situé à
quelques milles de Princeville). Sa famille possédait une grosse sucrerie.
Son futur beau-père l'engagea à 0,50 $ par jour pour faire les sucres à
Saint-Norbert, pendant que lui payait un autre homme 1$ par jour à
Princeville, pour prendre soin de sa business'. Drôle de façon de calculer! À la fin d'avril, il revint chez lui, à
Princeville, et décida de s'acheter une automobile, une Pontiac neuve. Il se
promenait dans les champs avec son auto. Bien qu'il demeurait
à seulement deux pas de chez-nous, il prenait son auto pour venir nous voir. Un beau jour, il vit un chat
traverser la route devant lui. Il partit immédiatement à sa poursuite avec
son auto. Le chat se sauva dans le champ et Émile suivit par derrière, avec
son auto neuve. Il fit des choses du même genre
tout au long de l'année. Par exemple, à l'automne, il décida de labourer la
moitié de la terre mais au printemps, il ne l'ensemença pas. Au bout de deux ans, à l'automne,
il fit cession de ses biens, en faveur de ses créanciers. Quand tout fut
vendu par le shériff, la recette n'atteignit que 10% de la valeur des biens
vendus. 1 Business: exploitation commerciale. |
(P.143) De tels événements ne s'étaient jamais
vus dans les environs. Les gens en parlèrent pendant très longtemps! Émile
travailla quelques années à Princeville puis déménagea à Montréal pour
oeuvrer comme gardien de nuit dans un hôpital. Il se maria à l'âge de 60 ans.
II est maintenant décédé. CARNAVAL
À L ÉCOLE Pendant ces années-là, je fréquentais l'école du
9e rang où de temps en temps, ça virait en carnaval. Élève assidu, je n'étais cependant pas un premier
de classe. Les mathématiques me faisaient énormément peur. L'histoire sainte,
l'histoire du Canada et la géographie constituaient mes matières fortes. Je
peinais sur la grammaire. Il me fallait beaucoup d'explications pour bien
comprendre. Tout cela, combiné à peut-être un peu de paresse, donnait des
résultats plutôt médiocres. Pour reprendre l'expression de mon ami Paul
Morissette, ça "passait ben juste"! Plusieurs bons souvenirs de ces années scolaires
sont restés gravés dans ma mémoire. Il serait trop long de vous les rapporter
tous en détail. Je vais plus simplement vous citer quelques faits marquants
et vous dire un peu de quelle manière les choses se passaient. LA STRAP' À L'HONNEUR Ma première maîtresse d'école fut Cécile Barthel.
Elle en remplaçait une autre qui avait dû quitter l'enseignement. ' Strap: courroie de cuir. (P.144) Ma seconde fut Mlle Annette Sylvain. Jeune diplômée de
dix-sept ans, bien prise physiquement, elle n'hésitait pas à recourir à la
manière forte. Il y avait des élèves aussi âgés qu'elle et, pour ne pas
perdre son autorité, elle se servait assez souvent de la force et de la strap
pour se faire obéir. Les parents se plaignirent
de ses manières autoritaires, mais elle réussit à demeurer en poste jusqu'à
la fin de l'année scolaire. Au mois de septembre
suivant, elle fut remplacée par Mlle Rachel Baril qui enseigna pendant quatre ans. Ce fut ma
préférée. Sévère, elle utilisait la strap à l'occasion, quand il le fallait
vraiment, mais elle enseignait bien. Après quatre ans, elle entra chez les Soeurs de
l'Assomption. Elle vit encore aujourd'hui. L'année suivante, Mlle Germaine Lanneville
vint prendre laplace. Elle enseignait très bien, mais n'avait aucune autorité
sur les enfants. Les élèves ne tardèrent pas à en profiter et lui donnèrent
beaucoup de fil à retordre. Ce fut une année de désordres indescriptibles à
l'école du neuf. J'avais alors douze ans et, avec d'autres compagnons, nous
faisions la pluie et le beau temps. Pour ma part, je participais presque toujours aux
mauvais coups. Je réussissais souvent à m'en tirer sans trop de représailles.
Bien sûr, les parents se rendirent compte que ça ne tournait pas rond à
l'école. Ils portèrent plainte aux autorités scolaires mais nous continuions
toujours nos frasques. Pour vous donner un exemple du genre de situations qui
prévalaient, voici une petite anecdote. Au mois de mai, alors qu'il faisait beau, on
demanda à la maîtresse de faire la classe sous le pommier, dans le coin |
(P.145) du terrain de l'école. Elle refusa net,
croyant qu'elle perdrait le contrôle. On s'acharna sur elle pour la faire
changer d'idée. La réponse: non, non et non! On se mit alors à faire du
chantage en disant: « Bien moi, je ne ferai pas cela. » Un autre ajouta: «
Bien moi, je fais pas ceci... » Vous voyez
l'enchaînement! « AU FEU, LES GARS! » Tout à coup, en regardant par la fenêtre, on se
rendit compte que plusieurs personnes pressaient le pas sur la route. L'élève
le plus tannant du groupe ouvrit la fenêtre et aperçut une maison qui brûlait
à environ un demi-mille (1 km) de l'école. Il commença à crier: « Au
feu, les gars! » En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, la moitié de
la classe se vida. Les élèves passèrent par la fenêtre pour courir au feu.
Mlle Lanneville, toute décontenancée, ne savait que faire. Elle sortit sur le
perron avec sa clochette et nous cria de revenir. Elle nous menaça de
punitions. Personne ne l'écouta. Tous se rendirent au feu en courant! Comme la maîtresse
n'habitait pas l'école les fins de semaine, il n'y avait pas de chauffage. Le
lundi matin, il ne faisait pas chaud surtout par grands froids de 15° ou 20°
Farenheits (26° ou 28° Celsius) sous zéro. Aucun matériau d'isolation
ne protégeait l'école. L'air passait à travers les fenêtres. Comme le contrat
de chauffage des écoles était donné au plus bas soumissionnaire, la qualité
du bois s'en ressentait. Le plus souvent, le poêle était alimenté par du
frêne pourri plein de glace. Vous pensez bien que ça ne donnait pas trop de
chaleur! Quand on parvenait à l'allumer, le bois brûlait en sirotant... Les lundis avant-midi, on s'approchait tous du
poêle pour se réchauffer. On se frottait les mains et on frappait le plancher
de nos pieds, en piétinant sur place. À tour de rôle, chacun brassait le feu
à sa manière, cherchant à obtenir le plus de chaleur possible. C'était un vieux poêle à trois ponts, autrement
dit, à trois étages, avec une moulure ornementale séparant chaque étage. Un
beau lundi, mes copains et moi décidèrent de faire les "smart"'. Au
lieu de brasser le feu, pourquoi ne pas brasser le poêle tout entier? On saisit la moulure de
chaque côté du poêle et on le secoua si violemment que le premier pont
s'effondra. Le feu et les tisons tombèrent aussitôt sur le plancher de
bois... Heureusement, armés du
tisonnier, nous avons réussi à remettre rapidement tout en place. Nous nous
en sommes tirés avec seulement quelques légères brûlures. Nous avions vraiment eu peur que cela ne tourne à
la catastrophe. « Vaudrait mieux se tenir tranquille parce ça pourrait
tourner mal, un jour », disions-nous à l'unisson. Après quelques jours de
remords, le bal recommençait de plus belle!!! ON TREMBLAIT DANS NOS
CULOTTES Un beau jour, on vit venir
au loin l'inspecteur
d'école, M. Armand Desjardins, avec son cheval trotteur. En le voyant
s'approcher, on se rendit compte que cette fois-ci, il n'était pas seul.
L'accompagnaient M. le curé Poirier et M. Zéphirin St-Cyr, le grand
commissaire. La crainte s'empara aussitôt de nous. On commençait à sentir la
soupe chaude. « Ils viennent sûrement pour régler le problème. Ils vont
certainement tous nous expulser!», pensa-t-on. 'Smart:
se montrer supérieur à son voisin. |
(P .147) En effet, c'était bien le but de la
visite. Ils commençèrent par des remontrances sévères sur la conduite
générale des grands, qui donnaient le mauvais exemple aux plus jeunes. On
tremblait dans nos culottes; mais je fus épargné. Après un interrogatoire en
règle et de longues discussions, ils décidèrent d'expulser, pour un an,
celui qu'ils avaient trouvé coupable de tous les troubles. En ramassant leurs
tuques et mitaines, les visiteurs demandèrent à la maîtresse de leur rendre
compte de toute nouvelle agitation. Si le brouhaha devait continuer, ils
prendraient d'autres mesures encore plus strictes. Celui qui reçut la sentence
ne put faire sa communion solennelle à Princeville. Il dut se faire accepter
à Plessisville par le curé qui, dit-on, montra de fortes hésitations. J'ouvre ici une parenthèse
pour remercier les maîtresses qui m'ont fait la classe. Toutes ont été
merveilleuses. Elles donnaient le meilleur d'elle-mêmes pour nous enseigner
et nous éduquer. Comme vous avez pu le
constater, ce n'était certes pas facile. Il fallait une bonne dose de
courage, de vigilance, de fermeté, d'amour et de don de soi pour y arriver. Il est malheureux que nous
ne comprenions pas cela quand nous sommes enfants. Mais on dit que
"mieux vaut tard que jamais". C'est pourquoi aujourd'hui, je vous
dis un grand merci du fond du coeur pour tout le dévouement dont vous avez
fait preuve à mon endroit. Vous avez façonné la personne que je suis devenue
aujourd'hui. (P.148) Si j'ai pu rédiger ce livre, c'est parce
que vous m'avez appris à écrire. Mes hommages à Cécile Barthel, Annette
Sylvain, Rachel Baril, Germaine Lanneville, pour l'école du rang et soeur Saint-Gédéon (Emma
Dupuis), pour l'école du village. Vous toucherez un jour votre
récompense et elle sera sûrement grande. NOTRE CHEVAL "SOLDAT" Mon père éleva un petit cheval surnommé
"Soldat". Né d'une vaillante jument du nom de Nelle, qui pouvait
aussi bien conduire la voiture que travailler la terre, Soldat se montrait
toujours prêt à l'action, comme un soldat prêt à bondir. Nerveux, il y allait
toujours avec coeur et mettait tout dehors, comme on dit, quand on l'attelait
à une lourde charge ou à une voiture légère. Lors de son dressage, vers
l'âge de trois ans, papa l'avait attelé à une voiture semi-légère (une
charrette à deux roues) pour aller porter un cochon au village et faire les
commissions, par la même occasion. À son retour, il arrêta à la maison pour débarquer
l'épicerie' achetée au village. Il abandonna donc les guides
et le jeune cheval, se sentant libre, partit à la course avec la charrette
vide. Il fit une tournée dans le champ sans faire attention au dénivellement
du terrain. Lorsqu'en descente la charrette buta sur une bosse, la
boîte-à-cochon bascula et lui retomba sur le dos. Le cheval s'affola. 1 Épicerie:
achats de nourriture. |
(P.149) Filant à vive allure, il essaya de rentrer,
tout attelé, dans l'étable. Comme la porte était trop étroite pour la charrette,
il brisa son harnais et s'infligea blessures et éraflures. La charrette
éclata en mille morceaux. Suite à cet incident, il
demeura toujours nerveux et craintif, constamment aux aguets.
Malheureusement, ce pauvre cheval n'était pas au bout de ses peurs... ENCORE LE COCHON Une deuxième histoire de
cochon marqua la vie de Soldat. Histoire comique mais qui aurait fort bien pu
tourner au tragique. Papa s'appareilla un beau
matin d'été pour aller de nouveau porter un cochon à l'abattoir et faire
l'épicerie en même temps. Comme on vendait aussi nos oeufs à l'abattoir, il
voulut les emporter en même temps. Papa demanda aux garçons d'atteler Soldat sur
"l'express" (sorte de voiture à quatre roues faite pour les
commissions). On pourrait comparer l'usage que l'on en faisait autrefois à
l'utilisation que l'on fait aujourd'hui d'un petit camion
"pick-up". Clément et Hermann
commencèrent donc par charger le cochon dans sa boîte qu'ils placèrent
ensuite dans la voiture. Soldat ne voulut pas du tout approcher de la
boîte-à-cochon, se souvenant sans doute de sa mésaventure précédente. Après
plusieurs tentatives, ils réussirent à l'atteler. Ils se rendirent ensuite de
l'étable à la maison, en attendant que papa vienne prendre les guides. Durant
ce temps, papa se rasait et enfilait des vêtements plus propres pour aller au
village. Aussitôt prêt, il embarqua dans la voiture et prit
les guides en mains. Au même moment, maman sortit à la course de la maison en
criant: « Arthur, t'as oublié les oeufs! » Papa, debout dans la voiture,
saisit le panier d'oeufs et se l'enfila au bras. Le cheval, tout excité, se
mit immédiatement en marche, pour ne pas dire au trot. Comme notre entrée allait
en descendant vers le grand chemin, la voiture prit rapidement de la
vitesse. Il faut dire que la maison, située pas très loin de la route,
cachait la vue de papa, si bien qu'il lui était impossible de voir ce qui s'y
passait. À cause de la vitesse, il ne se rendit compte que trop tard qu'une
automobile venait à toute allure. Pour éviter le pire et
amoindrir le coup, papa eut le réflexe de tourner dans le même sens que
l'automobile. Il tourna tellement de court que la voiture vira à l'envers. Le cochon sortit par le
dessus de la boîte, à travers les planches qui s'étaient déclouées. II
atterrit une moitié du corps dans l'automobile et l'autre moitié à
l'extérieur, en balance. Le panier d'oeufs avait pris le bord et en un rien
de temps, fit la plus belle omelette sur le capot de l'automobile chauffé à
blanc par le soleil. Par chance, papa ne lâcha pas
prise. Il réussit à retenir Soldat, devenu fou, jusqu'au moment où on put le
dételer et le conduire à l'étable. L'automobile transportait quatre
Américaines bien "toilettées" qui n'apprécièrent pas la visite
impromptue du cochon. Elles criaient comme le cochon pendant que la conductrice
de l'auto s'arrachait les cheveux. |
P.151 NERVEUX POUR LE RESTE DE SA VIE Heureusement,
personne ne fut blessé. Toutefois, il y avait une grande trace causée par les
timons de la voiture de Soldat, dans les portières et sur toute la longueur
de l'automobile. La patte du cheval avait aussi brisé le marchepied. Je ne me souviens plus de
quelle manière ce carambolage se termina. Le pauvre petit cheval demeura
très nerveux et affolé pour le reste de sa vie. Quand on voulut, plus tard,
l'atteler à une voiture transportant une boîte-à-cochon, on devait lui
entortiller la tête dans une poche de jute. Trois ou quatre fois par année, papa devait se
rendre chez M. Arsène Caron dans le dixième rang de Plessisville pour aller
faire saillir ses truies, par un cochon reproducteur pur-sang. À chaque fois,
le cérémonial de la poche de jute recommençait. Dès qu'il s'agissait du
transport d'un cochon, il fallait prendre toutes sortes de précautions
supplémentaires. On se mettait toute la gang' pour l'atteler. Puis on
téléphonait à M. Caron pour l'informer que papa partait, afin que quelqu'un
soit là pour le recevoir. Il y avait chez M. Caron plusieurs grands garçons
qui l'accueillaient en prenant le cheval par la bride, le dételaient et le
rentraient dans l'étable, le temps de faire saillir la truie. On le
ré-attelait et on téléphonait ensuite chez-nous pour que chacun se tienne
prêt à le recevoir. Le pauvre cheval arrivait à la maison tout en sueurs. On
lui mettait une couverture sur le dos pour ne pas qu'il prenne froid. 'Gang: groupe. (P.152 ) Notre valeureux Soldat finit ses jours à
l'âge respectable de dix-huit ans, emporté par une néphrite. Il urinait du
sang. Il nous manqua beaucoup; nous l'avons longtemps pleuré, tellement nous
étions attachés à lui. Soldat était un membre important de notre petite
famille. LE 20e ANNIVERSAIRE DE MES PARENTS En 1931, un groupe de parents et d'amis de papa et
maman décidèrent de fêter leur 20e anniversaire de mariage. On voulait leur
préparer une surprise de taille, sans les prévenir. Finalement, comme il
devenait de plus en plus difficile de garder complètement le silence, on
révéla nos plans à maman, en lui faisant promettre de ne rien dire à papa.
Les invitations furent lancées à tous les gens du rang, à toute la parenté et
aux amis. Quelques jours avant la fête, il fallait apporter
chez-nous un baril de bière, sans que papa ne s'en rende compte. Tandis
qu'il travaillait au champ, on réussit à le rentrer et le cacher derrière la
porte du salon que l'on tenait toujours ouverte. Les organisateurs de
l'événement se dirent ensuite: « Il faudrait absolument avoir de la musique
pour faire chanter le monde. » Chez les Lassonde, on aimait bien le chant
mais il était interdit de danser. Était-ce une observance un peu stricte de
la religion catholique? On demanda donc à Mgr
Poirier, notre curé, de nous prêter l'harmonium du presbytère; ce qu'il fit
avec empressement. Fallait ensuite le transporter à la maison et le rentrer,
sans que papa ne s'en aperçoive. |
(P.153) On décida d'aller chercher l'harmonium le
samedi soir, veille de la fête. En route, Clément et Gérard s'arrêtèrent
porter le lait à la beurrerie (remplacée aujourd'hui par un marché d'animaux
vivants), puis se rendirent au presbytère pour en repartir avec l'harmonium. Papa, fatigué de sa journée,
s'était mis au lit vers 9 h 30. On entra donc l'harmonium sans trop de bruit
dans le salon. Le lendemain dimanche,
l'avant-midi se passa comme d'habitude à l'église. Dans l'après-midi, des
amis, M. Napoléon Simard et son épouse, invitèrent papa et maman à aller
faire un tour d'automobile vers Villeroy, près de Québec, à environ 30 milles
( 54 km) de Princeville. Question de voir du pays! Ils passèrent l'après-midi à
se promener en auto. Comme l'heure de traire les vaches approchait, papa dit
alors: « Faudrait bien aller faire notre train, Napoléon! » M. Simard lui
répondit: « Ah! Continuons donc de visiter tandis qu'on a la chance de le
faire. Nos jeunes sont bien capables de faire le train tout seuls. J'suis sûr
que quand on arrivera, tout sera bien fait comme si on avait été là. » Papa
répondit: « Tu as bien raison! » Ils continuèrent ainsi à visiter la région jusqu'à
la brunante, puis se dirigèrent tranquillement vers la maison. 30 PERSONNES DANS LE NOIR En arrivant, surprise! Pas
de lumière dans la maison! Les petits gars seraient-ils déjà couchés? En
fait, il y avait une trentaine de personnes qui retenaient leur souffle...
dans le noir. En débarquant de l'auto,
papa invita M. et Mme Simard à entrer prendre un verre du vin nouveau qu'il
avait fait lui-même. Complices, ils acceptèrent volontiers. En butant sur la
porte barrée, papa lança: « Ben c'est le bout!' J'ai
pas de clef pour entrer! » Maman, qui était dans le coup, lui dit: « Tu sais
bien que t'as une femme qui pense à tout; je l'ai, la clef, dans ma sacoche.
» Au moment même où la porte s'ouvrit, la lumière
s'alluma à la grandeur de la maison et une pluie de confettis inonda les
jubilaires. Papa resta tellement surpris qu'il ne put parler. Il semblait ne
plus reconnaître personne de ses amis. On déboucha donc le baril de bière
Black Horse et la fête commença. Au cours de la soirée, Clément lut une
adresse à leur intention tandis que Gérard et Hermann leur présentèrent
quelques mots de reconnaissance. Moi, le plus jeune, je leur
offris une bourse qui contenait un 10 $ en or, fruit des économies de tous
les enfants et des contributions en argent des invités. Ils reçurent également un
ensemble de meubles de boudoir, une table-bibliothèque avec deux fauteuils
recouverts en cuirette et une coutellerie en argent pour maman. Harmonium et violon
accompagnèrent les chants qui durèrent toute la soirée, entremêlés ça et là
d'histoires drôles. Vingt ans de mariage, ça n'arrive pas tous les jours. La
fête fut à la mesure de l'événement. MES
AMIS D'ÉCOLE À l'école, on peut dire que
je n'avais que des amis. Je parlais à tout le monde, ce qui facilitait
grandement les choses. J'avais des amis de tous les âges parce que nous
vivions tous dans la même classe. 1 C'est le
bout: incroyable. |
(P.155) Je dois vous donner quelques mots
d'explications à ce sujet parce que la situation d'alors tranchait nettement
sur celle qu'on connaît aujourd'hui dans les écoles. Premièrement, cette école de
rang, située entre Princeville et Plessisville, ne comportait qu'une seule
salle où on retrouvait autant de filles que de garçons. Nous étions divisés par
degré, du cours préparatoire (maternelle) jusqu'à la sixième année. Pour
donner ses cours, la maîtresse se promenait donc entre les divers groupes. Quand on quittait l'école à 4 h, on devait prendre
nos rangs: Les plus petits en avant et les plus grands en arrière. En
principe, les grands devaient agir comme surveillants. On devait marcher
d'un pas régulier, se tenir droit, n'arrêter nulle part et tenir nos rangs
jusqu'à la maison. En pratique, dès que nous
étions hors de vue de la maîtresse, les rangs se brisaient rapidement. Certains
profitaient du bout de chemin qu'il leur restait à faire sans surveillance
pour régler les différends de la journée avec leurs compagnons ou compagnes.
On faisait fi de ceux et celles qui avaient reçu le mandat de nous
surveiller. Je vous ai dit au début que
je n'avais que des amis à l'école. Mais, parfois, même entre amis, les choses
tournent au vinaigre. UNE ROCHE AU VISAGE C'est ce qui arriva un beau
soir quand un compagnon, Willie Grenier, décida de me régler mon compte. Je
ne sais trop à quel sujet. Peut-être avais-je bavassé'... ' Bavasser: délation. Willie, en habile tireur,
avait l'habitude d'essayer de tuer des oiseaux, en leur garochant des roches.
Il ramassa donc une roche de la grosseur d'un ceuf et me la lança à tour de
bras. Comme d'habitude, il ne manqua pas son coup. Je la
reçus en plein sur la gueule. Je vis aussitôt plusieurs étoiles. Parti en
trébuchant, je déboulai tête première en bas d'une calvette (sorte de ponceau
qui enjambait un gros ruisseau), tandis que mon agresseur se sauvait. Mes camarades vinrent à mon
secours, croyant le pire. Ils me lavèrent le visage avec de l'eau froide et
l'essuyèrent avec leurs mouchoirs. Finalement, quand je repris mes sens, ils
m'aidèrent à remonter sur la route. J'arrivai à la maison la
gueule fendue et enflée. Maman m'interrogea sur ce qui s'était passé. Après
quelques explications, j'eus tôt fait de lui dire que je me vengerais et que
Willie en mangerait toute une', lui qui s'était sauvé chez son oncle après
l'incident. Ma mère m'interrompit en m'interdisant formellement de me venger,
pensant peut-être que j.'étais moi-même en faute. De retour à l'école, le
lendemain, je vis la maîtresse dire à Willie de rester après la classe. Je
n'ai jamais su l'ampleur de sa punition. Quant à moi, je lui ai fait savoir
d'un ton ferme que je m'en souviendrais toujours. Par la suite, nous sommes redevenus des amis. On
continua encore de faire des petits coups ensemble! ON BLOQUAIT LA ROUTE AVEC LES
VACHES Il y a un coup qui me vient
présentement à l'idée. En revenant de l'école, Willie devait ramener les
vaches des champs pour la traite du soir. 'Manger toute une: lui régler son compte. |
(P.157) On
prenait plaisir à l'aider, parce qu'en faisant circuler les vaches sur la
grande route, ça obligeait les automobilistes à ralentir et souvent à
s'arrêter, ce qui nous donnait la chance de voir de près les modèles d'autos,
les gens qui y prenaient place, les plaques d'immatriculation américaines,
etc. Nous accordions une attention spéciale à un gros camion de gazoline Shell.
En fait, chaque soir, on faisait exprès pour le ralentir et l'arrêter, en
dirigeant les vaches juste devant lui. En nous dissimulant graduellement derrière les vaches,
nous nous faufilions à l'arrière du camion pour nous accrocher au pare-choc.
Quand il repartait, on courait en arrière jusqu'au moment où nous n'en
pouvions plus parce qu'il allait trop vite. Un bon après-midi, alors
qu'on reprenait notre petit manège, une grosse plaque de fer se détacha
soudainement du camion et tomba par terre. Le conducteur s'en rendit compte
et arrêta le camion. On a eu chaud! On pensait se faire chicaner; mais non,
le gars ramassa tout simplement sa plaque de fer et repartit. Ça nous avait
quand même domptés. CACHETTE
À TABAC Comme tous les jeunes sans
doute, j'ai été, moi aussi, attiré par le tabac. Mais cela s'est passé dans
de drôles de circonstances. Mon frère Gérard, qui n'allait plus à l'école et
travaillait sur la terre avec mon père, aimait bien fumer la pipe. Je ne
sais trop pourquoi, probablement juste à titre d'essai, il s'était acheté du
tabac, non pas à fumer mais à chiquer et à priser. Il avait caché tout ce
tabac dans la remise à machines aratoires. (p.158) Moi, par hasard, j'avais découvert sa
cachette. En revenant de l'école, je fis donc part de cette trouvaille à mon
ami François Simard pour qu'il arrête voir ça. Maman m'avait laissé une note sur la table pour me
faire savoir qu'elle se trouvait chez Mme Simard et qu'elle m'attendrait chez
elle à mon retour de l'école. Maman partie, on se trouvait donc libre et sans
surveillance, car papa et Gérard travaillaient aux champs. Attirés par l'interdit et les sensations
nouvelles, on décida donc d'essayer de chiquer et de priser. Les résultats ne se firent
guère attendre. Nous voilà malades tous les deux! Que faire? François dit: «
Allons-nous en chez-nous, ça va passer en marchant. » Moi, je préférais
rester à la maison. Tandis qu'il dégobillait chez lui, je dégobillais chez
moi. Nous n'avons jamais plus retouché à ce genre de tabac par la suite! ADMIRATRICES En 1932, Gérard, mon frère,
décida de quitter la maison. Après mûre réflexion durant l'hiver, il projeta
de partir au printemps. Le 1er mai, il partit pour Richmond, travailler dans
ce milieu semi-anglais, afin de conserver l'anglais qu'il avait appris de
papa et à l'école du village. Il nous manqua beaucoup à la maison. Papa dut embaucher quelqu'un
pour le remplacer. Il engagea Georges Blanchard de Saint-Rosaire. C'était le
beau-frère d'Adjutor Carignan. Nouvellement arrivé des États-Unis où il avait
travaillé, il possédait une automobile convertible avec deux roues sur les
ailes, surmontée de miroirs. Ce modèle, un Wippet, avait beaucoup de
décorations chromées. |
P.159 Moi, petit
gars, ça m'excitait beaucoup. On me retrouvait souvent assis au volant de
cette voiture remisée dans la grange. Ce type parlait anglais, ça convenait à
papa. Le dimanche, il nous conduisait à la messe en décapotable. Ça ne dura
pas longtemps. Papa avait trop de misère à le lever le matin. Ça prenait
presque tout l'avant-midi. Alors, papa lui dit de se chercher une place
ailleurs. À cet âge-là, une autre
affaire m'intriguait et m'intéressait. C'était la visite, à chaque année,
d'un cousin de papa, du côté de sa mère. Il s'appelait Joe Thériault. Il
était "Staff Sergeant" dans l'Armée américaine, marié et avait une
petite fille de mon âge, June, qu'il amenait quelquefois avec lui. Elle ne parlait pas français, mais on réussissait
tout de même à échanger tous les deux. Demeurant à Hartford, une grande ville
aux États-Unis, elle n'avait j amais vu de cochons. Durant les jours qu'ils
passèrent chez-nous, notre truie "cochonna". Ce fut tout un
émerveillement pour elle. Le matin, elle courut à
l'enclos de la truie qui avait cochonné durant la nuit. Elle retrouva la
truie en train d'allaiter ses petits, puis elle courut vite trouver son père
et lui dit: « Viens voir la truie, elle va se faire manger par ses cochons! »
Je l'ai revue pour la dernière fois en 1935, lors du décès de son grand-père
Télesphore Thériault, qui demeurait à Princeville. En 1933, je marchais au
cathéchisme en vue de ma communion solennelle et d'un certificat
d'instruction religieuse, que j'ai obtenu avec 99.5 sur 100 points. J'étais
sage au catéchisme. C'était Mgr Poirier et le vicaire Camille Longval qui nous
enseignaient. Je commençais à avoir des vagues dans les cheveux et des
admiratrices. M. le curé m'avait désigné pour sonner la
clochette du côté des filles, pour signaler l'heure d'entrer. Certaines
d'entre elles s'attardaient en passant près de moi et me touchaient les
mains. Par chance que M. le curé Poirier n'avait pas pris connaissance de
cela, parce que j'aurais bien perdu mon job. En marchant au catéchisme, ça
nous libérait de l'école pour six semaines. C'était quelque chose! On était
enfant, mais c'était comme un degré d'affirmation que l'on passait. On se
sentait devenir plus homme et aussi plus fantasque. Le catéchisme débutait à
9 h le matin. On quittait la maison assez de bonne heure pour avoir le temps
de flâner dans le village, généralement avec les autres, venus des quatre
coins de la paroisse. On se rassemblait sur le grand perron du magasin de
Philippe Lachance. On jouait aux marbres, on se tiraillait un peu et
on faisait les fantasques, quand rentraient ou sortaient des clients du
magasin. Un bon matin, M. Lachance,
exaspéré et choqué de notre attitude, décida de nous chasser de là. Il sortit
donc rapidement du magasin en tempêtant, saisit le premier par les jambes, le
secoua et l'envoya revolerl tandis que moi, j'en fus quitte pour
un bon coup de pied dans le derrière. Les autres s'étaient dispersés comme
des mouches. On comprit qu'il ne fallait plus aller là. GLISSADES Comme tous les enfants de
mon âge, j'aimais ça glisser en traîneau sur la
neige ou sur la croûte. Chez-nous, il y avait, à 1000 pieds (304 m) de la
maison, un endroit que l'on avait baptisé "la foncière". ' Envoyer revoler: soulever quelqu'un de terre et le
projeter plus loin. |
(P.161) C'était une coulée resserrée entre deux
pics abrupts. On retrouvait plusieurs sources d'eau froide. Une d'entre elle
était grosse et fournissait l'eau à nos animaux. Il y avait aussi des joncs,
des aulnes et des familles de rats musqués. Ces pics nous permettaient de
glisser. C'était très dru et la glissade n'était pas longue. Il fallait faire
attention pour ne pas plonger dans la source. C'était bien amusant mais on
désirait toujours mieux. À la fin de l'hiver, chez le voisin, en face de
chez-nous, il y avait une longue descente mais pas rapide. Ça glissait très
bien mais juste quand il y avait de la croûte. Il y avait un autre bon
endroit pour glisser mais c'était un peu loin de chez-nous. C'était chez M. Delphis Carignan.
Aujourd'hui, c'est son petit-fils qui demeure là, le maire de la paroisse,
Laurent Carignan. C'est en arrière de l'étable. La côte est encore là
d'ailleurs et peut être sûrement visitée avec la permission de M. Carignan. Il y a là une dénivellation
de terrain que j'estimerais sans l'avoir mesurée, d'environ 800 à 1 000
pieds, sur une distance de trois quarts de mille (1,5 km). Au bas de la côte,
il y a un pic de tuf, sorte de pierres plates, qui sort de la terre surélevée
à cet endroit et qui coupe carré, comme un mur de pierres. Au milieu de la
côte, il y a un arbre géant, un orme solitaire. Ce sont les deux seuls
obstacles que nous pouvions rencontrer en glissant. Il suffisait de les
éviter. Il arrivait souvent qu'après la classe, je me rendais là avec les
petits Carignan et on faisait une couple de glissades. On prenait un petit
bobsleigh' d'enfants que l'on découplait et que l'on allongeait avec un bon
madrier de douze pieds (3,5 ni), sur lequel on prenait place, les uns
enfourchés dans les autres, en se tenant bien après le siège. ' Bobsleigh: traîneau à lisses mobiles. (P.162) Le premier de la file est le conducteur du
bolide. Il a les deux pieds sur les queues du devant du bobsleigh et essaie
de se rendre à bon port sans accident. Malheureusement, il arrive de perdre
le contrôle et de virer à l'envers puis de se faire des blessures
relativement graves, de l'éraflure à la cassure de membres. C'est tellement
enivrant qu'on oublie le danger que l'on court. Je me souviens
particulièrement d'un samedi matin. Nous n'avions pas d'école, alors les
petits Carignan m'invitèrent à aller glisser avec eux. J'étais très fier. Ils
lancèrent: « La côte est toute en glace. Tu vas voir que ça va y aller! »
C'était le printemps, la neige était presque toute disparue. L'eau avait
coulé dans la côte puis avait gelé. Ça faisait des bouts de glace et des
bouts à découvert, sur l'herbe morte. Après une couple de
glissades, je demandai aux petits Carignan de conduire. J'avais déjà conduit
sur la neige mais jamais sur la glace. Alors on embarqua. Je crois que nous
étions cinq et moi, j'étais le conducteur. Ça part, ça prenait tellement
d'air, qu'on passait les bouts à découvert sans s'en rendre compte. Ça filait
sûrement à 50 ou 60 milles (100 km) à l'heure. En arrivant au bas de la
côte, j'essayai de diriger le traîneau loin du cap de tuf mais le contraire
se produisit. Nous sommes arrivés juste sur le sommet, puis avons plané dans les
airs pendant 100 pieds (30 m) avant d'atterrir. On se releva de là sans
blessure majeure, mais on resta abasourdis et écréhanchés pendant trois
jours. Je m'étais frappé le menton assez rudement et un genou, mais rien de
démanché. On n'a plus jamais descendu sur la glace, on avait eu notre leçon. |
(P.163) EMPRUNT DE 400 $ C'était au plus fort de la crise économique.
L'argent était plus que rare et chez-nous, de fortes dépenses s'annonçaient
pour le printemps. Un de nos chevaux était mort au cours de l'hiver. Il
fallait donc s'acheter un autre cheval pour le printemps. C'était l'année de la prise
d'habit de Clément. Après six années de cours classique au Juniorat de
Papineauville, il devait prendre la soutane et prononcer ses voeux. Par la
suite, il devait avoir un mois de vacances avant d'entrer au Noviciat de
Nicolet et ne plus revenir chez-nous, sauf en cas de mortalité. Alors on
voulait bien aller à Papineauville assister à sa prise d'habit mais fallait
faire face aux dépenses que cela occasionnerait. Une autre dépense était au
programme. Nous n'avions qu'une vieille voiture pour aller à la messe et nous
étions maintenant six grandes personnes, en comptant Clément qui serait avec nous pendant l'été. La vieille voiture pouvait
bien nous laisser tomber d'une minute à l'autre. II fallait acheter une
nouvelle voiture et se servir de deux voitures pour aller à la messe. Où allait-on prendre
l'argent? Dès le début de l'année, papa commença à chercher de l'argent à emprunter.
II alla de place en place, chez des personnes susceptibles d'en avoir.
Certains lui dirent qu'ils avaient tout perdu; d'autres dirent qu'ils en
avaient prêté et ne pouvaient plus le récupérer. « Va donc voir un tel, il
doit en avoir », mais papa revenait toujours bredouille. Le printemps approchait à
grands pas; nous étions inquiets. Nous priions et gardions confiance que Dieu
arrangerait cela. En effet, un bon matin, M. Omer Fréchette nous (p164) offrit la somme de 400 $, sur
billet à demande, avec un intérêt de 4% Cet argent appartenait à sa soeur Blanche Fréchette
(une vieille fille). Elle venait de le toucher après plusieurs années
d'attente. Elle était bien méfiante à le prêter de nouveau, mais son frère
Omer l'avait assurée que les Lassonde lui remettraient bien. Faut vous dire
que papa s'empressa d'accepter. Le temps des semences
approchait. Papa se mit donc à la recherche d'un cheval. Après quelques
jours, il acheta une belle jument brune au prix de 150 $. Il alla chez un
voiturier à Sainte-Sophie-de-Mégantic (M. Prince) et acheta un rubber tire'
reconditionné et remis à neuf, avec une belle peinture. On pouvait se mirer
dedans. J'étais bien fier. Enfin, on serait bien attelé' comme du monde. Fallait maintenant trouver
un moyen de nous rendre à Papineauville. Des tantes et cousines voulaient y aller, elles aussi. Alors, on décida de prendre un taxi de Princeville, M. Roméo
Lecours. Il avait un Mc Clacklen Buick, sept passagers. Dans ce taxi
prenaient place: maman, papa, tante Rose-Anna et cousine Éva de
Victoriaville. On arrêta prendre Gérard à Drummondville. Il était parti de
Richmond pour venir nous rejoindre. Moi aussi, j'étais là. En passant à Montréal,
on devait prendre ma tante Délima. Nous avons fait un bon
voyage, malgré le fait que la voiture ait fait défaut à Saint-Eugène. Un
retard d'environ une heure et demie. Nous avons tout
de même pu nous rendre à temps pour la cérémonie. C'était le 15 juin. Dans
quelques jours, ce serait les vacances et Clément et Hermann reviendraient à
la maison. Ce serait la fête! Clément en soutane et beaucoup de visite en
perspective au cours de l'été. C'était la joie et le bonheur chez-nous. ' Rubber tire: voiture avec des pneus. 2 Être
attelé: être bien équipé. |
(P.165) VOISIN BLESSÉ Au cours de l'hiver
précédent, le malheur avait frappé chez M. Napoléon Simard, notre deuxième
voisin. Il était occupé à sortir du bois de la forêt, coupé en longueurs de
20 à 25 pieds (environ 7 m). Alors qu'il traversait la voie ferrée avec sa
voiture, l'accident se produisit. Le devant de son sleigh s'accrocha aux
rails puis décrocha, lui retomba sur la jambe et la lui cassa. Il dut, on ne
sait trop comment, retourner ses chevaux vers la maison et embarquer de
nouveau sur son bobsleigh, la jambe cassée. On peut penser au mal qu'il
endura. Il avait aussi une plaie sur la jambe. On le transporta à l'hôpital
d'Arthabaska et le médecin lui mit la jambe dans le plâtre et le renvoya chez
lui. Cette plaie, renfermée dans le plâtre, s'infecta. On le retourna donc à
l'hôpital et cette fois, on décida de lui enlever le plâtre afin de pouvoir
soigner sa blessure. On lui mit la jambe dans une boîte de bois bien sanglée
et on le renvoya de nouveau chez lui. Après trois ou quatre mois,
il n'y avait pas de grande amélioration. Il ne pouvait marcher et le médecin
voulait lui couper la jambe. II décida donc d'avoir recours à un ramancheurl,
M. Jacques, reconnu comme étant le meilleur. Il vint chez M. Simard et décida
de lui casser la jambe de nouveau et de recommencer à neuf. Ce fut bien long.
Plus tard, il commença à marcher avec des béquilles, puis avec une canne,
mais il ne put jamais reprendre sa démarche normale et travailler comme
avant. Durant tout ce temps, Mme Simard et ses filles
accomplirent vaillamment les travaux de la ferme. Elle dut retirer François
de l'école pour l'aider. Il n'avait que douze ou treize ans, à ce moment-là.
Cette famille avait passé de bien mauvaises années mais sans se décourager,
M. Simard conserva ' Ramancheur: personne prodiguant des soins sans être médecin. Parfois
synonyme de charlatant. (P.166) toujours sa jovialité, sa bonne humeur,
espérant toujours une prochaine amélioration. Ce fut admirable de les voir.
Les copains de François s'ennuyaient de lui à l'école. Mlle Rachel
Baril, notre maîtresse, obtint le récit ou journal de deux filles de
Princeville. Des
demoiselles Houde qui entrèrent chez les soeurs et partirent pour les
missions de Chine et du Japon. La traversée avait été dure et s'était
prolongée durant trois mois. Quelquefois, comme récompense de notre
attention et de notre application, elle nous faisait la lecture de ce
journal. C'était intéressant, mais aussi bien émouvant. Chacun de nous
écoutait attentivement et avait la larme à l'oeil. Au printemps, deux Frères
des Écoles Chrétiennes vinrent faire du recrutement à l'école. Après avoir
obtenu la permission de la maîtresse, ils s'adressèrent à nous pour parler de
leur communauté. Après nous avoir entretenus durant un quart d'heure, chacun
devait passer dans le privé rencontrer le frère provincial dans le vestibule.
C'était gênant, mais plusieurs avaient l'âge voulu et passèrent le degré. Pour ma part, je n'avais pas
l'idée de faire un frère, me disant que si j'avais à me donner à Dieu, ce
serait dans un don total par le sacerdoce. Je trouvais qu'un frère, c'était
une demi-mesure d'amour pour le Bon Dieu. Pour moi, ça devait être tout ou
rien. Le frère me conseilla tout de même de bien prier le Bon Dieu pour
connaître ma vocation. Ce que je fis. Plus tard, ma conscience me
conduisit au mariage. Je crois bien que cette vocation était la mienne parce
que j'ai vécu heureux en ménage avec Georgette. Bien sûr, comme n'importe
quel couple, il y eut des périodes de beau temps et de pluie, de travail, de
joie, de bonheur et aussi de malheur, de tristesse et de peine. Le Bon Dieu
nous donna toujours le courage de traverser ces épreuves. |
(P.167) MON PREMIER
HABIT Nous sommes en 1935. On dit que la
Crise est terminée. Ça va prendre un peu de temps à revenir mais tout le
monde a confiance en l'avenir. Chacun essaie de s'en sortir à sa manière. Les
produits se vendent un peu plus cher et on commence à voir circuler des 10 $.
Quelques-uns cherchent à réaliser certains projets laissés en suspens pour le
temps de la Crise; d'autres s'achètent une automobile. Plusieurs jeunes
travaillent à amasser de l'argent pour se marier. Les jeunes cultivateurs
cherchent à s'établir sur des fermes, avec l'aide du Crédit agricole. Bref,
ça va mieux. Chez-nous, cette année-là,
c'était la prise d'habit d'Hermann. Papa et maman devaient y assister et moi,
je garderais les animaux et la maison. J'avais eu treize ans en février.
J'avais beaucoup grandi ces derniers temps. Mes pantalons m'arrivant à
mi-jambe, les manches de veston trop courtes, les prémices de l'adolescence
dans la figure, je ne me sentais pas trop à l'aise. Jusque-là, j'avais toujours
porté les habits de cousins plus âgés, refaits pour moi par ma tante
Rose-Anna. Papa et maman, s'apercevant de l'état dans lequel je me trouvais,
décidèrent de m'acheter un habit neuf. Ce fut un habit noir avec
une fine rayure blanche à peine visible, accompagné d'une cravate
jaune-orange et des bas de grandes personnes, noirs et blancs. Je pouvais
alors faire un peu mon homme, avec une casquette pâle. Tel que prévu, Herrnann prit
l'habit au mois de juin et passa un mois et demi à la maison. C'était ses
dernières vacances en famille car au mois d'août, il entra au Noviciat de
Nicolet pour un an. (P.168) À L'ÉCOLE DU VILLAGE Au mois de septembre, mon
père me dit: « Cette année, tu vas aller à l'école du village comme les
autres l'ont fait. » Je n'étais pas déçu parce que je savais que c'était pour
mon bien et à l'école du neuf, j'étais tanné. Je croyais que c'était plus
drôle au village. Il y aurait beaucoup d'élèves, des classes distinctes et
des soeurs comme professeurs. Ça, c'était du nouveau! Heureusement, ça s'est bien
passé. J'ai été bien accepté des gars du village. Bien sûr, ils ont toujours
eu en arrière-pensée: « Ah! c'est un p'tit gars de la campagne », mais ils
restaient souvent étonnés de mes connaissances en plusieurs matières. Je me
suis fait rapidement des amis dans ma classe, surtout en sixième année ainsi
qu'en cinquième année. Notre professeur, Soeur St-Gédéon, était
également directrice de l'école. C'est dire
que presque tous les problèmes de l'école se réglaient dans notre classe. Voici les noms de ceux et
celles qui étaient dans ma classe: René Lecours, Armand Chrétien, Laurent
Lacoursière, Arthur Coulombe, Marcel Tousignant; pour les filles, il y avait:
Antoinette Bernier, Jeanne-d'Arc Carignan, Marguerite Leblanc, Claire
Marcotte, Thérèse Baril, Madeleine Grenier, Madeleine Nadeau. Il y en avait
d'autres qui faisaient une cinquième année avancée dans notre classe:
Gertrude Simard, Annette Rheault, Madeleine Caouette, Georgette Bernier,
Mariette Thiboutot et Gaston Boucher. Je pourrais vous raconter plusieurs événements de cette
année scolaire, mais je vais me limiter à seulement deux. Bien sûr, les
filles observaient les gars et les gars reluquaient' les filles. Souvent, la
distraction s'emparait de nous. Après le 1 Reluquer: par le geste et les yeux, tenter de
séduire une jeune fille. |
dîner,
c'était l'heure d'anglais, puis la correction de la dictée que l'on avait
faite le matin. Il fallait dire, tour à
tour, combien on avait eu de fautes. Arrivée au tour de Jeanne-d'Arc
Carignan, la soeur Saint-Gédéon dit: « Toi, Jeanne-d'Arc? » Jeanne-d'Arc
répondit: « 24 fautes ». La soeur commença ses réprimandes et lui dit qu'elle
était négligente, qu'elle ne faisait pas attention, qu'elle était distraite
et lui lança: « Ça ne me surprend pas! À l'avenir, va falloir que tu enlèves
le grand Lassonde de ta cervelle! » On avait bien ri! La directrice tenait à ce que les enfants arrivent
à l'heure à l'école mais plusieurs avaient l'habitude d'arriver en retard le
matin. Après mille avertissements, elle décida de donner à chaque élève qui
arriverait en retard, autant de coups de strap que de minutes en retard. BAGARRE AVEC LA SOEUR SAINT-GÉDÉON Il y avait une famille
Croteau qui demeurait en
face de l'abattoir. Le père, Wilfrid Croteau, travaillait à l'abattoir et les
enfants, malgré les coups de strap, continuaient toujours chaque matin,
d'arriver en retard. La soeur résolut donc de prendre le bâton. Chaque matin,
c'était la volée en règle pour chacun des petits Croteau. Un bon matin, après avoir
mangé leur volée, ils retournèrent chez eux. Au bout d'une quinzaine de
minutes, on vit venir le père à grands pas, avec ses accessoires de travail.
Il avait quitté son travail pour venir régler le cas. Il monta au deuxième
étage et en arrivant à notre classe, il administra un coup de pied si fort
dans la porte, que tous les gonds cédèrent. La porte frappa le mur et le père cria aux élèves
qui lui faisaient face: « C'est-ti icite la Saint-Gédéon? » La soeur se
dirigea alors vers lui, lui sauta dessus et l'envoya revoler dans le passage,
en refermant la porte. Ce qui s'en suivit dans les corridors, on le sut pas vraiment, mais il y eut beaucoup de bruit.
Nous, demeurés à l'intérieur de la classe, avions décidé de ne pas bouger,
dans les circonstances. Quand la soeur rentra dans
la classe, elle nous donna notre récréation. On vit le père Croteau retourner
au travail. C'était le père de Gérard Croteau, le seul, je crois, de cette
famille, qui demeure encore à Princeville. Notre école était située
près de la maison de M. Omer Fréchette (rue
St-Jacques, alors qu’Arthur Fréchette était aussi à coté de l’école mais sur
la rue Mgr-Poirier), sur le terrain de l'emplacement actuel de la
Banque Nationale. Cette école fut défaite, morceau par morceau, par M.
Achille Grégoire qui en fit une maison à deux logements appartenant aujourd'hui à son fils, M. Gérard
Grégoire, sur la ruelle Bélanger
entre la rue Saint-Jacques et Racine. GARÇON DE CONFIANCE DES RELIGIEUSES Cet automne-là, vers le
début de décembre, il y avait eu un verglas d'une ampleur peu commune. Il
avait plu et verglacé durant trois jours et trois nuits. Tout était
immobilisé dans la glace. Les lignes téléphoniques étaient toutes démantibulées'.
Les fils glacés étaient devenus de la grosseur d'un ancien tuyau à eau.
Presque tous les arbres étaient cassés, les branches traînant par terre. C'était un vrai désastre sur
le terrain du couvent qui était situé de biais avec le terrain de l'école. Ce
terrain était borné à l'est par le cimetière, par l'Hôtel de Ville au nord et
au sud-ouest par la rue de la Corporation, que l'on nomme aujourd'hui, rue
Mgr Poirier, en l'honneur et à la mémoire du curé Séverin Poirier qui fut
curé à Princeville, durant plus de vingt ans. 1 Démantibulé: en pièces, sens dessus-dessous. |
(P.171) Sur ce terrain, plusieurs pommiers et
arbres fruitiers avaient été plantés. Chaque année, on récoltait beaucoup de
belles pommes. Ce fameux verglas avait tout ravagé et avait complètement
détruit plusieurs arbres. Comme j'habitais à la
campagne, je devais connaître un peu le sciotte et
la hache. Les soeurs firent appel à moi pour relever les dégâts. Il
s'agissait de débarrasser les branches cassées, de raser les pommiers trop
amochés' et d'en faire du bois de chauffage. J'en eus pour quinze jours à
travailler après cela, sur l'heure du dîner, et un autre quinze jours pour
couper le bois en longueurs de deux pieds (0,60 m). On me donnait quelques sous et surtout on
m'envoyait à la cuisine, voir soeur Marie Marcelle, la cuisinière..
Elle me faisait goûter toutes sortes de bonnes choses qu'elle cuisinait et me
donnait des gâteries. Elle me faisait parler, en me faisant visiter toutes
les étagères de conserves qu'elle avait faites. Par la suite, quand on avait
besoin de services, on faisait appel à moi. Par exemple, pour sortir les
cendres ou entrer de la
neige pour faire le lavage. Il fallait que j' en
pellette trois jours de temps, sur l'heure du dîner, pour remplir les trois
grosses bouilloires en fonte dans lesquelles je déposais la neige. Tous ces travaux me
donnaient accès un peu partout dans le couvent et surtout au sous-sol, là où
les filles du couvent accrochaient leurs manteaux et déposaient leurs
couvre-chaussures. Une belle occasion pour les voir de près! C'est alors que
mes compagnons de classe, qui admiraient les filles du couvent, songèrent à
un petit stratagème pour communiquer avec leur amour du couvent. Ils
écrivaient des petits billets amoureux à leur préférée et moi, je faisais le
postillon. 'Amoché: défiguré. (P.172) Comme je connaissais les manteaux de
chacune des filles, je faisais la distribution des billets dans les poches de
manteaux. Les réponses revenaient aux intéressés par l'entremise d'Alice
Coulombe qui les donnait à son frère Arthur, le soir à la maison, pour les
gars de l'école. C'était merveilleux! S'aimer à distance dans ce qu'il est
convenu d'appeler des amourettes... On se voyait, on s' admirait de loin, sans jamais pouvoir se parler
vraiment. Parmi ces filles, j'avais choisi pour moi, Thérèse Pépin, la grande
amie d'Alice Coulombe. Je me souviens tout de même de plusieurs autres dont
voici les noms: Rita Marchand, Marie-Blanche Poirier, Denise Forand, Berthe
Baril, Jeanne-d'Arc Nadeau, Georgette Sylvain, Marguerite Hémond, Jeannette
Coll, Madeleine Labbé, Suzanne Plourde, Gabrielle Nadeau, Marcelle Carignan,
Madeleine Bélanger, Françoise Bélanger, Flore Blanchard, Thérèse Lachance,
Gertrude Lacoursière et combien d'autres qui ne me viennent pas à l'idée. Le mois de juin arrivé,
c'était les vacances. Je ne venais au village que le dimanche et rarement une
fois durant la semaine. Je m'ennuyais de Thérèse Pépin. Alors, je décidai de
lui écrire et de lui envoyer la lettre par la poste. Par malheur, c'est sa
mère, Mme Pépin, qui ouvrit la lettre. Cette bonne mais très sévère dame,
envoya une lettre à mes parents, leur disant de surveiller leur garçon parce
qu'elle voulait conserver sa fille, Thérèse, sage et intègre. Mes parents m'avaient fait
lire la lettre. J'eus une bonne remontrance. On m'avertit de me sortir
Thérèse de l'idée, de laisser les filles tranquilles, de me laisser grandir,
que je n'étais qu'un enfant et de passer loin de Thérèse Pépin à l'avenir.
J'eus ma leçon! Je crois que j'ai passé les deux années suivantes sans
regarder les filles. |
(P.173) DUR HIVER Chez les gens de mon âge,
tous s'accordent à dire que la température a bien changé. Quand j'étais
jeune, chacune des saisons était bien démarquée. On pouvait se fier: quand le
printemps commençait sur le calendrier, c'était vraiment le printemps. Un
gros dégel de trois jours, une grande quantité de neige disparaissait et
presque immédiatement, on voyait reverdir l'herbe. Le 1er mai, tous les
enfants allaient nu-pieds à l'école et le soir, on entendait les grenouilles.
Il en était de même pour toutes les saisons. Il faisait très chaud l'été,
avec de gros orages électriques et très froid l'hiver, avec de violentes
tempêtes. L'hiver de 1936 fut
particulièrement dur. Je m'en souviens très bien parce que je voyageais à
l'école du village, soir et matin. Je me suis gelé la figure, le nez et les
oreilles quatre ou cinq fois durant cet hiver. Il fit -40° à -45° degrés
Fahrenheit (-40° à -44° Celsius) tout l'hiver, sans relâche, avec des
tempêtes de neige et de poudrerie. Durant l'hiver entier, on ne vit ni ciel, ni
terre. Dans le chemin, la neige était à la hauteur des fils de téléphone.
Chez-nous, la maison était enterrée. Il fallait charroyer la neige pour
débarrasser un peu notre entrée et baisser le banc de neige au bout de la
maison, pour qu'on puisse voir dans le chemin. L'eau gela en plusieurs
endroits et les cultivateurs durent la charroyer pour abreuver leurs animaux.
Personne, à cette époque-là, n'avait trouvé le moyen de dégeler les tuyaux à
l'eau. Quand ça gelait, il fallait attendre l'été avant que ça ne dégèle, par
la chaleur du mois de juin. Notre remise à bois
contenait vingt cordes de bois franc, du gros merisier et du gros érable.
Tout ça brûlait durant l'hiver. Rendus au printemps, il restait à peine
quelques (p.174) quartiers
de bois. Nous étions habitués à ça et nous vivions quand même heureux. Durant l'hiver, il y eut
beaucoup de grippes et de maladies, particulièrement chez nos voisins, les
Fréchette. Le père Aurèle Fréchette fut malade au lit et tout à coup, ce fut
au tour de Philippe Fréchette son garçon, de tomber malade, lui aussi. II
demeurait au lit et souffrait beaucoup. On appela donc le Dr Nadeau qui dit:
« Ça ne donne rien d'y aller pour le moment. Envoyez-moi un échantillon
d'urine et après analyse, je pourrai faire quelque chose. » Alors, Mme Fréchette
m'appela et me demanda si je voulais bien aller lui porter l'échantillon. Je
répondis: « J'y vais tout de suite. » J'attelai le cheval et
passai chez M. Fréchette prendre l'urine. Il faisait un froid de loup. Je mis
la bouteille dans ma poche et je partis. Arrivé chez le Dr Nadeau, la
bouteille d'urine avait gelé et fendu durant le voyage, l'urine glacée se
répandant dans ma poche. Il fallut virer ma poche à l'envers pour en
récupérer le contenu. Il en resta juste assez pour faire bouillir et obtenir
le résultat. Je revins avec les indications et les contre-indications.
Philippe s'en sortit au bout d'une couple de jours. Après de longues souffrances,
ce fut la disparition de notre voisin immédiat, M. Aurèle Fréchette. II
laissait dans le deuil une deuxième épouse, Georgiana Proulx, dont on fêta le
centenaire en 1984, ainsi que quatre filles et deux garçons. Il avait une
terre de dix arpents (600 m) de large sur un mille (1,8 km) de long, dont la
moitié était en bois et l'autre moitié en terre faite. Philippe, le plus
vieux des gars, étant encore trop jeune pour prendre charge de l'entreprise,
on décida donc de vendre la ferme, après un an de réflexion. Nous aimions bien ces voisins et c'est avec
beaucoup de chagrin qu'il fallut s'en séparer. Après la vente de la ferme, |
(P.175) chacun des enfants partit de son côté. Plus
tard, certains se marièrent puis, par la suite, une fille et un garçon
décédèrent. Germaine était religieuse et Fernand, célibataire. Les quatre
autres vivent encore à Victoriaville: Thérèse, Cécile et Philippe puis
Gisèle qui demeure à La Coupe, près de Victoriaville. Je suis toujours très
heureux de les revoir. En 1936, un des oncles de
papa décéda. Il s'appelait Télesphore Thériault et demeurait à loyer chez M. Antoine Hébert, le
postillon (aujourd'hui Paquet TV). II mourut à 76 ans. Il laissait
dans le deuil sa deuxième femme, Marie Tardif, et avait nommé papa exécuteur
testamentaire. Ce fut la première fois que je pris connaissance d'un
règlement de succession. Ce vieillard n'avait pas beaucoup d'avoir mais il
fallut quand même que tout soit fait selon la loi. Je me rappelle également du
décès de Robert Baril, le fils d'Arsène, l'oncle du député Jacques Baril. Il
était infirme et décéda à l'âge de seize ans. Quoi que plus âgé que moi, nous
fréquentions l'école du neuf ensemble. À la maison, comme j'étais
relativement jeune pour travailler fort, papa embaucha un homme pour l'aider.
Cette année-là, il avait engagé Roméo Côté, de Sainte-Sophie-de-Mégantic. Il
avait dix-sept ans et ce qui m'intéressait le plus, c'est qu'il jouait du
violon. Chaque soir, je montais avec lui dans sa chambre et il pratiquait
durant une heure. J'aurais donc voulu savoir jouer, moi aussi! Il m'invita
alors: « J'vais te montrer. » J'ai essayé et j'ai réussi à moitié. Disons que
je joue un peu plus qu'un gars qui ne joue pas mais pas aussi bien qu'un gars
qui joue bien. Je m'étais bien amusé durant les deux années que ce M. Côté
travailla chez-nous et ça m'amuse encore, parfois. Depuis, il a fait sa vie
comme barbier à Drummondville. (P.176) À l'école du village, en 1936, les classes
devaient se terminer le 23 juin. Voici que le 23 juin au
matin, rendus en classe, la soeur nous annonça qu'on était en vacances
à compter de maintenant, parce que les autorités municipales avaient, à la
hâte, décidé de fêter la Saint-Jean-Baptiste et donnaient congé aux élèves,
afin qu'ils puissent aider leurs parents à organiser la fête pour le
lendemain. Dès lors, on sentait déjà
l'excitation dans le village. On courait de tous bords et de tous côtés, la
mine réjouie. Le tout avait été organisé en un rien de temps et le lendemain,
ce fut la plus belle parade jamais vue. Tous les paroissiens s'étaient donnés
la main et avaient présenté une quinzaine de "chars allégoriques"
merveilleux qui représentaient bien l'ancien temps et l'évolution qui s'était
faite jusqu'à nos jours. Saint-Jean-Baptiste
de 1936 était personnifié par Jean-Guy Bernier. Comme tableau de
l'avenir, Alcide Sylvain
avait participé au défilé avec une de ses inventions: un moteur d'automobile
qui actionnait une hélice d'avion pouvant également être installé sur
des skis l'hiver et se déplacer à vive allure dans les champs. Un merveilleux
regard sur l'avenir. La journée s'était terminée
par un gigantesque feu d'artifice. Du jamais vu à Princeville! On en a parlé
longtemps; ça avait été toute une réussite. On avait baptisé l'événement:
"L'Année de la grande Saint-Jean-Baptiste." Je me souviens aussi de
l'arrivée des nouveaux modèles d'automobiles. Deux compagnies avaient mis sur
le marché, cette année-là, de vrais beaux modèles que les gens ont beaucoup
appréciés. C'était la Lafayette 1937 et la Chevrolet 1937. Ceux qui en ont
achetées, les ont gardées longtemps et ils faisaient l'admiration de tous. Au mois de juin, je n'allais plus à l'école et je
travaillais sur la ferme avec mon père, un peu renfermé sur moi- |
(P.177) même par la rebuffade que j'avais subie
l'année précédente, au sujet de Thérèse Pépin. Comme je n'avais pas encore
fini de grandir, j'étais fatigué le soir et je ne pensais pas trop à
m'amuser. Je filais' plutôt des mois de mélancolie. Quand tout à coup, par une
belle journée ensoleillée et chaude, alors que j'étendais de l'engrais dans
le champ avec mon père, on vit venir deux hommes à notre rencontre. Papa en
reconnut un au loin et me dit: « C'est Toffé Marotte. » Ça devait faire 25
ans qu'il ne l'avait pas vu. C'était un de ses cousins des États-Unis avec
lequel il avait vécu, travaillé, jeunessé2. Toffé avait épousé la
cousine de papa, Philomène Lassonde. Ils étaient les parents de Thérèse
Marotte, qui vient chaque année, nous rendre visite et que plusieurs de mes
amis connaissent bien. Les deux hommes arrivèrent
donc à nous et demandèrent à papa, en anglais, si notre terre était à
vendre. Papa répondit: « You are not buyers of farm, this is Toffé Marotte! »
et la conversation s'engagea avec grande joie. Papa me dit: « Dételle les
chevaux, on s'en va à la maison. » Toffé était venu avec sa femme Philomène,
un de ses garçons, Édouard, et sa fille Jeannette. Arrivés à la maison, quelle
ne fut pas ma surprise de voir cette jeune américaine de dix-sept ans, avec
de beaux cheveux blonds sur les épaules, qui parlait un peu français, assez
pour nous comprendre entre jeunes. C'était merveilleux et ça avait fait
complètement disparaître, pour quelques jours, la monotonie qui régnait
chez-nous. J'avais plusieurs bons amis au village, comme Marcel
Tousignant, Maurice Nadeau et André Nadeau, Gérard Liberge, Arthur Coulombe,
Rolland Beaudet. Alors le dimanche soir, je descendais à pied au village
pour assister aux vêpres et, à la sortie, je ' Filer: de l'anglais
"feel", état d'âme. 2 Jeunesser: vivre sa jeunesse, sortir. (P.178) rencontrais
mes "chumsl". On se promenait sur les trottoirs jusque
vers 9 h et je remontais chez-nous. Au printemps, on m'avait
acheté un imperméable fléché vert, très à la mode à ce moment-là, puis un
chapeau. Mais il y avait eu de très grandes discussions avec mes parents au
sujet du fameux chapeau. Moi, je voulais avoir un chapeau mais papa et maman
disaient que c'était trop vieux pour moi, que ça ne m'avantageait pas et que
j'étais pour faire trop mon homme avec ça. Autrement
dit, pas trop vite le jeune! À force de discussions, je finis par gagner et
j'eus mon chapeau. Je croyais que c'était le temps, parce que je commençais à
avoir de la barbe au menton et que j'avais pris l'habitude de la couper en
cachette, avec le grand rasoir de papa. Alors, ça prenait un chapeau! LES
SOBRIQUETS On dit que chaque paroisse,
ville ou village a son caractère, selon le genre de monde qu'on y trouve,
selon leurs moeurs, leur manière de réagir devant tel ou tel fait, leurs coutumes,
leur façon de s'habiller, leur chaleur à accueillir les étrangers, se fondant
dans une homogénéité naturelle autour d'autorités municipales et religieuses. Princeville avait un caractère assez particulier.
Fondamentalement catholique-romaine, la paroisse a fourni au clergé une grande quantité de
prêtres, de religieux et religieuses. Je ne pourrais faire ici le
bilan mais je puis vous dire qu'il serait impressionnant et c'est tout à
notre honneur! Nous avions d'abord notre beau couvent avec les Soeurs de
l'Assomption qui donnaient un enseignement et une éducation de très bonne
qualité. Les enseignantes, partout dans la paroisse et à l'école du village,
étaient dirigées par les ' Chum: ami. |
(P.179) religieuses. À l'école du maître, on
faisait des classes supérieures à la moyenne. Du côté religieux, nous
avons eu la chance d'avoir de merveilleux prêtres à Princeville,
particulièrement Mgr Poirier, qui a été notre curé durant 28 ans. Tous
s'accordaient à dire qu'il était un saint homme, en plus d'être prêtre. Il
soignait les maux corporels de tout le monde et la vie qu'il vivait était un
exemple constant de foi, d'espérance, de charité, de détachement, de bonté;
ce qui a reflété sur chacun des paroissiens et ce qui fait que l'on
retrouve, encore aujourd'hui, beaucoup de bon monde à Princeville. Beaucoup d'autres bons
prêtres, curés et vicaires vinrent, tour à tour, renforcer nos croyances. Ils
nous dirigèrent dans la voie qui nous a conduits au développement d'un
Princeville composé de citoyens remplis de coeur, de courage et d'honnêteté
et qui fournissent encore de nos jours, une bonne moyenne de personnes
pratiquantes. Du côté municipal, nous
avons également eu des personnalités marquantes pour diriger les destinées
de notre paroisse et du village. Plusieurs ont connu M. Lionel Baril, ancien
maire et M. Maurice Talbot, maire actuel. Plusieurs autres maires et
conseillers ont également fourni un effort considérable, à la mesure de
leurs capacités pour en arriver à développer la ville de Princeville que nous
connaissons aujourd'hui. Il y eut aussi, bien sûr,
nos ancêtres, nos pères, nos mères, qui ont été les piliers de l'oeuvre en
fournissant d'abord le matériel requis: la famille et les enfants. Je pense
ici aux familles de quinze enfants et plus. Mentionnons les familles Désiré
Baril, Napoléon Daigle, Joseph Vachon, Georges Beaudoin, Alphonse Robichaud,
Jos Gaulin, Ludger Pellerin, François Baillargeon et combien d'autres
familles nombreuses (P.180) de dix ou treize enfants vivants. Hommage
à tous ces valeureux pères et mères de famille qui ont contribué, pour une
large part à l'édification de notre communauté, de notre paroisse et de notre
ville de Princeville! Dans chaque paroisse, on
retrouve généralement quelque chose qui lui est propre. Ici à Princeville,
j'ai remarqué, quand j'étais jeune et encore aujourd'hui, qu'on s'est
beaucoup amusé à donner des sobriquets aux gens. Des surnoms leur étaient
attribués gratuitement. Ces surnoms étaient le plus souvent donnés dans un
esprit de fraternité. Par exemple, je crois que je pourrais bien compter dans
Princeville, depuis mon enfance jusqu'à aujourd'hui, une centaine de
"Ti": Ti-Gus, Ti-Pierre, Ti-Fred, Ti-Blanche, Ti-Luc, Ti-Mand,
Ti-Mond, Ti-Paul, Ti-Louis, etc. D'autres surnoms étaient
souvent donnés pour caricaturer verbalement la personne en question.
D'autres sobriquets étaient choisis un peu malicieusement, je dirais comme
moquerie. C'était moins bien mais disons que ça existait. On aurait dit qu'il y avait
plus de sobriquets à Princeville qu'ailleurs. Je rappellerai sûrement à des
anciens comme moi, les surnoms de: Le Bull Fugère (Maurice Fugère), Pourri
Raymond (Roger Raymond), La Moon Hémond (Georges Hémond), La Lune Jacques
(Gérard Jacques), Ti-Cul Beaudet (Lionel Beaudet), Ti-Boutte Baril (Benoit
Baril), Le Veau d'Or (Roger Grenier), Dus Pellerin ( Alphonse Pellerin), Dus
Caouette (Rodrigue Caouette), Daguene Lacoursière (Laurent Lacoursière), TiMan
Grenier (Hermann Grenier), Be Grenier (Willie Grenier), Minou Grenier
(Philippe Grenier), Dédé Grenier (André Grenier), Trout Beaudet (Rolland
Beaudet), Le Noir Beaudet (Richard Beaudet), Ti-Car Girouard (Oscar Girouard),
Ti-Nest Martel (Ernest Martel), Le Ton Boucher (Gaston Boucher), Ti-Père
Chauvette (Camille Chauvette), Abahu Lecours (Marcel Lecours), Pas-de-fesse
(Paul Aimé Lecours), Padou St-Pierre (Lucien St-Pierre), Padou Fortier (JeanPaul
Fortier), Bidou Lecours (Alfred Lecours), Dedine Dubois (Ferdinand Dubois),
Ti-Gars Simard (François Simard), Touche Hémond (Joseph Hémond), |
(P.181) Lu Bernier (Richard Bernier), Carotte
Morrissette (Gilles Morrissette), Cam Thiboutot (Marc-Aimé Thiboutot), Pill
Thiboutot (Jules Thiboutot). Il y avait également Bizoune et Filoune Lacourse
ainsi que Rosine Roy, dont je n'ai pu me souvenir de leur prénom. Nous avions
aussi, à Princeville, des personnages bien colorés, soit par leur caractère,
leur verve, leur manière, leur démarche, leur spiritualité, leur allure
presque légendaire, leur opiniâtreté, leur charité, leur personnalité, leur
couleur politique, leur opulence ou leur pauvreté. Il serait fort intéressant
de vous les présenter objectivement, tels que je les ai connus; d'abord leur
personne physique, leur personnalité, enfin ce qu'ils reflétaient, mais il
m'est impossible de le faire! Cependant, pour le plaisir de les rappeler aux
citoyens de Princeville qui me liront, en voici la nomemclature: Mme F.X. Poisson, Mme
Philias Nadeau, Mme Henri Lavigne, Philippe Lachance, son commis, le grand
Beaudet, les demoiselles Dorval, le bedeau Joseph Boucher, Alphonse Blais,
Eugène Tousignant, Arthur Morrissette, Émile Gagnon, Pat Carrière, Albert
Lehoux, Jean-Marc Charpentier, le Blanc Fréchette (Alfred), Wilfrid Labrèque,
F.-X. Lacroix, J.A.R. Thibodeau, le Dr Paul Nadeau, Jos Montard, Alfred Lami,
Alex Lachance, le notaire Bennett Feeney, Lionel Baril, Albert Bussière,
Charles Carignan, Émile Durand, Arsène Talbot, Edmond Thiboutot, Georges
Beaudoin, Théodule Genest, Tony Bergeron, Ernest Couture, Lucien Brissette,
Aurèle Vallière, Édouard Lecours, Léopold Fugère, Paul Béliveau, Willie
Lafond, Johnny Roux, Régina Sylvestre, Grand Jos Girard, P'tit Jos Girard,
Alphonse Robichaud, Louis et Ferdinant Martel, Mme Yvonne Morasse, Louis
Marchand, Irénée St-Pierre, Alphonse Roux, Léopold Rousseau, Jos Thibeault,
Eugène Fréchette, Pit Robitaille, Jos Mailhot, Réusse Lemay, Joseph
Maturin, les demoiselles Brissette, Achille Poisson, Omer Fréchette, Henri
Girouard, Oscar Girouard, Polidor Beauvillier, Rosaire Brissette, Gérard
Raymond, le Dr Jean-Louis St-Hilaire, Mme Régina St-Hilaire, Arthur Gilbert,
M. Dancause, Alphonse Houle, Antonio Allard, Évangeliste Gaulin, Paul Robert
Lacoursière, Georgette Lebeuf-Lassonde, Alphonse Brissette, J.W. Girouard,
Nazaire Girard et Maurice Talbot. Après avoir fait une
incursion dans la petite histoire de Princeville, je reviens à d'autres
anecdotes, souvenirs ou faits dont je fus témoin tout au cours de ma vie. Je
vais vous raconter ici, ce qui m'est arrivé à l'hiver 1937. BALLADE DANGEREUSE SANS ACULOIRE1 J'avais alors quinze ans, je
me croyais homme et surtout connaissant, mais ce n'était pas vrai. J'avais
décidé, dans ma sagesse, que notre jument serait plus belle sans aculoire.
Alors, j'enlevai donc cette partie du harnais. Je trouvais notre jument bien
plus belle. Elle avait de belles fesses rondes et j'en étais fier. Quand mon
père se rendit compte de cela, il me dit: «
Qu'est-ce t'as fait de l'aculoire? - Ah! Je l'ai enlevée. C'est bien plus beau de
même. - Remets-la, c'est trop dangereux dans les côtes, une amanchure2
de même, me dit papa. - Ah!, c'est
pas dangereux, il n'y a pas de côte à Princeville. Si on était à
Saint-Norbert ou Sainte-Sophie oui, mais pas ici. » Papa insista mais je ne
l'ai pas écouté. ~ Aculoire:
partie d'un harnais que l'on fait généralement porter à un cheval et qui sert
à retenir la voiture dans une descente ou une côte. 2 Amanchure: façon d'installer quelque chose. Péjoratif. |
(P.183) Un jour de semaine, nous sommes partis
pour le village avec la petite sleigh sans aculoire. Nous allions assister à
une réunion agricole qui avait lieu au sous-sol de l'église. On détella donc
la jument chez M. Arthur
Vachon, en face de l'église. II avait une grande étable pour recevoir une
soixantaine de chevaux, le dimanche à l'heure de la messe, mais cette
journée-là, notre jument se retrouva là toute seule. Elle était comme perdue
dans l'espace et s'ennuya beaucoup durant la durée de notre réunion. Quand on la
ré-attela sur la sleigh, elle était excitée, nerveuse, tannée d'être
emprisonnée là. Elle piétina, puis s'empressa de décoller au signal de
départ. Papa me dit: « On devrait passer au hangar de moulée, chez M.
Poisson, et emporter une poche de gru'. De même, on pourrait retarder de
quelques jours, notre venue avec les gros sleighs. » On se dirigea au hangar de
moulée (aujourd'hui, c'est le hangar que Duray Inc. utilise comme entrepôt.
Ce hangar est sur une élévation assez prononcée). M. Poisson nous servit un
sac de gru. Papa réfléchit un peu et dit: « On va en prendre un autre. » M.
Poisson nous en servit donc un autre puis papa dit: « Si on en emportait
encore un autre, on n'aurait pas besoin de revenir cette semaine. » Ça
faisait donc une charge de 300 livres (136 kg), en plus de nous deux, soit
environ 300 autres livres, ce qui faisait en tout 600 livres (272 kg). On partit avec cela. Il
était environ 4 h de l'après-midi. Les rues étaient glacées et parsemées
d'enfants qui sortaient de l'école. Tout de suite au départ, je sentis que la
charge était un peu lourde. Sur la glace, la sleigh avait envie de prendre
rapidement de la vitesse. Disons que ça n'a pas été trop pire jusqu'à la
traversée du chemin de fer, mais là... L'histoire aurait bien pu devenir
tragique! ' Gru: nourriture pour le bétail. La sleigh sur la glace vive,
chargée comme elle l'était, frappait le derrière de la jument. Laissez-moi
vous dire qu'elle ne prisait pas cette caresse. Je ne pouvais rien faire
d'autre que d'essayer de la retenir. La jument affolée ruait si fort qu'elle
me passait ses deux pattes de chaque côté de la tête. Elle hennissait et
m'envoyait, à chaque ruade, une lame d'urine dans la figure. La situation
devenait intenable et de plus en plus dramatique. C'est alors qu'en passant en face du notaire
Feeney, papa décida d'essayer de contrer la catastrophe en débarquant,
espérant pouvoir s'agripper à l'arrière de la sleigh et la retenir quelque
peu. Moi, je ne lâchais pas les guides mais ça prenait constamment de la
vitesse. Je me dis: « J'vais me tuer. » Mon cerveau travaillait à toute
vitesse. Je pensais aux enfants dans la rue; je pensais qu'à cette allure, je
ne pourrais jamais tourner du côté de chez-nous, vers Plessisville; si je
passais tout droit, ça continuerait de descendre jusque chez les Lacoursière.
C'était pas possible. « Je ne pourrai jamais me
rendre sans me tuer ou en tuer d'autres », pensais-je. C'est alors qu'il me vint à
l'idée, mais un peu en retard, de tourner du côté de Victoriaville car ça
tournait plus en rond. Je dirigeai carrément la jument à gauche et la sleigh
partit en dérapant sur la glace, comme un éventail, et les queues des lisses
de la sleigh vinrent frapper la vitrine de Duval et Raymond Enr., sans la
casser. La terrible course se termina là, la jument la tête tournée vers
l'église. J'aperçus mon père qui avait la tête plantée la première en-dessous
de la galerie du vieux presbytère. En débarquant, il n'avait pu s'arrêter et
à une telle vitesse, ça l'avait garoché' dans cette direction. L'incident était clos. Par
la suite, je ré-installai l'aculoire. Les premières paroles de papa à notre
rencontre furent: « J'te l'avais ben dit! » ' Garoché: lancer avec force. |
(P.185) SOIRÉE DE CLENCHES' À cette époque, les jeunes gens et jeunes filles
s'amusaient beaucoup en organisant des soirées de jeux. On imposait des
pénitences drôles à celui ou celle qui n'arrivait pas à faire correctement le
jeu ou à répondre à certaines questions. C'est ainsi que j'ai
moi-même participé à une de ces soirées, pour la première fois, vers l'âge de
quinze ou seize ans. La soirée eut lieu chez M. Simard, notre deuxième
voisin. Je n'étais pas bien vieux mais avec François, on commençait à
embarquer, comme on disait, avec la jeunesse du temps, quelque peu plus âgée
que nous deux. L'organisateur de la soirée
me plaça avec une belle fille que je connaissais de vue seulement. On fit les
présentations et on commença la période des jeux. Le tour de ma compagne
arriva et elle ne put faire le jeu demandé. On lui donna donc une pénitence.
La pénitence imposée était d'embrasser le plus beau garçon de la soirée! Elle
fit donc son choix rapidement et elle m'embrassa! Je crus que le choix avait été bon, sans penser
pour autant que j'étais le plus beau. Je venais de
recevoir, d'une fille, mon deuxième baiser. Disons que cela avait chatouillé
mes sens un peu plus fort à seize ans, que le premier que j'avais reçu à
l'âge de cinq ou six ans, de Georgette. La jeune et jolie fille avec
laquelle j'avais passé cette agréable soirée s'appellait Cécile Dubois.
Chaque fois que je la rencontre, ce souvenir me revient à l'esprit et je me
revois à la place exacte où nous étions assis, tous les deux, lors de cette
soirée. ' Clenches: loquet de porte. Inviter quelqu'un à se
retirer, (P.186) La danse étant toujours défendue dans le diocèse de
Nicolet, il n'était pas question de danser pour s'amuser. Alors, on
faisait aussi des soirées de clenches. Ces soirées étaient bien amusantes. Le
style spécial de ces soirées donnait lieu à de nouvelles rencontres et à
l'éclosion de bons sentiments, les uns envers les autres, mais aussi de moins
bons envers un ou une rivale. Dans ses invitations,
l'organisateur de la soirée voyait à ce qu'il y ait trois ou quatre garçons
de plus que de filles. À l'ouverture de la soirée, on laissait les garçons
dans la cuisine ou dehors, durant l'été, et on faisait passer toutes les
filles au salon. L'organisateur allait tour à tour demander à chacune, tout
bas à l'oreille, lequel des garçons présents elle voulait rencontrer. Selon
le choix de la fille, il allait chercher le garçon en question dans la
cuisine, le conduisait à la belle et faisait les présentations d'usage, si
les deux parties ne se connaissaient pas. Quand toutes étaient accompagnées,
il restait quatre ou cinq garçons dans la cuisine, qui allaient servir de
rechange. Après environ cinq ou six
minutes, l'organisateur leur donnait ordre d'aller clencher les autres.
Alors, chacun choisissait à son tour, dans sa tête, la fille qu'il voulait
rencontrer. Il se présentait en face d'elle et prenait la main de celui qui
était là et lui disait: « Excusez-moi, monsieur, votre place est demandée. »
D'après les règlements du jeu, le garçon qui accompagnait la fille devait se
lever et céder sa place à l'autre. Chacun suivait le règlement, mais pas
toujours avec entrain. Supposons que le garçon qui
était assis avec la fille n'aimait pas de tout son coeur celui qui venait le
clencher. Il hésitait à se lever et céder sa place. Il attendait un rappel de
l'autre et continuait de jaser avec la fille. Il se levait finalement,
cédait sa place, mais n'était pas pressé de quitter les lieux. II continuait
de jaser quand même avec la fille, encom- |
(P.187) brant
l'autre. Parfois, ça pouvait aller jusqu'à réclamer l'aide de l'organisateur
ou meneur de la soirée. La même chose pouvait se
produire du côté de la fille qui appréciait bien la compagnie du garçon avec
qui elle était et qui voyait venir vers elle un clencheur inconnu ou connu,
mais qu'elle n'affectionnait pas particulièrement. Elle continuait
longuement ses façons avec le garçon qui était avec elle et gênait en quelque
sorte l'arrivée de l'autre. Il y avait un autre handicap
qui rendait souvent difficile la tâche du meneur. À ces soirées, il y avait
toujours des personnes indésirables, soit des gars en boisson, des baveux' et
faiseurs de troubles que le meneur devait tolérer pour diverses raisons: le
frère d'une telle, le chum d'un tel, etc. Il y avait également comme
handicap, des filles moins belles et moins désirables que les autres, moins
gentilles ou gênées. AU SECOURS D'UN AMI Pour illustrer un peu cela,
je vais vous raconter une de ces soirées. Mon père avait engagé un nommé
Gérard Morrissette pour travailler sur la ferme avec nous. Il venait de
Sainte-Sophie-de-Lévrard. Il était du même âge que moi et on s'entendait
très bien, tous les deux. Un bon jour, je reçus l'invitation de Maurice
Talbot d'aller à une de ces soirées de clenches qui serait donnée un tel
soir, chez les parents de la fille avec laquelle il sortait à l'époque. Alors, j'étais bien content
de l'invitation et je racontai cela à Gérard Morrissette. Il soupira: « Que
j'aimerais donc ça, moi aussi, aller veiller là mais je ne suis pas invité! »
Je lui répondis: « Je pense bien que tu peux venir quand même. Ça prend
toujours quatre ou cinq gars de plus et je pense qu'en te présentant à
Maurice Talbot, il acceptera volontiers un gars de plus. Ça pourrait
peut-être lui être utile! » 'Baveux:
quelqu'un qui cherche la chamaille. (P.188) Or, il y avait, dans cette famille, trois
filles. Deux étaient d'une rare beauté tandis que la troisième était intelligente,
mais gênée et laissait beaucoup à désirer, du côté attirance. Maurice, bien
sûr, sortait avec la plus belle des trois. Gérard Morrissette et moi sommes
donc arrivés à la soirée. Maurice vint nous accueillir et je lui présentai
mon chum, lui expliquant sa présence avec moi et lui demandant de l'accepter.
Maurice nous dit: « Oui, un de plus ou un de moins, ça ne dérange pas. »
Gérard était content. On allait passer une belle soirée tous les deux. La soirée débuta. Maurice
plaça donc les gars, incluant Gérard. Gérard était avec celle qui était la
moins attirante. Ils étaient assis dans le salon, mais juste au bord de la
porte de la cuisine, là où tous les garçons passaient. Comme la compagnie de cette
demoiselle n'était pas tellement recherchée, personne n'allait le clencher.
Il se trouva pris avec elle. Il voyait d'autres belles filles, dans le
groupe, qu'il aurait aimé rencontrer mais en était incapable. Quand les
autres gars passaient près de lui, il leur pinçait les cuisses pour les
inciter à aller le délivrer de l'impasse dans laquelle il se trouvait. Après un certain temps, je
décidai de faire quelque chose pour lui. Je trouvai Maurice et lui dis: «
Envoie quelqu'un chercher Morissette, ça n'a pas d'allure. » Maurice, avec un
sourire narquois, me dit: « Tu ne trouves pas qu'ils sont bien tous les deux?
Veux-tu y aller toi? » Pour faire quelque chose pour aider Gérard, je dis: «
Oui, mais ne me laisse pas là à mon tour. Envoie-moi quelqu'un d'autre me
clencher. » C'est ainsi que je suis allé
délivrer mon chum. Par la suite, je ne m'en souviens pas trop, je crois que
c'est Maurice lui-même qui vint me clencher. |
(P.189) À propos de ces soirées, je vais vous
raconter celle où j'avais été bien chagriné et humilié. HUMILIÉ Je ne me souviens plus exactement où, mais je
crois que c'était chez M. Napoléon Daigle. Peu importe. Robert Fortier
travaillait à Princeville, chez Arsène Sylvain et il prenait le cheval et la
voiture de M. Sylvain pour aller voir sa blonde, Régina Daigle, sa femme
d'aujourd'hui. C'était lui qui m'avait
invité pour cette soirée. Je voulais bien y aller mais je n'étais pas bien
vieux. Aller veiller chez M. Simard, mes parents ne disaient rien, mais
ailleurs, je ne savais pas ce qu'ils diraient. Alors durant la semaine, je
leur dis que tel soir, il y aurait une veillée à tel endroit. N'ayant pas eu
de commentaires, alors dans ma tête, je me dis: « Qui ne dit mot consent.»
J'appelai Robert Fortier et je lui demandai pour embarquer avec lui. Il me
dit: « Oui, je vais arrêter te prendre vers 7 h 30. » Je me dépêchai à souper et à
me changer; tout à coup, Robert arriva et entra pour voir si j'étais prêt.
Oui, j'étais prêt mais mon père et ma mère s'objectèrent. Papa me dit: « Tu
n'iras pas là ce soir. T'es trop jeune pour commencer à courailler' aux
quatre coins de la paroisse. Qu'est-ce que ça va être quand tu auras 20 ans?
Assis-toi! » Alors, je dis à Robert: « Je te remercie pareil. Ça sera pour
une autre fois. » Robert repartit seul. Vous imaginez dans quel état
j'étais. J'avais été bien humilié dans mon orgueil devant Robert. Toute la
soirée, j'ai pensé aux autres qui devaient être là, en train de s'amuser. ' Courailler: sortir avec
plusieurs filles à la fois. (P.190) Au printemps suivant, papa et maman
m'achetèrent un beau manteau en gabardine, un beau chapeau et une belle montre
bracelet. Là, j'étais bien heureux. J'étais plus sûr de moi, et même si je ne
faisais pas de grandes sorties, je me permettais de regarder les filles à
l'occasion, avec enthousiasme, joie et gaieté. C'est ainsi que la vie se
passait chez-nous, en 1938. J'avais seize ans et je pouvais facilement passer
pour un gars de dix-neuf ans. Je devenais homme de jour en jour. Je sentais
disparaître mon adolescence avec joie. MA
PREMIÈRE BLONDE Une couple de fois par
année, la famille Simard avait de la visite de Québec, dont la cousine de M.
Simard avec son mari et ses enfants. J'avais eu l'occasion de les rencontrer
plusieurs fois. Quand j'était petit gars, on jouait
avec leurs enfants, François, Raymond et les deux filles, Yvette et
Jeanne-d'Arc. Ils retournaient à Québec et on était longtemps s'en avoir
d'autres nouvelles. En 1939, Yvette arriva seule
à Princeville pour passer tout le temps des vacances chez M. Simard.
François, moi et d'autres copains, on avait l'habitude de regarder sortir les
filles de l'église, le dimanche après la grande messe. Ce dimanche-là, je
regardais sortir les filles et je reconnus la petite fille de Québec, Yvette
Morency. À ma grande surprise, elle
s'était grandement transformée depuis la dernière fois que je l'avais vue:
grande et jolie, avec une belle robe blanche et un large ruban de couleur
lilas dans les cheveux, puis du rouge sur les lèvres. Elle était très
attirante. François me dit: « Viens-tu passer l'après-midi chez-nous? - Bien
», je lui répondis: « Ce n'est pas de refus! » |
(P.191) Dans l'après-midi, je me rendis chez M.
Simard avec plusieurs autres jeunes et je rencontrai évidemment Yvette
Morency. On s'amusa comme des fous, toute la gang, à fabriquer de la crème
glacée autour de la chaudière. Chacun son tour, on brassait. Ça rigolait et
ça blaguait. Puis quand la crème était prête à manger, nous étions tous là
aussi pour se caresser le palais et se charger l'estomac de cette délicieuse
crème glacée, parfaitement réussie. On passa alors au salon et
autour du piano, on continua à s'amuser et à chanter. J'avais trouvé
l'après-midi bien court. Puis, chacun retourna chez lui pour l'heure du
train. Yvette m'invita à retourner veiller avec elle, le soir. Bien sûr,
j'acceptai pour ce soir-là, le lendemain et le surlendemain, etc. J'ai veillé
presque tous les soirs et passé mes dimanches après-midi avec elle, de
juillet jusqu'en septembre 1939. Notre amitié devint très forte. En septembre, il fallut se
séparer. Elle dut rentrer chez ses parents à Québec et moi, rester planté seul
à Princeville. Laissez-moi vous dire que ça n'a pas été facile. Je l'aimais
bien mais j'étais trop jeune, à dix-sept ans, pour envisager un mariage.
Continuer de la visiter à Québec était aussi impensable. Il y aurait eu le
train ou l'autobus comme moyen de transport mais ça prenait de l'argent et je
n'en avais pas, à part quelques sous que papa me donnait pour me faire couper
les cheveux. Je décidai donc de couper
les ponts. Je ne voyais aucune autre solution logique. La veille de son
départ, à notre dernière rencontre, nous avons pleuré tous les deux et nous
nous sommes dit: « Faut croire que c'est mieux ainsi. » Afin que la coupure
soit moins amère, je lui promis d'aller la voir à Québec quelques semaines
plus tard, en allant à l'exposition agricole. J'accomplis ma promesse et par
la suite, on convint de s'écrire. Quelques lettres furent envoyées de part et
d'autre, mais notre aventure se termina en queue de poisson. Finalement, je la revis occasionnellement. Elle
s'était fait un ami qui devint son mari plus tard. Moi, de mon côté, je me
suis marié à l'âge de 23 ans. J'ai rencontré Yvette, dernièrement, à la
soirée du 40e anniversaire de mariage de François Simard. Je ne l'ai jamais
vraiment oubliée. Nous avions passé de si
belles soirées ensemble à chanter près du piano, les grands succès français
de l'heure comme: Je voudrais un joli bateau, Thi Thi, Dolorosa, Venise et
Bretagne, Mon coeur est en chômage, Quand tu m'as dit: Ce soir, chéri, Tant
qu'il y aura des étoiles, Le plus beau refrain de la vie, Rien qu'un chant
d'amour, Sombreros et Mantilles, Bonjour, bonjour les hirondelles, Bonjour
les petits oiseaux, Bonjour les copains, Sur les ailes de France, J'attendrai
ton retour, Tes bras, Avant d'être capitaine, Jonas dans la baleine,
Évangéline. C'était merveilleux! Après cette aventure, je
demeurai prudent dans mes fréquentations. J'aimais bien les filles mais je ne
voulais plus qu'il m'arrive quelque chose de semblable. Je rencontrai
plusieurs filles de Princeville, de Plessisville, quelques-unes de
Victoriaville, de Saint-Norbert et de Saint-Louis. Je demandais parfois à
une fille de m'accompagner pour certaines occasions et j'allais bien la
reconduire chez elle après la soirée, mais sans jamais m'engager dans de
longues fréquentations. AU
PIC ET À LA PELLE Encore en 1939, j'avais
seize ans et je me croyais un homme. Un bon jour, j'eus l'occasion de mesurer
mes capacités. C'était immédiatement après la fermeture des classes, à la
fin de juin. La Commission scolaire avait décidé de faire des réparations à
l'école du neuf pour essayer de la rendre plus chaude. Le plan était de poser
une fournaise, de rembrisser' l'école en papier brique. Il fallait aussi
creuser un puits et lui 1 Rembrisser: recouvrir. |
(P.193) poser
un cadre en ciment avec un rouleau pour pouvoir en tirer l'eau avec un seau. On engagea donc Ludovic Baril comme contremaître
des travaux. On invita ceux qui le voulaient et qui avaient du temps libre à
aller travailler aux rénovations. Le salaire gagné serait rabattu sur leurs
taxes. Je dis donc à papa: « J'vais y aller. » Les foins n'étaient pas encore
commencés. Le travail consistait à
aider Ludovic à creuser la cave et faire des formes pour le solage'. On
travaillait avec une pelle à cheval et un boeuf. Ludovic me dit: « Tu piqueras
avec un pic pour démancher le tuf dans la cave ou tu prendras les mancherons
de la pelle et conduiras le boeuf. » Je n'avais jamais fait ni l'un ni
l'autre, mais tout de suite, je vis que cela allait être assez dur. J'ai donc choisi de prendre
le pic et Ludovic, le boeuf. J'avais beau me dépêcher de travailler, je
n'arrivais pas à fournir Ludovic, parce qu'il prenait de grosses pelletées
avec un comble. Il faisait chaud. J'ai toffé2 l'avant-midi mais resté à plat, je dis à Ludovic: « Ça
me pogne pas mal. Bien, tu vas prendre la pelle et le boeuf et moi, j'vais en
démancher avec le pic », répondit-il. Alors, j'essayai cela. La pelle était
plus pesante que moi et une fois chargée, j'avais de la misère à la conduire
et à l' empêcher de piquer pour sortir d'en-dessous
de l'école. Je me suis dit: « Faut que je toffe la "run3" ». Le lendemain, j'étais
complètement racqué4. J'y retournai
quand même et je trouvai l'avant-midi plus court que la veille. La troisième
journée, la cave creusée, on commença à faire les formes. Je me suis dit: «
J'vais être beaucoup mieux à faire les formes. Ça ne sera pas dur. » Encore là, je m' étais
trompé. On construisait les formes avec du bois vert frais scié. Il était
pesant, c'est pas possible. ' Solage: fondation. 2 Toffer: continuer avec peine. 3 Run: course. 4 Racqué: éreinté. (P.194) Il fallait le charroyer, le descendre
dans la cave puis faire les formes par panneau et ensuite le relever et le
mettre en place. Je mettais tout dehors', comme on dit. Le soir, le côté
ouest était fait et monté. Je retournai à la maison et allai aider à faire le
train. Au souper, papa me dit: « Tu n'iras pas travailler à l'école demain.
On commence les foins. » J'étais vraiment enchanté de sa décision. Fini
l'ouvrage à l'école. Je m'étais rendu compte que je n'étais pas encore tout à
fait un homme. On commença donc les foins.
À un moment donné, nous avons eu une période de pluie, donc pas de foins. M.
Alphonse Nadeau faisait lui aussi des transformations dans son étable. II me
demanda si je n'irais pas, une couple de jours, pour l'aider à faire du
ciment. Je n'en avais jamais fait mais je me suis dit: « Ça se fait par du
monde. J'y vais car on ne peut pas travailler aux foins. » J'arrivai là après le
déjeuner, vers 7 h 30. Toute l'équipe était en place puis on commença. II
fallait pelleter du gravier et le mettre dans le malaxeur, avec du ciment et
de l'eau. Ce malaxeur était actionné par un petit engin à gazoline. D'autres
charroyaient à la brouette le ciment délayé dans les formes, ce que l'on appelle
couler du ciment. J'avais choisi de pelleter
du gravier et mettre du ciment et de l'eau dans le malaxeur. Ça n'a pas été
long avant que je ne commence à trouver le job pas mal difficile. Le propriétaire,
M. Nadeau, s'étant rendu compte de cela, me dit: « Veux-tu changer de place?
Prends ma brouette, ça va faire changement. » J'essayai donc la brouette... Laissez-moi vous
dire que ce n'était pas beaucoup mieux. Les jambes me crochissaient en
soulevant la brouette. On faisait un bout sur des madriers installés sans
précaution sur le chantier, juste pour le temps que durerait le travail. Je
ne savais jamais, à chaque brouettée, ' Mettre tout dehors: y aller à fond de train. |
(P.195) si j'allais prendre une débarque'; j'ai
persisté le temps d'une vingtaine de brouettées puis je demandai à reprendre
ma place initiale au malaxeur. Je vins à bout de finir ma journée, mais de
justesse. Cependant, nous n'avions pas
terminé le job à la fin de la journée. M. Nadeau nous demanda si on voulait
terminer après souper, mais pas un de l'équipe ne voulut. Ils ont tous dit: « On finira demain matin. » Ne me
demandez pas si j'étais content! Le lendemain, on termina notre boulot et à 9
h 30. Je venais d'apprendre ce que c'était de barouetter2 et de
couler du ciment. II fallait maintenant que je fasse mon prix. Quand M.
Nadeau voulut me payer pour mes services, j'avais gagné 5,50 $, mais il me
donna 6 $. J'étais bien content. L'HEURE
AVANCÉE Le phénomène de l'heure avancée apparut à
Princeville, comme partout ailleurs en province, en 1937. Auparavant,
seuls les gens de la région de Montréal avançaient l'heure durant l'été.
L'idée du changement horaire avait fait son chemin et la plupart des
industries et commerçants décidèrent de s'y conformer. Par contre, les
compagnies de chemins de fer Canadien Pacifique et Canadien National
conservaient l'heure solaire. Laissez-moi vous dire que ça
ne rencontrait pas l'idée de tout le monde car seulement la moitié de la
population obtempéra à ce système. Ce sujet donna lieu à de vives discussions
sur le perron de l'église, le dimanche. Chacun défendait son idée. Les
discussions faillirent dégénérer en bagarres à plusieurs reprises. Ceux qui
étaient favorables à l'heure avancée apportaient des arguments tels: « Vaut
bien mieux faire son ouvrage ' Prendre une débarque:
tomber. 2Barouetter: transporter. (P.196) de bonne heure le matin et finir une heure
plus tôt le soir pour profiter de nos soirées. » D'autres affirmaient: «
C'est bien meilleur pour l'économie en général et une heure de plus ou de
moins, ça ne dérange rien. » On disait également: « On est bien mieux d'être
tous à la même heure, ainsi on s'accordera. On sera pareils comme les villes
et les paroisses environnantes, avec lesquelles nous faisons affaire, etc. » Les opposants rétorquaient:
« L'heure avancée, c'est l'heure du diable! Pourquoi vouloir changer l'heure
que Dieu a établie! Ça rallongerait tout simplement les journées et
accorderait plus de temps pour s'amuser et faire le mal. Commencer à courir
une heure avant, ça ne donnerait absolument rien de plus que du temps
additionnel pour dépenser. » Les horaires de trains
étaient établis selon l'heure solaire. Les églises hésitaient à avancer
l'heure des messes. Alors pendant environ deux ans, la moitié de la population
avançait son horloge et l'autre gardait l'heure du soleil. L'Église, voulant
demeurer neutre, avait tout de même avancé l'heure de la grand-messe en 1938,
espérant accommoder tout le monde. Chez-nous, on avait gardé l'heure solaire.
Quand on avait affaire à quelqu'un, on s'informait d'abord pour connaître le
genre d'horaire utilisé avant de fixer les rendez-vous. Tout à coup, le Canada
déclara la guerre à l'Allemagne. On décréta l'heure avancée, partout au
Canada, pour répondre à l'effort de guerre. Tous les citoyens durent donc
accepter d'avancer l'heure. Les églises et compagnies de chemins de fer
durent s'exécuter aussi. Durant ces deux années-là,
je m'étais fait une blonde dans le rang dix de Princeville. Elle s'appelait Alice Roux (fille d’Alfred Roux). C'était une jeune et
jolie fille blonde. J'avais entrepris d'aller |
(P.197) la voir les dimanches soirs. Je voyageais
avec mon grand ami, Armand Nadeau, qui allait visiter son amie, Angélina Sévigny,
devenue sa femme depuis lors. La famille Sévigny avait
gardé l'heure solaire tandis que la famille Roux avait opté pour l'heure
avancée. La soirée tirait à sa fin chez M. Roux vers les 11 h 30; je devais
donc penser à me retirer. Par contre, pour mon chum Nadeau qui allait chez M.
Sévigny, c'était au meilleur de la veillée, car l'horloge n'indiquait que 10
h 30. Je quittais Alice vers 11 h
30 et je me rendais au village à pied. J'attendais mon chum Armand, au restaurant chez Adjutor
Carignan (aujourd'hui le Gourmet). On ne peut pas dire que c'était
commode. Après trois ou quatre semaines, je décidai d'arrêter là les
fréquentations. Je n'étais pas prêt à me marier et je ne voulais pas faire
perdre le temps de cette jolie fille. Je lui dis: « Laissons-nous et plus
tard, si on a à faire notre vie ensemble, on se retrouvera bien. » Par la suite, je lui ai
demandé pour m'accompagner à quelques occasions et elle aussi a fait de même.
Ça s'est terminé ainsi. La vie continuait. Notre
voisine, Mme Aurèle Fréchette, vendit sa terre à un cultivateur du nom de
Dénery Girouard. Il avait emménagé dans sa nouvelle maison avec son père, sa
soeur et tous ses frères. Certains soirs des hivers suivants, j'eus
l'occasion d'aller jouer aux cartes avec sa soeur Dorimaine. LE CANADA ENTRE EN GUERRE Au cours de cette année-là,
il se passa plusieurs choses. L'économie reprenait graduellement sa marche
régulière, mettant un terme à la crise. Mais voilà qu'en (P.198) Europe, on était à couteaux tirés. Hitler
commençait à faire des siennes. II entra avec ses troupes en Autriche et en Yougoslavie.
Le monde commença à s'agiter. On parla de plus en plus d'une guerre qui
deviendrait mondiale. La tension monta. Hitler menaça d'envahir la France. II
mit son projet à exécution en passant par la Belgique, la Hollande et la
Suisse. Il ne rencontra pas beaucoup d'opposition de la part de ces petits
pays. Ceux-ci déménagèrent leurs gouvernements ainsi que leurs oeuvres d'art
afin de les rapaillerl dans d'autres pays. Ici, au Canada, on commençait à croire qu'après
l'Europe, ça serait notre tour. Le Canada, étant lié à l'
Angleterre, n'hésita donc pas à déclarer la guerre à l'Allemagne et à
rejoindre le groupe de pays que l'on nommait les Alliés. Ici au Canada, nous étions
bien inquiets. Les trains et "fret" se mettaient à circuler jour et
nuit. Ils formaient des convois d'une longueur interminable, souvent tirés
par deux ou trois locomotives. Il arrivait souvent qu'en arrière du garage de
Meunier et frères, les convois devaient arrêter pour chauffer davantage et
remonter le degré de vapeur afin de pouvoir monter la côte jusqu'à
Plessisville. On se mit rapidement à
construire des usines de munitions. Du jour au lendemain, les salaires qui
étaient de 1 $ par jour grimpèrent à 1 $ de l'heure et les gens pouvaient
faire du temps supplémentaire à volonté. On parla ensuite de la conscription!
Devra-t-on prendre les armes et aller défendre l'Angleterre ou bien ne
fera-t-on que fournir de l'argent, des munitions, des vivres et nos
connaissances? On invita les gens qui avaient de l'argent à acheter des bons de la
"Victoire". Il y avait de gros "V" affichés
partout pour stimuler les Canadiens dans un effort de guerre devant nous
conduire à la victoire. On commençait à engager dans ' Rapailler: rassembler. |
(P.199) l'Armée
ceux qu'on avait convenu d'appeler "Les volontaires". Les travailleurs devenaient
très rares. Toutes les personnes infirmes, qui auparavant ne trouvaient pas
de travail, voyaient leurs services maintenant requis. On vit au travail des
boîteux, des nains, des demi-aveugles. Comme on utilisait beaucoup
de clous en Europe, on les envoyait à la tonne, par gros bateaux. Plusieurs
industries se transformèrent en usines de guerre et de munitions. Une machine
à faire des clous n'était pas tellement compliquée à faire fonctionner. Il
s'agissait de la surveiller et quand il n'y avait plus de métal dans la
machine, on l'arrêtait pour la remplir. Il y avait des machines à
clous un peu partout. Un voyageur m'a rapporté qu'à Montréal, elles étaient
installées à plusieurs endroits sur les rues St-Laurent et Craig. On les
faisait surveiller par des prostituées. L'une surveillait la machine tandis
que l'autre était à l'ouvrage avec un client à l'intérieur. À tour de rôle,
elles échangeaient leur travail. Souvent, les cargos ne
réussissaient pas à se rendre en Europe car ils étaient coulés au fond de la
mer par des bateaux de guerre, des sous-marins ou des avions allemands. Nous
ici, on ne pouvait pas se procurer un seul clou, peu importe la raison. On
pouvait se procurer, sur le marché noir, des clous de plomb ou d'aluminium
qui crochissaient rien qu'à les regarder. Alors, on démanchait de vieilles
constructions, on décrochissait les vieux clous et on les conservait comme la
prunelle de nos yeux. Les Allemands s'attaquèrent
à la Ligne de Défense Maginot, sorte de ligne forteresse entre la France et
l'Allemagne, que les Français avaient construite après la 1ère Guerre
mondiale, pour prévenir les attaques. (P.200) On la disait imprenable mais les Allemands
la contournèrent. Ils avaient réussi à envahir la France. Le Maréchal
Pétain, en charge de l'Armée française, capitula, à peine deux ou trois jours
après les combats. Le Maréchal Pétain fut
accusé de trahison. En retraite, la France transporta le reste des quartiers
généraux de l'Armée et du gouvernement en Angleterre, d'où De Gaulle dirigea
les opérations de défense. Même si le Maréchal Pétain
avait livré la France aux Allemands, la majorité des Français n'acceptèrent
pas la situation. Ils ne se considéraient pas comme battus. Ils continuèrent
de se battre, par tous les moyens possibles, avec l'Armée regroupée et
renforcée par des combattants volontaires venus de différents pays et
dirigés par un gouvernement intérimaire, sous la direction du Général De
Gaulle. Ici au Canada, on décréta
l'entraînement obligatoire, pour ne pas dire le mot "conscription".
On appella les Canadiens par catégories d'âge. Moi, j'avais dix-neuf ans
quand je fus appelé en 1941. Je fus classé A à mon examen médical et je reçus
l'ordre de me rendre à la base militaire de Sherbrooke, par chemin de fer. C'était la panique à la maison. Moi, je ne voulais
pas y aller et mes parents aussi étaient contre. On se mit à prier. Papa et
moi, nous nous sommes rendus au village pour voir les organisateurs du parti
libéral, alors au pouvoir. Mais rien à faire, ils n'étaient pas là. On se rendit donc chez un
adversaire politique du nom de J.A.R. Thibodeau qui était marchand général à Princeville. On
lui raconta notre histoire et il nous répondit: « Pourquoi n'allez-vous pas
voir vos amis les libéraux? » On répondit franchement: « Bien, on y est allé,
ils ne sont pas là et le temps presse. Il faut faire quelque chose! » |
(P.201) Il prit alors notre
requête en considération. Il écrivit une lettre au Ministère de la défense
nationale à Ottawa. Il mentionna que l'effort de guerre des Canadiens serait
mieux servi, dans les circonstances, en laissant ce jeune sur la ferme, pour
assister son père vieillissant et incapable de cultiver seul sa terre. II
signa cette lettre magistralement, J.A.R. Thibodeau, C.C.S. (Conseiller de
la Cour Supérieure). Il nous fit assermenter
notre déclaration et mit le tout dans l'enveloppe. II nous dit de la faire
enregistrer avant de la mettre à la poste et de retourner chez-nous. Puis, il
me dit: « Si des officiers de l'Armée viennent
te chercher, appelle-moi et j'arrangerai cela. Je suis toujours à mon
bureau. » Mon père voulut le payer mais il n'accepta aucun argent. « C'est un
service que je veux vous rendre », fit-il. Par la suite, je reçus une
exemption de six mois. Elle se renouvela de six mois en six mois. La guerre
se termina enfin, quelques semaines avant mon mariage, en 1945. NOTRE
PREMIÈRE RADIO Mon cousin de Québec,
Alphonse Filion, était allé se promener aux États-Unis. En revenant, il
s'arrêta chez-nous et nous raconta son voyage. Il nous montra une radio qu'il
s'était achetée pendant son voyage et dont le prix était ridicule. Alors
maman dit: « J'aimerais ça en avoir une pareille. ». Alphonse dit: « Ben,
j'vais y retourner dans une couple de mois et j'vous en apporterai une. » Au bout de quelques mois,
Alphonse nous arriva avec la radio en question, une belle radio de table,
neuve. Elle mesurait environ 20 pouces (35 cm) de long et jouait à merveille.
Avec les ondes courtes et longues, on pouvait suivre la guerre, directement
de l'Angleterre. Savez-vous le prix? 6 $. Nous étions tous
bien contents. Nous avions obtenu, de
Radio-Canada, une carte géographique de l'Europe, indiquant tous les points
stratégiques. En écoutant les nouvelles, on savait exactement où se livraient
les combats et les bombardements. Puis, il y avait les
programmes réguliers comme Ti-Pit et Féfine, Nazaire et Bernabé, Les
Montagnards, Le Réveil rural, Séraphin, La Poule aux oeufs d'or. Le dimanche
midi, nous avions Marazza, programme musical, La soirée du Bon vieux temps,
avec Eugène Daigneault et les nouvelles. Ça employait presque tout le temps
libre que j'avais. Tard le soir, on pouvait écouter, aux postes américains,
des programmes de "Cow Boy" avec turlutages' qui me faisaient
tripper2, comme on dit aujourd'hui. TRAVAIL
À VALLEYFIED Mon affaire allait bien,
avec mon père comme patron! Je ne travaillais pas bien fort mais je n'avais
pas d'argent non plus. J'aurais aimé ça avoir un peu d'argent à dépenser
comme certains jeunes. J'entendais dire que les salaires étaient de 1$
l'heure. Plusieurs jeunes de Princeville étaient partis travailler à l'usine
de munitions de Valleyfield. Notre voisin, Émile Gilbert, était contremaître
à la Dominion Industries Ltd de Valleyfield. Alors je dis à mon père: « J'vais
aller travailler là cet hiver pour me faire un peu d'argent à moi. D'abord
l'hiver, on ne travaille pas ici. Juste faire le train, vous êtes capable
tout seul. J'vais partir au mois d'octobre après les labours terminés et je
reviendrai au printemps. » Je demandai à papa un peu
d'argent pour partir et il me donna 25 $. Il avait beaucoup de peine et maman
aussi. Je ne comprenais pas pourquoi. Je comprends mieux aujourd'hui quelles
pouvaient être leurs inquiétudes. ' Turlutage: son musical rapide avec la bouche. 2 Tripper:
sensation forte. |
(P.203) En 1941, je partis donc avec mes 25 $. Je
me suis trouvé un moyen de transport gratuit, soit avec un camion de Richard
Transport, de Plessisville jusqu'à Montréal. Ça allait bien jusque-là. Puis,
je pris l'autobus pour me rendre à Valleyfield. Cela avait coûté 4,50 $. II
était midi à mon arrivée. La première chose que j'entrepris fut d'aller dîner
au restaurant. Ça a coûté 1,25 $. Quand je sortis de là, je me suis dit: «
Faut que je me trouve du travail cet après-midi. » Je ne savais pas où était
l'usine de munitions dont j'avais entendu parler. Je me dirigeai vers une
station d'essence pour m'informer. Arrivé à une lumière rouge, je m'arrêtai
en même temps que plusieurs automobilistes. Quand la lumière devint verte, je
vis passer notre voisin, Émile Gilbert, avec son auto remplie de gars. Je lui
lâchai un cri mais comme il était borgne, il n'avait pas vu d'où ça venait.
Heureusement, les gars qui étaient avec lui m'aperçurent et le firent
s'arrêter. Son patois était "maudite marde". Alors
en me voyant, il me dit: «
Maudite marde, qu'est-ce que tu fais ici? - J'veux travailler pour toi à la
D.LL.! - Ben, j'ai
pas le temps! Faut que j'aille conduire ces gars-là à 1 h. Après réflexion,
il me dit: Embarque, on est déjà chargés mais ça fait
rien. » Alors, on se rendit à
l'usine pour conduire ces travaillants-là à 1 h et dès lors, il n'était plus
pressé. II me fit raconter mon affaire dans l'auto et m'expliqua un peu
comment ça marchait. Il me dit: « Tu peux entrer travailler immédiatement.
Ils en prennent tous les jours. Tu commences à travailler et au bout d'une
semaine ou deux, je viendrai te chercher pour travailler dans mon
département, mais il faut avoir 21 ans. » (P.204) J'avais pas encore dix-neuf ans,
mais j'aurais pu facilement passer pour vingt-et-un. Ils ne demandaient pas
de papiers et ça payait 1,50 $ l'heure. C'était un bien gros salaire. Je me
suis mis à penser que j' avais une exemption de
l'Armée, comme fils de cultivateur. S'il fallait que l'Armée, me trouve à
travailler à Valleyfield, j'étais foutu. On m'enverrait directement au
front! La
peur me prit et je dis à Émile: « Non, je ne peux pas
travailler ici. Il n'y aurait pas de place ailleurs où ce serait moins
dangereux de me faire prendre? - Ben, chez Mc Clean, mais ça paye pas. 0,90 $
l'heure sur la construction, à bâtir des maisons pour le gouvernement. - Oui,
ça serait plus prudent là », lui répondis-je. Alors, il me conduisit chez Mc
Clean et là, on me répondit que les travaux étaient arrêtés pour un temps
indéterminé par manque de matériaux. Ça pouvait durer peut-être quinze jours
ou trois semaines. Ils prirent mon nom quand même et nous sommes repartis.
Émile me dit: « Il y a la Montréal Cotton.
Mais là, je n'ai aucune connexion' pour t'aider. Je sais que ça paye pas,
excepté ceux que ça fait vingt ans qui travaillent là au job 2. - Faut que je me trouve une place pour coucher. - Il n'y a pas de place pour coucher ici à Valleyfield,
répondit Émile. -
Comment ça? 1 Connexion: avoir des relations. 2 Au job: rémunéré à la pièce. |
(P.205) - Ah! il n'y a pas de place. Je t'amènerais
bien chez-nous mais j'ai déjà huit pensionnaires, ma femme et mes enfants.
Faudrait que tu couches par terre. - Ben, j'vais essayer de me trouver une place puis
si j'en trouve pas, j'irai coucher par terre
chez-vous. » Je me suis donc mis à chercher une place mais en
vain. Après avoir cherché tout l'après-midi, j'entrai dans un vieil hôtel et
demandai une chambre. « Non, c'est regrettable, c'est tout rempli. » Je parlai
un peu avec le commis de la rareté de l'hébergement et il vit que j'étais
bien désemparé. II me confia: « Plutôt que de coucher dehors, j'aurais
quelque chose qui pourrait faire une chambre, mais je n'ai pas de lit. J'vais
essayer de vous en trouver un dans les hangars. Si ça fait votre affaire,
j'vais vous montrer ça. » C'était dans un petit
clocher décoratif perché sur le toit de l'hôtel. Aucune fenêtre et des
persiennes en bois comme murs. II fallait monter là par une échelle. Je dis:
« O.K. Disons que ça va faire. » J'allai souper au restaurant et ne flânai
pas trop longtemps. Je retournai à l'hôtel pour voir s'il m'avait trouvé un
lit. Oui, il yen avait un mais pas de matelas et juste une couverture.
J'étais fatigué et j'avais hâte de m'écraser, après cette dure journée. Je m'étendis sur ce grabat
mais au rez-de-chaussée de l'hôtel, c'était le tintamarre. Ça jouait de la
musique, ça bardassaitl les portes et ça s'est battu jusqu'à 5 h
le matin. Je ne savais pas si quelqu'un s'aviserait, à un moment donné, de
venir me descendre de mon perchoir. À 6 h le matin, je descendis de là et
j'allai au bureau pour payer ma chambre. Ce n'était pas le même commis. Il me
demanda la clé. Je lui ai dit que je n'en avais pas. ' Bardasser: frapper, bousculer. (P.206) « Comment ça? », me dit le commis. - Ben, j'ai couché dans le clocher sur le toit et
il n'y avait pas de barrure après la porte. -
Il n'y a pas de lit là! - Il y en a un, mais pas de matelas. Je lui
expliquai ce qui s'était passé. -
Ben, c'est 4,50 $, me dit le commis. » Je payai et me rendis au
même restaurant que la veille pour déjeuner. Ça a couté 0,75 $. Mon argent
baissait rapidement et je n'avais pas encore d'ouvrage, ni de chambre.
Alors, je déjeunai et marchai dans Valleyfield, une partie de l'avant-midi.
Tout à coup, j'ai rencontré Aristide Pelletier et Rolland Beaudet, deux personnes de
Princeville. Ils travaillaient tous les deux à la Montréal Cotton. Ils
disaient que ça ne payait pas beaucoup mais qu'ils étaient bien. Ça paie 0,67
$ de l'heure et après trois mois, 0,70 $. Ils me dirent: «
Viens travailler avec nous autres! -
Comment faut-il faire? », leur demandais-je. « Ah! Ben ça, il faut que tu ailles au bureau
donner ton nom et ça peut prendre un mois avant qu'ils t'appellent. - Ah! Ben non. J'vais
retourner chez-nous. Je ne peux pas attendre aussi longtemps. Ils me
donnèrent leur adresse et dirent: Viens veiller chez-nous ce soir! » Je retournai dîner au même
restaurant et le propriétaire, s'apercevant que j'allais toujours manger là,
me demanda ce que je faisais. Alors je lui dis: |
(P.207) « Je cherche de l'ouvrage. » Je lui
expliquai mon affaire et il me dit: «
Tu peux rentrer à la Montréal Cotton. - Oui, mais ça va prendre du temps et je ne peux
plus attendre. - Je travaillais là lorsque
j'étais garçon et j'ai un chum qui est encore là. Il est devenu
"boss'". Va le voir chez lui et dis-lui que c'est Réal Latour qui
t'envoie, que tu manges ici et que tu veux travailler. » Il me donna l'adresse et je
partis. Ça faisait deux jours que je ne m'étais pas rasé. J'avais la barbe
longue. Je n'étais pas regardable. Je me suis dit: « Faut que je me fasse la
barbe avant d'aller là! » J'entrai
donc dans une bijouterie et m'achetai un rasoir que l'on pouvait aiguiser sur
une courroie. Ça coûtait 8,50 $. Je revins au restaurant pour me raser puis,
je pris un taxi et me fis conduire à la résidence du contremaître de la Montréal
Cotton. Il me dit de me présenter le soir même, à 6 h, à la porte de son
bureau, avec ma carte de la ville, pour avoir droit de travailler à
Valleyfield. J'avais presque un job mais
plus beaucoup d'argent sur mes 25 $. Il ne me restait que 6,25 $. Je suis
alors retourné en ville à pied. Je me rendis à l'Hôtel de Ville pour obtenir
ma carte. Ils me firent réponse que ça prenait trois photos. «Va chez le
photographe.» Il prit une pose avec un "Polaroïd" et me chargea 3
$. Il ne me restait que 3,25 $. Je retournai à l'Hôtel de
Ville avec mes photos. On me fit ma carte et on me demanda mon baptistère. «
Bien, je ne l'ai pas et ça me prend ma carte pour ce soir. J'ai un job et je
rentre à 6 h. » Le commis me dit: « Fais-le venir le plus tôt possible et
j'vais quand même te donner ta carte aujourd'hui. » 'Boss: patron. (P.208) Bien content, j'appellai chez-nous à
Princeville, à frais virés. Maman me répondit et je lui racontai cela. Je lui
demandai d'envoyer papa, le lendemain, chercher mon baptistère au presbytère
mais maman me dit que papa était malade et qu'il ne sortait pas. Elle me dit
qu'elle téléphonerait à M. le curé et lui demanderait de me l'envoyer
directement. Ce qui fut fait. J'eus mon job de nuit. De 6h du soir à 7h30 le
lendemain matin, à 0,67 $ de l'heure. Je retournai manger au restaurant. Je n'avais plus
que 3 $ ou 4 $. Je dis cela au propriétaire du restaurant: « J'ai mon job mais je n'ai plus d'argent. Peux-tu
me faire crédit en attendant que j'aie ma paie? -
Oui. Où est-ce que tu chambres? - Je n'en ai pas encore. J'vais voir à cela
aujourd'hui. - Ben, ma femme garde des pensionnaires. Va la voir et elle va
te prendre. Les déjeuners se prennent à la maison et les deux autres repas se
prennent au restaurant. » Je suis allé à l'adresse
donnée et sa femme me montra une chambre. Nous étions une dizaine de
pensionnaires: deux filles et huit hommes. Ça n'allait pas pire. Au bout d'un
mois, j'avais tout payé mon arrérages, mais voilà
qu'un des pensionnaires était parti avec tout mon linge. Par chance, il
m'avait laissé mon rasoir. Alors, quand j'en eu l'occasion, je déménageai de
pension. Le 23 décembre, je revins à Princeville, avec
juste les 25 $ que j'avais en poche lorsque j'étais parti. |
(P.209) LE
RATIONNEMENT Au cours de l'année 1942, il
se passa plusieurs choses. La guerre avait apporté beaucoup de changements et
ce, rapidement. De l'abondance de vivres et de matériaux, nous passions au
rationnement. On prenait nos produits et on les envoyait en Angleterre. Ceux
que l'on devait importer étaient devenus rares parce que le transport n'était
pas facile à travers le blocus, par les navires de guerre et les forces de
l'air. On se rendit compte, à plusieurs reprises, de la présence de sous-marins
allemands dans le fleuve St-Laurent. Pour nous ici, ça se
résumait à peu près à ceci: tout l'acier et le fer étaient requis pour les
munitions. On arrêta presque de produire des autos de promenade. On gardait
le même modèle pour le peu qu'on en produisait et uniquement des couleurs
foncées s'apparentant aux couleurs de l'Armée. Tous les matériaux de
construction étaient extrêmement rares. C'est de là qu'est venue l'utilisation du
papier-brique, comme couverture et revêtement de maison, et la tôle
d'aluminium. Ces matériaux étaient produits ici et on en avait assez
pour satisfaire la consommation canadienne et l'exportation. Une fois par mois, chaque famille recevait
son livret de coupons
pour le beurre, le thé, le sucre, le café et la gazoline. Les gens
n'en n'ont pas tellement souffert mais il fallait faire attention! On aurait
manqué de ces choses si on n'avait pas découvert qu'on pouvait s'échanger ces
coupons entre nous. Par exemple, celui qui ne dépensait pas beaucoup de sucre
échangeait ses coupons de rationnements avec celui qui ne mangeait pas beaucoup
de beurre et ainsi de suite... Souvent celui qui ne
dépensait pas toute sa ration laissait tout simplement au marchand le surplus
de ses coupons. Le marchand pouvait s'en servir pour d'autres familles. Mais là, c'était dangereux pour le
marchand de garder ces coupons. Il y avait des inspecteurs qui passaient. Il
fallait toujours les tenir cachés. Ce système de coupons fut en vigueur
durant près de cinq ans. On s'y était habitué. Les gens eurent beaucoup de
trouble avec l'essence et les pneus. Ceux qui gagnaient leur vie avec une
auto, comme les chauffeurs de taxis et les camionneurs, pouvaient avoir des
pneus et de la gazoline, pourvu qu'ils rendent compte de leurs voyagements.
Le reste de la population était privé de ces deux denrées. Les gens pouvaient
trouver, à l'occasion, des pneus en caoutchouc synthétique mais ceux-ci ne
supportaient pas la chaleur et fendaient très facilement. Alors, on roulait
avec de vieux pneus ordinaires rapiécés et réchappés'. Il fallait y penser
longtemps d'avance si on voulait aller à Montréal, par exemple! On ramassait
nos coupons d'essence durant plusieurs semaines et l'on partait quand même
inquiet. On faisait une couple de crevaisons en s'en allant et on n'était pas
encore revenu! On se réapprovisionnait à Montréal. On voyait partout, le long
des routes, des pneus fendus. Les gens étaient contents du retour à la normale
après la guerre, en 1945. Suite à mon expérience de
travail à Valleyfield, je me trouvais bien chez-nous, avec mes parents. Cette
année-là, la pluie avait fait partir toute la neige et on put aller à la
messe de minuit en voiture d'été. Après la messe, la température tourna au
froid avec une tempête de neige. Par la suite, le printemps arriva très tôt.
Je me souviens que papa et maman étaient allés à l'ordination de Clément à
Ottawa et c'étaient de vraies journées de printemps. Les sucriers' avaient
entaillé dans le mois de février et avaient fait beaucoup de sucre d'érable. ' Réchappé: nouvelle semelle. 2 Sucrier: producteur de sucre d'érable. |
(P.211) Chez-nous, après le retour d'Ottawa de
papa et maman, il fallait maintenant se préparer pour les fêtes qui auraient
lieu au cours de l'été. Clément viendrait dire sa première grand-messe à
Princeville. On devait lui organiser un banquet auquel toute la parenté et
les gens du rang seraient invités. Le banquet eut lieu à l'Hôtel de Ville et
plusieurs personnalités civiles et religieuses y prirent part. C'était la
fête chez les Lassonde. Il y avait six ans que
Clément n'était pas venu en visite chez-nous. II avait passé trois semaines
de vacances puis avait reçu son obédience du Père Provincial. II fut nommé
professeur au Séminaire de Papineauville et repartit pour diverses activités
de vacances et de remplacement au sein de la communauté. Chez nos voisins, la
malchance s'installa. D'un côté de chez-nous, M. Germain Baril eut la malchance de couper,
presque entièrement, une jambe à un de ses enfants avec une faux, mais
celui-ci s'en tira heureusement. De l'autre côté, la grange d'Émile Gilbert passa
au feu dans le mois de juin. Il ne perdit pas courage et avec l'aide des gens
du rang, il reconstruisit une nouvelle grange-étable à la même place. Voilà qu'au mois d'octobre,
je fus éveillé de bonne heure un matin, par le vent et la pluie. C'était un
gros orage. Il ventait tellement que la fenêtre de ma chambre menaçait de
s'enfoncer. Je me levai et face à la tempête, du mieux que je pus, je retins
les volets. Tout à coup, je vis lever dans les airs, comme une plume, la
grange neuve de M. Gilbert qui s'écrasa à une dizaine de pieds (3 m) du
solage. C'en était fini du beau bâtiment dont on venait de terminer la
construction. Le découragement s'empara de M. Gilbert. Il partit travailler à
Valleyfield, à gros salaire. Il laissa sa ferme sous la garde de son frère
Gérard, en attendant de la vendre. Pour moi, les jours, les
mois filaient. Nous nous amusions souvent, mes copains et moi, à jouer au
bluff', soit avec des arachides, soit avec des allumettes. Ça passait bien
les dimanches après-midi mais c'était devenu plate2, comme on disait. C'est alors qu'on
décida de former un groupe musical, Armand Nadeau, Daniel Jutras et moi. MUSICIEN DANS UN ORCHESTRE Après quelques mois de
pratique, on réussit à faire danser les jeunes. La venue de la guerre avait
amené beaucoup de changements dans les moeurs, à cause de l'arrivée de
personnes étrangères dans nos localités et villes. L'établissement d'une école d'aviation, à
Victoriaville, à proximité de Princeville, attirait des jeunes de
dix-huit à vingt-cinq ans venant de partout à travers le Canada. On organisait des danses
pour amuser ces jeunes. L'Église était devenue plus permissive au sujet de la
danse. Alors, on faisait des soirées de danse dans les maisons. On dansait
des danses carrées'. Nous trois, on pratiquait le dimanche, pour être prêts,
s'il y avait une veillée de danse durant la semaine. Armand Nadeau jouait du
violon, Daniel Jutras de l'accordéon et moi, de la guitare. J'avais payé 7 $ pour une vieille guitare
fabriquée à la main. Elle jouait bien mais elle était trop grosse. À un
moment donné, je décidai de la faire tirer. J'avais fait 10 $ en vendant des
billets. Avec cet argent, je m'en achetai une autre que je payai 12 $ mais
qui jouait beaucoup mieux. J'avais essayé de prendre des leçons d'Alfred Mailhoux
mais, suite à la première leçon, il fut appelé pour son ' Bluff: jeu de cartes qui donne lieu à des paris. Z Plate: ennuyant. 3 Danses
carrées: danse de groupe où on fait des figures géométriques: cercles,
carrés, etc. |
(P.213) entraînement militaire. Je dus me débrouiller avec ce qu'il
m'avait enseigné pendant cette leçon-là. Nous nous sommes bien amusés avec ce
petit orchestre, durant environ trois ans. Par la suite, Armand Nadeau se maria et Daniel
Jutras aussi. Moi, je commençais à y penser un peu mais je voyais cela comme
lointain encore. J'avais entrepris de correspondre avec des filles étrangères
pour m'amuser et surtout pour ne pas perdre le peu d'instruction que je
possédais. Mes chums, en se mariant,
m'avaient délaissé dans mes sorties. François Simard, à ce moment-là, sortait
régulièrement avec Thérèse Perreault. On ne pouvait pas être ensemble bien
souvent. Alors plusieurs fois, le dimanche soir, je passais mes soirées à
écrire à mes correspondantes. J'en avais six ou sept à la fois. C'est de
cette manière-là que j'ai conquis ma première femme, Georgette Lebeuf. Durant cette même année (1942), ce fut le jubilé sacerdotal de
notre curé, Mgr Poirier. Les paroissiens fêtèrent son 50e anniversaire de
prêtrise. On organisa une gigantesque fête et tous les gens de Princeville
étaient là. Il y eut une grand-messe
spéciale à l'extérieur de l'église, avec beaucoup d'invités d'honneur, de
prêtres, de religieux et religieuses. Puis, un banquet fut donné sous une
immense tente dressée en arrière du couvent, sur le terrain des Soeurs. Les
tables étaient servies par des demoiselles accompagnées de chevaliers-servants. J'avais eu l'honneur d'être
le chevalier-servant de Jeanne Baillargeon. Ce fut toute une fête! Les
paroissiens s'en sont souvenus longtemps. Ils répétèrent les mêmes cérémonies,
dix ans plus tard, lors de son 60e anniversaire, mais en plus petit, cette
fois-là. Mgr Poirier avait vieilli et n'aurait pu supporter tant de tra-la-la
et de fla-fla. Il était devenu quelque (P.214) peu
perdu et avait peine à faire son ministère et à remplir sa charge de curé. Il avait bien un vicaire
mais la population augmentait et ça devenait plus difficile. L'évêque du
diocèse voulait qu'il se retire mais lui ne voulait pas. Il fallait le
comprendre, après avoir été curé à Princeville pendant 28 ans. Cependant,
l'évêque lui envoya de l'aide, l'abbé Tourigny, qui en quelque sorte, prit doucement sa
place. PRINCEVILLE
GRANDIT Même si le Canada avait
déclaré la guerre à l'Allemagne, nous n'étions pas ici sur les champs de
bataille! On agissait plutôt comme des fournisseurs, des ravitailleurs, ce
qui fit bourgeonner notre économie. À Princeville, plusieurs manufactures furent
lancées: Princeville
Hosiery Mills, Duval et Raymond, Princeville Wood Craft, General Wooden Box,
Royal Flooring Co, etc. La population avait augmenté sensiblement et
on vit naître de nouvelles rues: les rues Racine, Gagnon, Talbot et Richard.
Graduellement, de nouvelles maisons furent construites un peu dans tous les
coins. Après avoir été longtemps considéré comme un petit village qui ne
profitait pas, Princeville se donnait des airs de petite ville. Au début,
on avait construit un système d'aqueduc et d'égouts qui n'avait pas donné le
résultat escompté. On avait bien de l'eau au robinet mais elle était sale,
non buvable et de couleur rougeâtre. Les dames ne pouvaient pas laver leur
linge avec cette eau. Les chemises blanches en prenaient un coup. Cette eau
aurait plutôt servi de teinture. Les égouts n'étaient pas installés partout. Chacun avait son puisard qui débordait dans les
rues encore en gravier. Ça faisait une jolie bouette. |
(P.215) Après quatre ou cinq ans, c'était
réellement devenu intolérable. Des pressions se firent. Le maire et les
conseillers du temps décidèrent de se reprendre. Cette deuxième
fois, ils réussirent à nous donner un système d'aqueduc qui comptait parmi
les meilleurs au Québec. Nous avions maintenant de la bonne eau et nous en
avions en quantité. On installa également des égouts dans toutes les
rues ainsi qu'un système d'épuration de déchets qui répondit aux normes
d'hygiène durant plusieurs années. Aujourd'hui, on a remplacé ce système par
un plus moderne et sophistiqué. On s'était aussi doté d'un système contre les
incendies. Lorsque j'étais petit gars, nous avons eu notre premier policier avec une
plaque. C'était un M. Cantin. Il demeurait dans une vieille maison
qu'il avait réparée. Cette maison fut démolie et remplacée par une nouvelle,
qui appartient aujourd'hui à M. Raoul Allard. Son travail consistait à maintenir
l'ordre dans le village, mais également à faire le ménage dans le vieil Hôtel
de Ville et par la suite, dans celui qui a été construit à l'automne 1932. C'était plutôt un travail de
concierge mais il avait l'autorité d'intervenir en cas de désordre. II
portait toujours, fièrement attachée à son veston, sa plaque de police. D'autres personnes lui succédèrent dans ce
travail: Marie-Georges
Pellerin, policier et surintendant du village, en même temps; Maurice Talbot,
policier seulement avec M. Daudelin; puis, Antonio Lacroix, policier et
surintendant du village et par la suite, policier seulement. Après, un vrai corps
policier fut formé avec un chef et deux policiers, pour en venir à la force
policière que nous connaissons aujourd'hui: un chef et quatre policiers. On commençait à vendre de la boisson dans certains
hôtels. Le gouvernement tolérait la vente de la boisson, disait-on, pour
accommoder les voyageurs. On ne donnait pas de permis mais on tolérait la
vente. Le propriétaire fournissait de temps à autre 50 $ au député (pot de vin). Finalement, on n'en vendait
pas seulement aux voyageurs. Tout le monde pouvait en acheter, mais en
cachette. On allait trouver le maître de l'hôtel et il passait une bouteille
enveloppée dans un sac. Il existait aussi des débits clandestins où l'on
vendait soit de la baboche', soit du Saint-Pierre et Miquelon2, de sorte que celui qui voulait prendre un coup venait
à bout d'en trouver. ABSTINENCE
TOTALE Il n'existait pas, comme
aujourd'hui, des magasins de la Régie des alcools. C'était la Commission des
liqueurs: un magasin à Québec et un autre à Montréal. Si on voulait avoir de
la boisson pour des noces, pour la maladie ou le temps des Fêtes, il fallait
aller à Québec ou Montréal. On pouvait la faire venir par la poste ou encore,
par une connaissance qui y allait. Moi, j'étais toujours sur la
ferme avec mes parents. À cette époque, on parlait beaucoup des cercles Lacordaire et Sainte
Jeanne-D'Arc. C'étaient des mouvements qui regroupaient tous ceux et
celles qui ne voulaient pas prendre de boisson. On avait eu, auparavant, le mouvement de tempérance.
On retrouvait presque dans chaque maison une croix noire au mur qui symbolisait la mort par
excès de boisson et l'abstinence totale de celui qui gardait cette
croix, comme étendard pour lui rappeler l'abstinence et en entraîner d'autres
à faire comme lui. 1 Baboche: alcool frelaté. Z Saint-Pierre et
Miquelon: alcool de contrebande pendant la prohibition américaine. |
(P.217) Le mouvement Lacordaire, lui, exigeait
l'abstinence totale de toute boisson alcoolisée. On entrait dans le mouvement
presque comme dans un ordre religieux. À l'adhésion, on faisait une série de
promesses et un mois de noviciat. Si on avait tenu le coup durant ce mois,
sans prendre de boisson ou fréquenter un lieu où il y avait de la boisson, on
faisait l'initiation. On remettait un bouton qu'on devait porter pour identifier
le mouvement auquel on appartenait. Le bouton était bleu et portait les
lettres C.L.A.A. (Cercle Lacordaire Anti-Alcoolique). Si on
persistait dans ses bonnes résolutions, à chaque année, on changeait la
décoration pour une plus belle, avec plus de doré. Quand on avait atteint cinq ans, on avait son bouton
d'or. Moi, je prenais un peu de
vin à l'occasion quand j'allais dans des soirées, mais rien de déplacé.
Cependant, je ne détestais pas le goût. J'ai pensé qu'en continuant comme
cela, un beau jour, ça pourrait me jouer un vilain tour. Ça pourrait faire de
moi un alcoolique ou un ivrogne, chose que je ne voulais pas, en pensant au
déshonneur que je pourrais causer à mes parents, qui eux, n'avaient pas pris
de boisson depuis 30 ans. C'est alors qu'après
plusieurs entretiens avec le président, M. Antonio Thibeault, notre boulanger, j'ai décidé
d'adhérer à ce mouvement. J'ai été bien fier d'appartenir à un tel mouvement.
Je devins directeur puis, par la suite, secrétaire. Ce n'est qu'au bout de
dix ans que je cassai mes promesses, mais pas pour longtemps. Au bout de deux
ans, j'entrai de nouveau dans les rangs, pour une autre dizaine d'années
d'abstinence. Puis, le mouvement lui-même
tomba. Par la suite, il fut remplacé d'une certaine manière par les A.A.' et les unités
Domrémy. Durant les premières années où je faisais partie du ' A.A.: Alcoliques Anonymes. (P.218) conseil d'administration du mouvement
Lacordaire, il arrivait souvent que l'on avait des réunions au sous-sol de
l'église et par la suite, dans notre propre salle qui était située à la place
de l'édifice du téléphone aujourd'hui. CHEVAL
OMBRAGEUX Le plus souvent, je
descendais au village à pied. Un certain soir, je décidai de prendre le
cheval et la voiture. II faisait beau mais assez froid. Je me suis dit: «
J'vais y aller en voiture. Ça va être mieux. » Au lieu de prendre notre
jument, qui faisait toujours la voiture, j'ai pris un autre cheval de trait
qui lui, était ombrageux. Souvent, il partait en peur sans qu'on sache
pourquoi. On n'avait rien vu et lui, il avait vu quelque chose, faut croire.
C'était comme une crise de folie, je ne sais quoi! Quand mon père (Arthur Lassonde) me vit atteler ce cheval,
il me dit: «
Tu aurais été mieux de prendre la jument. - Je m'arrangerai bien avec. » Je partis donc pour le
village. Dans ce temps-là, les chemins n'étaient ouverts que pour les
voitures d'hiver. On faisait deux sillons au moyen d'une charrue à neige et
toutes les voitures suivaient ces traces-là. Elles devenaient rapidement
dures après une tempête, vu que tous passaient à la même place. Il y avait,
au milieu des deux sillons, une élévation de neige assez dure. Quand on
voulait sortir de ces sillons-là, on devait faire attention pour ne pas
verser. Il fallait, par notre poids, faire le balancement nécessaire pour
éviter le pire! Ce soir-là, tout allait dans le meilleur des
mondes. En entrant dans le village, les lumières des rues étaient allumées et on voyait l'ombrage des poteaux par terre. Je
ne sais pas si c'est de cela que le cheval eut peur, mais tout à coup, il
partit comme une balle. Il laissa le chemin sans que j'aie le temps de |
(P.219) faire quoique ce soit. Il sauta carrément
dans le fossé en face de chez Paul Therrien aujourd'hui. Le fossé avait sûrement, à
cette époque-là, six ou sept pieds (2 m) de profondeur et était recouvert de
neige. Toute la neige lui retomba sur le dos, de sorte que l'on ne le voyait
plus. Il avait juste les deux narines sorties en dehors de la
neige. Que faire? Je voulais aller chercher une pelle chez le voisin, Fernando
Thibodeau, mais je me suis dit qu'il pourrait peut-être sortir de là tout
seul et se sauver pendant que je serais parti. J'hésitais. Tout à coup, je vis venir
une sleigh fine. C'était Fernand Baril. Il vit bien ma sleigh mais il ne voyait
pas le cheval. Alors, je lui montrai les narines du cheval. Il resta surpris
et me dit: « Il ne sortira jamais de là tout seul. Va falloir que tu le
fasses chaîner par le cou et le faire tirer par un "team'" de
chevaux. » Je lui répondis: « Veux-tu le garder un peu, j'vais aller
emprunter une pelle pour le déterrer. » Quand il eut été déterré, il
s'agrippa à un ponceau et remonta à la surface tout seul. Il n'avait rien de
brisé. Je le réattelai et me rendis le dételer chez M. Arthur Vachon, voisin
du restaurant Gourmet. VÉTÉRINAIRE
MALGRÉ MOI Durant ce même hiver, j'eus
une autre expérience. C'était au mois de mars. Il faisait une de ces tempêtes
qu'on ne voyait ni ciel, ni terre. Personne n'osait prendre le chemin pour
aller à quelque endroit que ce soit. Un soir, durant le train, on
se rendit compte qu'une vache avait des agissements qui présageaient le
vêlage. Alors on se dit: « On va aller déjeuner et après, ça va être le
temps. ' Team: chevaux attelés deux par deux. (p.220) Elle va être prête et on sera là. » On alla déjeuner puis on retourna
immédiatement à l'étable, tel que prévu. Le travail était commencé
mais ça n'avait pas l'air d'avancer beaucoup. Durant une heure, les efforts
se multipliaient, sans progrès apparents. Tout à coup, on vit sortir la
queue du veau, c'en était fait! Le veau arrivait à reculons. C'était un
siège. Une passera jamais là! La vache va mourir!
Papa alla vite appeler le vétérinaire. La tempête n'arrangeait pas les
choses. La femme du vétérinaire lui répondit de ne pas compter sur lui parce
qu'il était parti pour Saint-Ferdinand, en motoneige. Elle n'avait aucune
idée quand il reviendrait. Papa revint vite à l'étable, tout découragé. ` L'année précédente, la même chose était
arrivée, mais nous avions pu avoir le vétérinaire à temps. Il avait rentré
ses deux bras dans la vache et avait retourné les pattes du veau pour qu'il
puisse sortir. Le travail terminé, il nous avait chargé 20 $. Nous avions
trouvé ça cher mais étions quand même contents. Je dis à papa: « Aujourd'hui,
on n'est pas capable d'avoir le vétérinaire! J'vais le faire moi-même,
autrement la vache va mourir. » Papa me dit: « Essaie si tu veux mais moi, je
ne suis pas capable de faire cela à ma Fleurie. » Alors je fis comme le
vétérinaire avait fait l'année précédente. J'enlevai ma chemise, je me sauçai
les deux bras dans l'auge et je commençai l'opération... Avec ma main droite, il fallait que je repousse le
veau par le croupion et avec ma main gauche, aller chercher, une par une, les
pattes qui étaient repliées en-dessous de son ventre, prenant bien soin de
saisir la patte par les sabots, afin de ne pas blesser l'intérieur de la
vache. |
(P.221) Je peux vous dire que ce n'était pas facile
à faire parce que le tout était bien glissant. J'échappais ce que j'attrapais
et la vache continuait de faire des efforts pour expulser le veau. Elle
poussait dans le sens contraire. Mais les pieds bien accotés sur ceux de mon
père, je suis venu à bout de lui déplier les pattes arrières
et les mettre à l'intérieur. Après, le reste sortit librement. Moi, j'
étais "trempé comme une lavette", mais heureux d'avoir
réussi à sauver la vie à notre vache et à son veau. Quand le tout fut
terminé, je lui donnai une bonne bouette claire, avec de l'eau bien chaude et
un peu de moulée. Le lendemain, elle était sur le piton'. Dehors, la tempête
de froid et de neige avait cessé. Fier de mon expérience avec
les animaux, j'ai continué en apprenant de notre voisin, Aurèle Fréchette, la
manière de castrer les petits cochons à l'âge de quatre semaines. Auparavant,
c'était toujours lui qui le faisait pour nous. Un jour, il m'apprit à le
faire et après, je l'ai toujours fait moi-même. Papa les tenait par les
pattes et moi, je pratiquais l'opération. MA CABANE
MOBILE À cette époque, les gens
commençaient à rechercher de plus en plus le bien-être et les commodités. On
travaillait beaucoup. On avait un peu plus d'argent que durant la crise
économique et, à l'occasion, on se payait un peu de confort. Les cultivateurs
imaginèrent de recouvrir leur voiture d'hiver pour aller à la messe, à l'abri
du froid et des tempêtes. Ce fut l'ère des cabanes. M. Alphonse Lecompte fut le
premier à se doter de ce système. Il avait pris une carrosserie d'automobile,
coupée en avant du pare-brise et l'avait installée sur des sleighs doubles, 1 Être sur le piton: être en forme. |
(p.222) tirées par deux chevaux. Il venait à la messe
avec toute sa famille, sans se soucier du vent, de la pluie ou de la neige.
C'était quelque chose de pratique et confortable, mais assez lourd. D'autres essayèrent de faire mieux.
Ludovic Baril fabriqua une cabane en contre-plaqué mince, vitrée tout le
tour, avec des sièges autour d'un poêle placé au centre. C'était très bien,
mais également lourd. Beaucoup d'autres y allèrent
de leurs idées. Ils décidèrent tout simplement de fermer leur sleigh fine
avec, si possible, des matériaux plus légers. Il y en avait en tôles minces,
repeintes de différentes couleurs, d'autres faites mi-bois léger et mi-tôle.
Bref, il y en avait de toutes les sortes. Je dis alors à mon père: « On n'est
pas plus fous que les autres. On va s'en faire une cabane nous autres aussi!
» Papa qui n'avait jamais été beaucoup pour le progrès, était plutôt négatif
à cette idée-là. Il me dit: « Ah! Tu vas avoir du trouble avec ça. Si on
verse, on va être pris là-dedans et on ne pourra plus sortir. » Toujours bien que je l'ai
gagné à mon idée! Je me suis fait un patron qui pourrait aller sur notre
sleigh fine. Avec l'aide du forgeron Ligouri Gagnon (Ligori Gagnon), j'ai contruit ma cabane. J'avais choisi
comme matériau du "baverboard". C'était une sorte de planche murale
en gros carton épais. Je l'avais enduit de colle de poisson pour le rendre
imperméable. J'avais fait la couverture
en tôle et l'avais peinturée toute noire. Ma cabane était belle et luisante.
Chaque côté, elle avait deux portes, fermant au moyen de petits crochets à
l'intérieur. En avant, elle avait deux vitres que l'on pouvait glisser et
ouvrir au besoin. C'était léger et on était content de se promener avec ça
les dimanches. Très fier de mon oeuvre, je répétais à papa: « Vous voyez, ça
va bien, ça ne verse pas! » (P.223) Un beau soir, je
revenais du village vers les 10 h avec le même cheval fou qui avait sauté
dans le fossé, l'hiver précédent, en face de chez Paul Therrien. J'étais bien
installé à l'abri, dans ma cabane. Notre voisin avait possiblement oublié de
fermer la lumière dans sa grange, qui était assez près du chemin. L'espace
entre chacune des planches de la grange produisait, dans la noirceur, des
faisceaux lumineux sur la neige. Mon cheval fou a
probablement eu peur de cela. Il partit encore comme une balle et ma cabane
versa sur le côté. Ça s'en allait traînant sur le côté plutôt que sur les
patins. J'essayai de sortir de la cabane
par la porte qui restait mais j'étais incapable de l'ouvrir. Par la vitre, je
voyais venir un poteau de téléphone que nous frapperions sûrement, d'ici
quelques instants. « J'vais me tuer ici, ma foi! » Mais non, mon Ange gardien
avait pris place avec moi et Il me protégea. Tel que prévu, la cabane frappa le poteau et resta
accrochée. Les harnais se brisèrent. Mon cheval passa tout droit et se
retrouva libre. À environ 100 pieds (30 m) de l'impact, il se retourna et se
mit à renâcler. Ensuite, il partit à la course jusqu'à la porte de l'étable. Moi, je sortis par la vitre avant de la cabane et
me rendis le retrouver, en l'approchant calmement. Il se laissa prendre par
la bride. Je l'entrai et l'attachai à sa place dans l'étable. Je laissai la
cabane là, me disant: « J'irai constater les dégâts demain matin, à la clarté
du jour. » Le lendemain matin, papa
m'interrogea: « Qu'est-ce que t'as fait de la cabane? » J'ai bien été obligé
de lui raconter l'aventure de la veille. Papa me répéta: « J'te l'avais dit.
On se tuera avec ça! » Par la suite, lorsqu'il montait dans la cabane, il se
tenait la main sur le crochet de la porte, pendant tout le voyage. Moi, je
prenais un peu plus de sagesse à chaque |
(P.224) accident
qui m'arrivait, mais pas plus vite qu'il ne le fallait, parce qu'il m'en est
arrivé plusieurs autres par la suite. CHASSE AUX FILLES À l'Hôtel de Ville de
Plessisville, il y avait souvent des soirées de bingo ou de cartes données
par divers mouvements ou associations. On se rendait là et comme il y avait
beaucoup de jeunes, on se choisissait une fille pour jouer aux cartes. Quand
ça avait l'air de vouloir prendre, on allait la reconduire chez elle après la
soirée. Pour moi, ce n'était qu'un
amusement. Je n'avais encore aucun but sérieux. Au fil du temps, j'avais
rencontré une dizaine de filles avec lesquelles j'aimais jaser, rigoler et
sortir à l'occasion. Je pense à Gilberte Roberge, Aline Bergeron, Fleurette
Nadeau, Thérèse Cormier, Mlle Létourneau, Claire Fournier, Mlle Dumaine,
Yvette Beaudoin. Presque toutes ces filles travaillaient dans les
manufactures, durant la semaine. Assez souvent, nos
rencontres avaient lieu dans les restaurants. La boîte à musique était très à la mode. Après avoir pris une liqueur
douce et écouté tous les succès du temps, surtout ceux du "Soldat Lebrun",
on quittait les lieux pour reconduire la demoiselle chez elle. Parfois, elle
nous offrait d'entrer, ce que je ne refusais pas. Après quelques minutes, on
se quittait comme des copains, sans plus de projets pour les jours à venir.
Lors de la rencontre suivante, on pouvait être tout aussi bien accompagné
d'une autre. Merveilleux, j'aimais bien cela! Dans ce temps-là, la grande mode était de tresser des tapis, des
poignées de poêle et des couvertures avec ce que l'on appelait de la
"louping". C'était le reste d'un bas que l'on coupait, après
avoir fermé le pied par une couture. Ça faisait une petite lisière de tricot
large comme le petit doigt qui s'en (p.225) allait en déchet. Les dames découvrirent
que l'on pouvait faire de l'artisanat avec ces déchets. C'était devenu très
en demande. Si bien que souvent, lorsqu'elles en voulaient, elles devaient
attendre leur tour. La louping était vendue dans
dans magasins de coupons ou de tissus à la verge (au mètre). À Plessisville,
on pouvait s'en procurer au magasin de Mme Michaud. Ma mère avait téléphoné à
Mme Michaud et s'en était fait réserver quinze livres (7 kg). Elle me demanda
d'aller chercher son colis, puisque j'allais porter le lait à le beurrerie de Plessisville, tous les mercredis. Je me rendis donc au feu de
circulation, au coin des rues Saint-Calixte et Saint-Louis. Je suis allé
attacher mes chevaux en-dessous de la toiture, en arrière du Magasin Savoie.
Puis, je partis à pied pour aller chercher la fameuse louping chez Mme
Michaud. Elle l'apporta sur le comptoir mais n'avait pas de contenant
approprié à son volume. Alors elle décida de la mettre dans deux sacs de
papier qu'elle mit bout à bout, liés avec des cordes. Ça faisait comme un
rouleau d'environ trois pieds et demi (1 m) de long. Je lui payai les 5 $ que ça
coûtait et je sortis avec le colis sous mon bras. Un peu plus loin, je
décidai de traverser la rue. Rendu au beau milieu, le fameux emballage se
sépara et se vida complètement. Mon premier réflexe fut comme celui d'une
personne qui tombe: elle s'empresse de regarder si quelqu'un l'a vue. Eh! bien, la première
personne que j'aperçus fut une des jeunes filles avec qui on s'amusait.
Pourtant, elle aurait dû être à son travail, à la manufacture, au milieu de
l'avant-midi, mais par exception, elle était là. Elle m'avait vu habillé en
overall, la barbe longue et tout sale, avec ce tas de louping étalé dans la
rue. Je fus bien gêné de cette situation. |
(P.226) Je ramassai cela du mieux
que je pus, tout entremêlé dans les cordes. Je décidai de partir avec les
deux sacs séparés, un sous chaque bras, pour me rendre à la voiture. Rendu
là, je les foulai comme il faut et les mis entre les bidons à lait pour ne
pas les perdre tous, en revenant chez-nous. De retour à la maison, j'ai bien
avisé ma mère qu'elle irait chercher sa louping elle-même, quand elle en
voudrait. Mon orgueil avait été pas mal fouetté, cette fois-là. J'allais souvent, durant la
semaine, chez Mme Elzéar
Nadeau pour jouer aux cartes. Nous jouions ensemble et nous étions
chanceux, car nous gagnions tout le temps. Je m'entendais bien avec Mme
Nadeau car elle était une personne âgée aimant le plaisir. Elle aimait bien
discuter avec moi. Mme Nadeau
avait décidé d'acheter, avec son propre argent, une automobile qui serait
conduite par son beau-fils, Armand, mon chum! Elle permettait également que
j'embarque avec lui. Elle avait confiance en moi et espérait que l'on sorte
comme des messieurs avec cette voiture, une Lafayette 1937. Elle espérait que
l'on ne ferait pas d'accident avec cette voiture très propre. Ça faisait bien
notre affaire à Armand et à moi et on respecta sa volonté. On sortait avec la
voiture, mais de manière intelligente. Cette même année, Mme Nadeau
décéda. Son départ me toucha réellement. On s'ennuyait d'elle. Armand resta
seul avec son vieux père et une soeur, Irma, qui était célibataire et
sourde. Environ un an plus tard, Armand se maria. Lorsque je marchais au
catéchisme et plus tard à l'école du village, j'ai connu une petite fille qui
était pensionnaire au couvent. Elle s'appelait Madeleine Labbé. Son père
était le propriétaire du Manoir Victoria à Victoriaville, aujourd'hui
converti en résidence pour personnes âgées. Je ne l'avais jamais revue ni
entendu parler d'elle depuis ce temps. (P.227) Un jour, j'ai rencontré un copain, Rosaire
Brie. Il fréquentait une fille native de Sainte-Sophie-de-Lévrard qui
travaillait à la cuisine du Manoir Victoria. Elle passait les fins de semaine
là et Rosaire Brie allait la voir. Alors, je lui demandai: « Connais-tu la fille du propriétaire, Madeleine
Labbé? - Oui, je la vois à chaque fin de semaine », me répondit Rosaire. «
Tu la salueras pour moi. Je l'ai déjà connue. - Bien sûr, j'vas
faire ta commission. » Une semaine passa et je
revis Rosaire. Il me confia: « J'ai fait ta commission. Elle t'invite et
serait heureuse de te revoir. » Alors, je l'appelai au téléphone et lui
proposai d'aller veiller avec elle, le dimanche suivant. Elle accepta en
disant qu'elle m'attendrait. Souvent le dimanche, tous mes copains se
réunissaient chez moi durant l'après-midi pour jouer aux cartes. Cette
fois-là, je leur dis: « Il faudrait pas jouer aux
cartes trop tard cet après-midi parce que je vais veiller à Victoriaville ce
soir. Il faut que je prenne le train à 6 h et je dois faire mon ouvrage à
l'étable avant. » Tout de suite, ils interrogèrent: «
Qu'est-ce qu'il y a là à Victoriaville ce soir? - J'ai décidé d'aller
veiller avec la fille du propriétaire de l'Hôtel Victoria. Ils n'étaient pas
au courant que je la connaissais. - C'est pas vrai! |
(p.228) - Bien oui, c'est vrai. Voulez-vous gager? - Ah non! On va faire mieux que ça. On va y aller,
nous autres aussi, voir si c'est vrai. On prend le train avec toi. » Alors
chacun retourna vite chez lui pour traire les vaches. À 6 h, ils furent tous
à la gare pour prendre le train. On se rendit à Victoriaville puis je me
dirigeai immédiatement vers l'Hôtel. Je regardai mes amis qui ne me suivaient
pas. Je leur lançai: « Venez vous-en! -
Vas-y, on va te suivre un peu de loin pour te voir faire. » En montant les marches du
perron de l'Hôtel, je reconnus Madeleine par la vitrine. Elle était assise
dans le lobby, en train de lire. J'entrai et elle me reçut en me sautant au
cou et en m'embrassant. Je jetai un coup d'oeil dehors afin de savoir si mes
copains avaient bien été témoins de cette chaleureuse réception. Alors, on
jasa tous les deux de choses et d'autres, de nos années de classe, etc. Elle
portait une belle robe en velours rouge. Brunette, cette robe lui allait très
bien. Vers 8 h 30, elle me demanda: « On vas-tu marcher un peu dans la rue? -
O. K., ça me va », lui répondis-je. Elle se prépara. Elle avait un beau
manteau de fourrure noir. Je partis donc avec elle dans la rue, tout en
bavardant. J'aperçus mes copains qui m'épiaient au loin. Après la veillée, on reprit tous le train pour
Princeville. « Veux-tu bien nous dire comment il se fait que tu as été reçu
de même? », questionnèrent-ils. « T'es toujours avec nous autres et on ne t'a
jamais vu avec cette fille-là auparavant! Comment est-ce que tu t'es pris
pour aller veiller avec (p.229) elle? » Alors, je leur racontai toute
l'histoire. Il fallut bien qu'ils me croient! Je ne suis jamais retourné la
visiter. Elle m'avait bien invité, mais je n'étais pas encore prêt à me faire
des blondes. De plus, je pensais que notre rang social n'était pas du tout le
même: moi, cultivateur et elle, fille du propriétaire du Manoir Victoria.
C'était bien différent. Je pensais qu'il valait mieux laisser faire les
choses, même si on avait été heureux de notre rencontre. NOTRE
NOUVELLE GRANGE En 1942, je commençai à
songer à mon avenir. « Que vais-je faire dans la vie? Est-ce que je vais
faire un cultivateur ou bien autre chose? » Je
n'avais qu'une sixième année de scolarité. Ce n'était pas fameux pour penser
à faire autre chose que de travailler à la journée ou bien être un
cultivateur. C'était l'époque où l'on commençait à exiger un plus haut niveau
d'instruction pour se placer. « Bientôt, je ne pourrai plus rien faire si je
n'ai pas de diplôme! », réfléchissais-je. Cultivateur, j'aimais bien
cela. J'aurais aimé prendre la relève de mon père sur la ferme mais en même
temps, je voulais du changement. Je trouvais que mon père n'était pas assez
progressif. Nous avions une vieille maison qui faisait pitié et une très
vieille grange. La couverture coulait comme un panier. Au printemps, on
devait sortir une partie de notre foin qui avait pourri sous les dégouttières
durant l'hiver. On parlait souvent de
reconstruire la grange mais ça restait toujours à l'état de projet. Je pense
bien que papa hésitait, à cause de moi. Il ne savait pas si je resterais ou
m'en irais. II n'était donc pas pressé d'entreprendre la construction d'une
grange pour ensuite être obligé de vendre sa terre. II n'avait pas trop
confiance en moi pour administrer. |
(p.230) Devant ces faits, je décidai de parler à
mon père de mes projets. Je lui proposai de construire d'abord la grange car
c'était le plus pressant. L'année suivante, on construirait une maison neuve et la troisième année,
je travaillerais pour me marier. Je l'acculai un peu au pied du mur en lui
disant de réfléchir à mes propositions et de m'en donner des nouvelles dans
quinze jours. Moi, j'avais décidé de faire ma vie autrement, si on
continuait de ne rien faire à la ferme. II me répondit: « J'vais y penser. » Après quelques jours, il
accepta mes projets qui devaient se réaliser en trois ans. La première chose
à faire consistait à couper du bois de construction sur notre terre à bois,
au premier automne. Ensuite, on devait s'occuper pour obtenir un emprunt du
Crédit agricole afin de commencer la construction au printemps suivant. Quand on se mit à la
recherche de matériaux et d'équipements d'étable tels qu'abreuvoirs, pompe
électrique, chariot à fumier, ciment, clous, tôle pour la couverture, etc.,
on se rendit compte que ça ne serait
pas aussi facile qu'on le pensait. On était en 1943, en plein
temps de guerre. Cependant on nous encouragea: « On est juste à l'automne! On
a donc le temps de vous procurer les matériaux et les équipements nécessaires
pour la construction de votre grange au printemps. » Alors, on prit des
arrangements. On embaucha M. Gérard
Gilbert et M. Georges Poudrier pour couper du bois sur notre terre. Moi, je
le sortais avec un cheval vers les chemins. Après les Fêtes, je charroyai les
billots au moulin à scie
de M. Wilfrid Lacoursière (site actuel de Rémeq Inc.). (p.231) Jusqu'au printemps suivant, tout se déroula
comme prévu. On avait réussi à trouver des hommes pour travailler. Au temps
des foins, la grange était prête pour recevoir la récolte, sauf qu'on n'avait
pas encore obtenu de nos fournisseurs, la tôle nécessaire pour la recouvrir.
Pensant toujours la recevoir d'une journée à l'autre, on entra quand même
notre foin à l'intérieur, espérant qu'il ne pleuverait pas. Après un certain temps, il
plut et on s'empressa de recouvrir notre foin avec des toiles de camion
empruntées à la Coopérative fédérée. C'était mieux que rien mais ça laissait tout
de même passer beaucoup d'eau. On se recommandait à tous les Saints pour obtenir
de la tôle. On nous disait qu'elle était toute récupérée pour l'effort de
guerre! Rendus au temps des neiges,
en novembre, nous avons entré nos animaux à l'intérieur mais la grange
n'avait toujours pas de toit. Un beau matin, M. Rosaire Brissette, contracteur à cette époque,
arriva chez-nous avec huit hommes. Ils venaient couvrir notre grange en
bardeaux de cèdre. Le toit avait été préparé pour recevoir de la tôle et non
du bardeau! Alors, nous avons rempli les
espaces avec des madriers de huit pouces de largeur. Les hommes commencèrent
à poser du bardeau par le bas du toit. Après quelques rangs, on reçut un
appel téléphonique. M. Gérard Raymond nous offrait un peu de tôle pour faire
le dessus de notre toit, c'est-à-dire la partie plate. Il en avait entreposée
depuis longtemps, dans le but de s'en servir pour l'agrandissement de sa
manufacture. Il avait décidé de nous la vendre car il retardait l'exécution
de son projet. On sauta immédiatement sur
l'occasion, même si c'était de la tôle unie. Avant de la poser, il fallut
aller à Victoriaville pour la faire onduler chez Grégoire, aujourd'hui Vic
West. Notre bon voisin,
M. Alcide Sylvain, fit deux |
(P.232) voyages à Victoriaville, avec son
quatre-roues chargé de tôle, tiré par son petit tracteur Ford. Il nous rendit
un immense service! Quand les hommes finirent de recouvrir la partie
verticale de la couverture, la tôle était arrivée et prête à poser sur le
dessus. On se trouva enfin à l'abri pour le vrai! Il était temps, parce que
nous étions vraiment écoeurés, tannés et fatigués. À ce moment-là, on aurait
dû couper du bois dans la forêt, en vue de la construction de la maison au
printemps suivant, tel que décidé. Cependant, papa en avait assez et ne
voulait plus rien entreprendre tant que ça n'irait pas mieux. Il me dit: « On
va attendre d'être bien certains d'obtenir nos matériaux avant de faire
quoique ce soit. » MARIAGE
EN TÊTE On disait que la guerre allait bientôt se
terminer. Ça ne pouvait être bien long avant que les Allemands ne battent en
retraite sur tous les fronts. Tout ça nous donnait de l'espoir; mais on
décida quand même de retarder la deuxième étape de notre projet pour un temps
indéterminé. Durant ce temps, j'avais
commencé à correspondre avec Georgette. Elle était au courant de mon projet
et était déjà attachée à moi. En examinant la situation de près, on se dit
que ça risquait d'être long avant que je ne sois prêt à me marier. D'un
commun accord, on cessa de correspondre. Je voulais la laisser libre et ne
pas lui faire perdre son temps, au cas où je ne pourrais jamais donner suite
à mon projet. Ce genre de séparation fut difficile. Au bout de
six mois, nous avons repris notre correspondance avec d'autres idées. Après
quelques mois de réflexion, on décida de faire notre vie ensemble et de commencer
le plus tôt possible. On (P.233) laisserait tomber, pour le moment, le
projet d'une maison neuve. On se marierait et on resterait avec papa et
maman, en attendant que la guerre se termine et que tout se replace. Au temps des vacances,
Georgette vint avec une amie pour connaître mes parents et visiter
Princeville, notre futur chez-nous. Elle repartit ensuite en me disant
qu'elle acceptait de demeurer avec mes parents. Je leur en parlai donc. Ils
n'avaient aucune objection à ce que je me marie mais ils me firent remarquer
que c'était une fille de village, me laissant sous-entendre que sur une
terre, ça prenait une fille de cultivateur. À partir de ce moment, je
travaillai à hâter le mariage. Le printemps suivant, je fis beaucoup de
transformations dans la maison: deux garde-robes et une chambre de toilette.
Je posai du prélart et peinturai deux pièces, dont notre future chambre. Je
n'avais plus le temps d'aller veiller à Plessisville, sauf dans de rares
occasions. J'avais également délaissé mes autres correspondantes. J'avais
juste une chose en tête, me marier et avoir des enfants. DESCENTE
DANGEREUSE Plusieurs personnes connaissent bien la côte, à
l'entrée ouest de la ville de Plessisville. Elle est assez abrupte puis
redevient au plat pour quelques 1000 pieds (300 m) et un peu avant l'église,
elle redescend de nouveau jusqu'au pont de la rivière Blanche. Durant quatre ou cinq ans,
nous allions porter notre lait à la beurrerie de Plessisville. Elle était
située sur la première rue après le pont, en arrière de l'actuel magasin de
meubles de M. Florent Germain. Comme c'était assez éloigné de chez-nous,
nous organisions avec les autres cultivateurs, un transport en commun. Nous
transportions notre lait avec celui des |
(P.234) autres membres du groupe, à tour de rôle,
ce qui représentait pour chacun deux voyages par semaine mais pas toujours
les mêmes journées. Un beau lundi matin, c'était
à mon tour d'aller porter le lait à Plessisville. Le lundi, le voyage était
toujours plus gros parce que nous avions la traite du samedi soir et les deux
traites du dimanche. Ma voiture sur grandes roues de bois, avec des bandages
d'acier, était surchargée de bidons à lait. Vu que j'étais quelque peu en
retard sur mon horaire, cette journée-là, je faisais trotter mes chevaux. Par conséquent, je pris la descente de la côte,
plus rapidement que d'habitude. La charge de la voiture poussait mes chevaux;
autrement dit, celle-ci allait plus vite que les chevaux. Je n'avais aucun
moyen de freiner cette course folle! Tout à coup, elle accrocha une des
pinces de son fer dans une maille de la chaîne. Le fer s'arracha de son sabot
et me passa à 1 po (2 cm) de la figure. La jument tomba par terre, se releva
et continua sa course. Je n'ai pu arrêter mes chevaux qu'au feu de circulation,
de l'autre côté du pont. J'ai dû passer tout droit à la rue qui conduisait à
la beurrerie, incapable de tourner à cette vitesse. Les résidents de
Plessisville, qui m'avaient vu passer à cette allure dans le village, ne
comprenaient pas ce qui se passait. Une fois de plus, je m'en étais tiré
avec une bonne peur. FÊTE
DE PRÊTRISE Le 28 février de l'année
1942, mon frère Hermann fut ordonné prêtre à Ottawa. Il devait venir à
Princeville au mois de juin suivant pour chanter sa première grand-messe. À
cette occasion, des parents lui avaient offert une bourse, lors du banquet
donné en son honneur au Manoir de Princeville. La messe avait eu lieu à 10 h
du matin. (P.235) Plusieurs personnalités religieuses,
prêtres, évêque, pères Monfortains et quantité de parents et d'amis étaient
présents. Une partie de la parenté Filion était là aussi. Toutes les
personnes qui ont connu cette famille se souviennent qu'ils avaient tous
tendance à mal entendre. En prenant de l'âge, ils devenaient de plus en plus
sourds. À cette occasion, les deux
plus sourds de la famille, Wilbrod et Horace, étaient présents. Il y avait
une quinzaine d'années qu'ils ne s'étaient pas rencontrés. Durant la messe,
ils s'aperçurent l'un et l'autre et décidèrent d'un commun accord de se
parler le plus tôt possible. Avant la fin de la cérémonie, ils sortirent tous
les deux pour se rencontrer sur le perron de l'église. À la sortie de l'église, à
la fin de la messe, ils bloquaient le passage et un véritable dialogue de
sourds, au sens propre du mot, s'était déjà engagé: « Wilbrod: Comment que ça fait d'temps qu'on s'est
pas vus? -
Horace: C'hu arrivé à matin. -
Wilbrod: Comment que ça va? - Horace: Non Délima y'é pas! A dit qu'elle voulait pas venir parce qu'elle n'entend pas ben
quand ya trop de monde. - Wilbrod: Hein? -
Horace: C'hu venu en autobus. - Wilbrod: T'es sourd? -
Horace: Tu comprends rien, t'es sourd! » |
(P.236) Ils se criaient à pleine tête, la bouche
collée à l'oreille de l'autre, en la repliant de la main pour en faire un
véritable cornet. La scène avait attiré beaucoup de regards. Tous se
dirigèrent ensuite vers l'Hôtel Manoir pour la réception. Un cocktail était
offert aux invités, suivi d'un copieux repas avec deux menus au choix: de la
dinde ou du saumon frais comme plat principal, accompagné de potages
appropriés et d'une coupe de vin. La réception terminée, quelques parents se
rendirent chez-nous au neuf pour continuer la fête. Comme Clément l'avait fait
deux ans plus tôt, Hermann resta avec nous pour des vacances d'un mois et
demi, jusqu'au moment de recevoir son obédience. Il avait été, lui aussi,
assigné comme professeur au séminaire de Papineauville où il demeura
plusieurs années. Hermann était le type d'homme farceur et toujours joyeux.
Après six années de scolasticat sans se voir, on avait eu beaucoup de plaisir
ensemble, durant ses courtes vacances. Souvent, il me racontait des faits
comiques qui s'étaient passés dans la communauté. Comme il avait une manière
spéciale de raconter et d'imiter les manières des personnes en cause, c'était
doublement drôle. Je l'aimais bien. Il est maintenant à son
repos éternel après 43 ans de sacerdoce et de travail acharné. Il nous a quitté subitement le 3 mai 1986 pour un monde meilleur. Je
pense à lui et prie pour lui chaque jour. PRAIRIE
MYSTÉRIEUSE Mon père m'avait déjà dit, à plusieurs reprises,
qu'il existait un morceau de terre faite en plein bois, à environ deux milles
(4 km) de chez-nous. Petit gars, il allait faire les foins là. Il disait
qu'il y avait, dans cette petite prairie, un gros noyer avec beaucoup de
noix. Pour s'y rendre, il fallait suivre la ligne (P.237) d'aujourd'hui
entre Meunier & Frère et René Girouard. On arriverait juste à la bonne
place. Durant ces années-là, je
passais beaucoup de mon temps libre avec Armand Nadeau. On s'amusait bien ensemble.
On se trouvait toujours quelque chose pour se distraire et passer notre
temps. Un beau dimanche après-midi, on se posa la question: « Qu'est-ce qu'on
fait cet après-midi? » Je répondis à Armand: « On va-ti voir ça, cette petite
prairie là? » C'était à la fin de l'été,
les noix devaient être mûres, prêtes à ramasser. Alors on s'apporta une
poche. On se demanda si on devait apporter le fusil, le " 12" de
mon grandpère Onésime Lassonde. Comme on n'était pas chasseur ni l'un, ni
l'autre, on se dit: « On va apporter cela pour rien. Laissons ça ici, on va
avoir assez de notre poche de noix à rapporter. » On partit donc à l'aventure.
On suivit la ligne, tel que conseillé par papa. Tout à coup, on aperçut au
loin le gros noyer. Ça avait l'air plus clair dans ce coin-là. Puis on
continua d'avancer pour enfin arriver à destination. Qu'est-ce qu'on surprit
là? Trois beaux chevreuils couchés à l'ombre du vieux noyer. On était
peut-être à 10 pieds (3 m) d'eux quand on les vit. Ils ne bougeaient pas,
mais quand ils nous aperçurent, ils prirent la poudre d'escampette assez
vite. On resta assez surpris, nous aussi. On se regardait et Armand me dit: «
On aurait bien dû apporter le fusil. -
Oui, mais il est fort probable que surpris comme on l'a été, on n'aurait même
pas tiré! - C'est ben vrai! » |
(P.238) Tout heureux, on revint à la maison avec
notre poche de noix. On savait maintenant où était la fameuse petite prairie.
Aujourd'hui, c'est en repousse, mais on distingue encore très bien l'étendue
de l'ancien champ. J'y suis retourné en 1988 avec mon gendre, Yvon Prince. LA
MÉNOIRE Le récit d'une de mes
aventures va vous paraître invraisemblable. Lorsque je la raconte à mes amis,
ils sont sceptiques et n'osent la croire. Ils pensent que c'est une histoire
montée de toutes pièces, mais ils la trouvent si drôle qu'ils l'ont baptisée:
l'histoire de la ménoire. Ménoire est un mot employé pour désigner les timons
d'une voiture tirée par un cheval. Souvent réunis autour d'un feu en camping,
ils me disent: « Raconte-nous donc l'histoire de la ménoire. » Pourtant,
c'est un fait qui m'est bel et bien arrivé. Un dimanche, mon copain Armand Nadeau, vint passer
l'après-midi chez moi. À l'heure du train, vers les 4 h 45, on se demanda ce
que l'on ferait le soir. Après un temps de réflexion, on se dit: « On
s'appellera après le souper et on décidera. » Tel que dit, vers 7 h, on se
téléphona. « II est après s'élever une tempête dehors. J'ai
bien envie de ne pas sortir. - Il ne fait pas froid. Viens veiller ici. On
jouera aux cartes avec papa et maman. - Viens plutôt, toi. Ça ne me dit pas de me
rechanger et de sortir. J'y suis allé te voir cet après-midi. Viens à ton
tour. - O. K. d'abord. J'vais y aller. » Je regardai dehors et vis
qu'il tombait une grosse neige épaisse. J'ai pensé: « ça pourrait tourner au
froid et ça va être moins drôle à l'heure du retour. II n'y a pas de
problème, j'vais parer à toutes éventualités. » Je me suis donc habillé avec
mon habit et manteau du dimanche. De plus, j'endossai le manteau de drap
doublé de fourrure de mon père. Je mis aussi des bottes de caoutchouc.
J'attachai mes deux souliers par les lacets et je les accrochai sur mon
épaule. J'apportai un parapluie pour me protéger du vent et de la neige. Une
lampe de poche était aussi nécessaire car on ne voyait ni ciel, ni terre. Je partis donc à pied avec
tout cet accoutrement. Je marchais dans le sillon des voitures, le parapluie
complètement déployé devant moi. J'éclairais mes pieds à l'aide de ma lampe
de poche. Tout à coup, vis-à-vis d'un ponceau, je me fis frapper par une
voiture. Mon parapluie vola dans les airs. J'échappai ma lampe de poche et
mes souliers virevoltèrent et tombèrent dans le ravin. Je fus frappé par une des ménoires à la hauteur de
la poitrine. La ménoire traversa le manteau de papa de sorte que je restai
suspendu à celle-ci. Le cheval affolé continuait de courir. À chaque
mouvement, il m'envoyait revoler dans les airs. J'avais perdu ma calotte et
je criais: « Arrêtez, arrêtez! » Le conducteur du cheval faisait tout pour
arrêter son animal mais comme il avait pris peur, il ne voulait plus rien
entendre. Une centaine de pieds (30 m) plus loin, le conducteur put enfin le
maîtriser. Ils étaient trois gars dans la voiture, soient Laurent Carignan,
Maurice Jutras et AngeAlbert Bergeron. Je les connaissais très bien. Ils
allaient veiller au village. Ils vinrent me décrocher de la ménoire et voir
si je m'étais blessé. Mais non, pas un brin de mal, mon Ange gardien était
encore là! |
(p.240) Je m'en suis tiré avec un bon rhume pour
avoir été une dizaine de minutes, nu-tête, à chercher ma calotte. Je me suis
quand même rendu chez M. Nadeau. Ils rirent bien lorsque je leur racontai ma
petite mésaventure. Cet incident m'apprit qu'on doit regarder devant soit en
marchant et non le nez à terre! Il m'arriva plusieurs
aventures de ce genre tout au long de ma vie. Je me demande souvent si des
choses semblables arrivent aux autres ou seulement à moi? Je ne connais pas
vraiment la réponse. J'ai fini par croire que j'étais peut-être un peu
responsable de ces aventures. Dans bien des cas, ça m'arrivait par manque de
précaution. Aujourd'hui, je dis toujours aux autres: « Faites attention à
ceci, faites attention à cela! » Souvent, je n'y fais pas attention moi-même. TORDU
DE DOULEUR Voici une autre aventure qui
m'arriva mais cette fois-ci, ce n'était pas de ma faute, du moins je n'en ai
pas été conscient. C'était au printemps, un dimanche comme tant d'autres,
durant le temps des sucres. J'allai donc à la grand-messe avec mon père et
ma mère. De retour à la maison, j'arrêtai le cheval pour laisser débarquer
mes parents et je me rendis à l'étable pour le dételer. Au moment d'entrer le cheval
dans l'étable, j'eus subitement un affreux mal dans l'estomac. Ce n'était pas
un mal ordinaire. Je criais de toutes mes forces pour attirer l'attention de
mes parents. Cependant, le cheval eut peur et entra dans l'étable comme une
balle. Moi, je courus à la maison, toujours en criant. Mes parents se
demandaient si je n'étais pas devenu fou. Je parlais avec grande difficulté. Finalement, le mal se dissipa lentement tout en
restant sensible durant l'après-midi. Je ne dînai pas mais je décidai (P.241) d'aller quand même à la cabane à sucre avec
mes copains. Je mangeai de la tire et ça n'eut pas d'effets néfastes. Je
revins pour faire le train, mais je n'allai pas veiller le soir. Je me suis
couché de bonne heure. Par la suite, le médecin me dit que j'avais eu une
crampe d'estomac et que j'aurais pu en mourir, si les muscles atteints
avaient fait pression sur la région coronarienne. Dieu merci, encore une
fois, j'avais été épargné. Je n'ai jamais compris ce qui a pu provoquer cette
crampe. Pendant cette même période,
le deuil frappa notre deuxième voisin, la famille Simard, nos meilleurs amis.
Depuis plusieurs années, M. Napoléon Simard, le père de François, se
déplaçait très difficilement. Il était demeuré handicapé, suite à un accident
dans la forêt. Tout le monde croyait que sa jambe blessée l'empoisonnait. Il
était retenu au lit depuis environ un mois. Un jour, la famille nous
appela, disant que la fin approchait. Si on voulait le voir, on devait se
rendre à son chevet le plus tôt possible. On s'y rendit donc immédiatement.
Lorsqu'on entra dans sa chambre, il rendit son dernier soupir. Pour moi, c'était
la première fois que je voyais quelqu'un mourir d'aussi près. C'était le 26
avril 1944. Nous étions tous chagrinés
par son départ, un ami de la famille depuis toujours. C'était même plus qu'un
ami. Il était parent de loin avec ma mère et de ce fait, les deux familles
s'étaient toujours considérées comme proches parents. D'un autre côté, on
était heureux que la mort vienne mettre un terme à ses souffrances. OURAGAN
DÉVASTATEUR Un autre fait marquant fut
l'ouragan qui ravagea une bonne partie du Québec. À Princeville, il avait
causé des dégâts assez importants à plusieurs endroits. Les nuages |
(p.242) cachant le soleil nous faisaient présager
un orage. Le firmament se chagrinait et le vent devenait de plus en plus menaçant.
Papa et moi étions le long du bois, réparant la clôture de ligne entre notre
voisin et nous. On s'était dit: « Ça va probablement passer ailleurs. » Nous
étions à environ quinze ou seize arpents de la maison. On pensa alors s'en
retourner à la maison, mais il était déjà trop tard. Soudainement la vraie
tempête déferla. On essaya de se mettre à l'abri sous un gros sapin, mais un
coup de vent l'arracha sous nos pieds. On décida alors de se sauver à la
maison en pensant à maman qui était là toute seule. Je partis en courant et
j'étais traversé jusqu'aux os. À tout moment, le vent me soulevait de terre
et je volais de huit à dix pieds (3 m) plus loin. Des grands bouts de clôture
voltigeaient dans les airs. Je regardais tout autour de moi et c'était
partout pareil. Je craignais que le vent ne m'emporte pour vrai, à un moment
donné. Arrivés à la maison, maman tenait du mieux qu'elle le pouvait les
fenêtres du côté du vent. La grange de Delphis
Carignan fut fortement atteinte durant l'orage. La grange neuve d'Arsène
Baril bougea sur son solage. La grange d'Alfred Durand s'écrasa complètement.
Plusieurs toits furent littéralement arrachés. Certaines régions de la
province avaient connu pire encore. On disait que ce n'était rien à
Princeville. C'était en 1945. Je m'en souviens très bien parce
que je devais me marier trois semaines plus tard. Tant qu'à nous, en plus de
la peur, nous avions eu à refaire une bonne partie de nos clôtures. Ça prit
un mois de travail pour remettre le tout en ordre. CHAPITRE V FRANCHIR LA DEUXIÈME ÉTAPE |
P,244 Les années 1946 et 1947 furent décisives et déterminantes
pour moi. En effet, au cours de ces deux années, j'ai pris plusieurs
décisions majeures qui ont été un point tournant de ma vie. À 25 ans, c'était
le printemps de la vie qui se terminait un peu brutalement, avec le départ de
la ferme familiale. Derrière moi, je voyais mes souvenirs d'enfance, mes
compagnons d'école, ma jeunesse frivole, le choix d'une compagne pour la vie,
l'arrivée d'un enfant. J'étais perturbé d l'idée de quitter définitivement les
lieux où je suis né, où j'ai grandi et vécu; me chercher un emploi, enfin
prendre mon indépendance; me choisir une nouvelle carrière et prendre
réellement ma place dans la société. En face de la réalité, j'ai dû donner
une orientation nouvelle d ma barque, ballottée par les flots de
l'incertitude, par des responsabilités accrues. J'ai donc suivi l'exemple du
navigateur de grande expérience. Je n' ai jamais
perdu de vue mon objectif, soit élever une famille et rendre mon épouse
heureuse. Le regard tourné vers l'avenir, j'ai franchi cette
deuxième étape, rempli d'ambition et d'enthousiasme, mais sans grandes
ressources financières, sauf que sur le plan moral, le courage était là,
l'appui de mon épouse et la force de l'âge me semblaient des garanties suffisantes
sur les quelles je pouvais compter. C'était essayer de vivre heureux et faire
des merveilles avec un salaire dérisoire. En continuant de me lire, vous verrez aussi que, durant
l'été de ma vie, souvent les eaux se sont calmées, me donnant le répit nécessaire
pour affronter de nouvelles vagues dangereuses, mais de jour en jour, le
capitaine prenait de l'expérience et a finalement réussi de mener sa barque à
bon port. |
(p.246) GRANDE DÉCISION À la fin de l'année 1944, Georgette et moi
parlions de plus en plus sérieusement de notre avenir. Georgette avait 23 ans
et moi 22. Nous avions bien prié le Saint-Esprit et la Sainte-Vierge pour
qu'ils nous éclairent et nous guident dans notre projet d'amour. Après avoir bien réfléchi,
nous étions disposés à entreprendre cette nouvelle vie à deux, avec toutes
ses exigences. II nous fallait maintenant obtenir le consentement de mes
parents car nous avions pensé habiter avec eux, en attendant la construction
de la nouvelle maison. Seraient-ils d'accord? Au début de l'année 1945,
j'en parlai donc à mes parents. À ma grande surprise, la réponse fut
immédiatement favorable. Papa me confia: « Moi, quand j'ai parlé de me
marier, je n'aurais pas aimé que quelqu'un s'oppose à mon projet. Je suis
donc d'accord avec le tien. Cependant, je dois noter que ton choix s'est
arrêté sur une fille de la ville et non pas de la campagne. Voudra-t-elle
venir habiter avec nous sur la terre? Elle ne pourra certainement pas t'aider
beaucoup sur la ferme. » Alors, avec assurance, je répondis: « Nous avons
bien réfléchi à tous ces points et sommes prêts à y faire face. » Enfin j'allais, de moi-même,
poser un acte de très grande importance. J'étais heureux car mes désirs
allaient se réaliser. Cependant, les contraintes apparurent assez rapidement. Après mûre réflexion, Georgette et moi avions choisi de
nous marier au mois de mai car c'est le mois de Marie', mère de Jésus, et
nous voulions mettre toutes les chances de notre côté. Mai, c'est également
le mois des semailles. Cela 1 Mois de Marie: période où l'Église
québécoise favorisait la dévotion à Marie. |
(P.247) ne posait pas trop de problèmes car nous
avions un ouvrier de confiance, Rolland Thibodeau, pour nous aider sur la
ferme. Au besoin, il pouvait même nous remplacer pendant quelques jours. Mes frères Clément et
Hermann étaient devenus prêtres. On comptait bien sur eux pour bénir notre
union et assister à la noce. Mais comme Hermann enseignait à Papineauville,
il ne pouvait s'absenter avant la fin des classes, soit à la mi-juin. Le fait
de retarder notre mariage d'un mois n'était pas tellement grave. Notre
désappointement venait plutôt du fait que nous n'étions pas maîtres de la
date de notre mariage. Nous avons donc attendu.
Cela me donna plus de temps pour travailler aux semailles et encore plus pour
préparer la noce. LA GRANDE DEMANDE Comme la tradition le
voulait, je demandai la main de Georgette à ses parents, M. et Mme Joseph
Lebeuf, pendant le dîner de Pâques. On appelait ça: « Faire la Grande
Demande», c'est-à-dire obtenir le consentement des futurs beaux-parents. Ce
fut un moment solennel! Je me rappelle de la "tremblotte" que
j'avais dans les jambes, lorsque je leur fis part de nos projets, en présence
de toute la famille rassemblée. Braves parents de trois
enfants dont seulement une fille, M. et Mme Lebeuf avaient déjà subi leur lot
d'épreuves. De nouveau, ce jour-là, ils se sentaient en péril; ne venais-je
pas, comme un voleur, leur enlever doucement leur fille? D'une part, ils étaient heureux de confier leur
fille à un cultivateur qui ne manquerait probablement j amais de nourriture;
de plus, à cette époque, le travail de la terre avait une certaine noblesse
célébrée par le clergé et le gouvernement. (P.248) Enfin, le fait que j'étais Lacordaire', les
rassurait. Toutefois, il y avait encore un peu de cette vieille dualité
Nord-Sud qui flottait dans l'air: La-Pérade est située sur la Rive-Nord du
Saint-Laurent alors que leur fille vivrait désormais sur la Rive-Sud, à
Princeville. Pour les gens de la
Rive-Nord du Saint-Laurent, le côté sud de la rive demeurait mal connu. À
part les ponts qui reliaient les villes de Québec et de Montréal à la
Rive-Sud, aucun pont ne traversait le fleuve entre ces deux villes. Pour
venir sur la Rive-Sud, les gens de La-Pérade devaient prendre le traversier à
Trois-Rivières, ville importante de la Rive-Nord. Toute la région de la
Mauricie, dont Trois-Rivières et La-Pérade font partie, pouvait
s'enorgueillir d'avoir été à l'origine de la colonisation française au
Québec. L'histoire de la colonisation de la Rive-Sud était beaucoup plus
récente, sans racines, sans faits d'armes, sans dignitaires. Les gens de la
Rive-Nord croyaient qu'au sud du Saint-Laurent, il n'y avait pas beaucoup de
monde. On sous-estimait beaucoup le développement de notre région qui ne
comptait pas de grandes villes, mais où prospéraient une multitude de
villages industrieux et de petites villes florissantes. Je reçus leur consentement
au milieu des pleurs. Puis, bien conscients que chacun doit faire son chemin
dans la vie, ils décidèrent de fêter l'événement, plutôt que de continuer à
pleurer. C'est ainsi que les mêmes larmes de peine se transformèrent en
larmes de joie. Profitant de ce renversement de situation, j'offris à
Georgette une bague de fiançailles, puis on fixa la date du mariage, soit le
19 juin 1945. Georgette et moi avions
entretenu une correspondance soutenue durant les trois années qui
précédèrent notre mariage. De mai 1942 à juin 1945, nous nous écrivions au
moins une lettre chaque semaine et quelque fois plusieurs. Cependant, nos
rencontres avaient été plutôt rares. En fait, 1 Lacordaire: mouvement d'abstinence. |
(p.249) j'étais allé la voir à seulement trois
reprises en deux ans et demi, avant que l'on ne parle de mariage. Après notre
grande décision, j'y suis retourné deux autres fois pour des visites de
courtoisie et une troisième pour aller publier les bans à l'église. Les gens de Princeville
n'étaient aucunement au courant de l'événement que je préparais. Mes amis
les plus proches savaient bien que je correspondais avec des filles de
l'extérieur. Ils se doutaient aussi que j'en affectionnais une plus
particulièrement, celle de Sainte-Anne-de-la-Pérade. Quand je leur annoncai
mon mariage, ils furent tellement surpris qu'ils ne me croyaient pas. Je leur
ai donc affirmé: «Vous allez l'entendre publier à l'église prochainement. » À cette époque, la
population de Princeville était peu nombreuse. Tout le monde se connaissait.
Après la publication des bans à l'église, les gens se posèrent bien des
questions à mon sujet. Ce qui les intriguait particulièrement, c'était que
Georgette vienne de Sainte-Anne-de-la-Pérade. « Comment l'as-tu connue? », me
demandaient-ils. Je leur répondais: « En correspondant avec elle. » Pour
certains, c'était une chose impossible que de se choisir une femme par
correspondance. Tous y voyaient un danger évident de se faire berner, de se
faire attraper, comme on disait. Ils n'étaient cependant pas
au courant de tout ce que nous avions pu échanger durant nos trois années de
correspondance. De plus, j'étais bien renseigné au sujet de Georgette et de
sa famille. Son père avait travaillé pour le National Telephone et le
Canadian Pacific Railways, comme monteur de lignes, durant plus de 35 ans. Sa
mère, bonne cuisinière et éducatrice, avait bien surveillé l'économie
familiale. Ils avaient fait instruire leurs trois enfants, Georges, Louis et
Georgette. Ces renseignements me venaient de mon oncle Adélard et de ma tante
Marie. Tante Marie Filion, née Germain, était la (P.250) soeur de Mme Lebeuf,
née Irma Germain. De plus, ils vivaient eux aussi à La-Pérade. Je pouvais
donc me fier à ces informations. En voyageant par hasard avec
un compagnon de travail de Georgette, j'avais pu vérifier moi-même ces
renseignements. Alors que je me rendais par autobus voir Georgette à
Sainte-Anne, j'ai commencé à parler avec le gars assis à côté de moi. Tout en
jasant, il me dit qu'il travaillait à la manufacture de bas de Sainte-Anne.
Alors, je lui ai demandé s'il connaissait Georgette Lebeuf et sa famille. «
Bien sûr », m'a t-il répondu. Sans lui avouer mon intérêt particulier, j'ai
continué à le questionner sur les Lebeuf. À la fin du voyage, je savais donc
qu'il n'y avait rien qui aurait pu entacher le passé de cette belle et bonne
fille que j'aimais. Les jours s'écoulaient
rapidement, occupé aux travaux de la ferme et à l'organisation de mon
mariage prochain. Il ne me restait guère de temps pour sortir et m'amuser. Je
devenais de plus en plus sérieux. MARIAGE UN JOUR DE SEMAINE À l'époque, contrairement à
aujourd'hui, la coutume voulait qu'on se marie toujours un jour de semaine.
Jamais le samedi parce que, disait-on, nocer ce jour-là
pouvait facilement entraîner l'omission de la messe du dimanche. Plus
tard, suite à l'industrialisation, on changea la coutume, car plusieurs
personnes travaillaient dans des usines et ne pouvaient pas participer à la
noce pendant la semaine. Présentement, la mode est au samedi. De son côté,
l'Église a adouci ses règles en faisant compter les messes de mariage du
samedi pour la messe du dimanche. Nous avons suivi la mode de l'époque et nous nous
sommes mariés le mardi. Il fallait donc se rendre à La-Pérade |
(p.251) le lundi, pour établir notre contrat de
mariage chez le notaire Charest. De cette façon, nous serions rendus pour le
mariage qui devait être célébré le lendemain, à 10 h, à l'église de
Sainte-Anne. Chaque lundi, M. Alphonse
Roy, vendeur de viande en gros pour le compte de la Coopérative fédérée de
Princeville, allait visiter ses clients à Trois-Rivières. Il se faisait
conduire par le taxi Vachon. Il partait toujours à 7 h 30 le matin. On lui
demanda donc d'embarquer avec lui jusqu'à Trois-Rivières. Ensuite, on
prendrait l'autobus pour SainteAnne. Ce M. Roy était du genre très nerveux
et toujours à l'heure à ses rendez-vous. Il nous avait donc avertis d'être
prêts, papa et moi (ma mère malade resta à la maison) à 7 h 30, parce qu'il
ne devait pas être en retard. Le taxi Vachon vint donc
nous chercher chez-nous puis on partit à l'heure prévue. Rendus à St-Valère,
à quelques 20 milles (45 km) de Princeville, je me rendis compte que j'avais
oublié mes souliers de noces. J'avais tout le reste mais pas de souliers.
Drôle de marié! Que faire? J'ai bien pensé m'en acheter une autre paire à
Trois-Rivières, mais si on attendait l'ouverture des magasins de
Trois-Rivières, on risquait de manquer l'autobus pour Sainte-Anne. Il nous
faudrait attendre l'autobus du soir et nous ne pourrions pas nous rendre chez
le notaire. Alors, comme il n'y avait pas d'autre alternative, on rebroussa
chemin jusqu'à la maison. Je regrettais beaucoup cet incident qui retardait
M. Roy, mais je ne pouvais faire autrement, car il n'y avait pas de magasin
de chaussures à La-Pérade. Le reste de la journée se passa tel que prévu.
Après une visite, accompagné de Georgette, chez mon
oncle Adélard Filion, nous nous sommes rendus chez le notaire à 2h de
l'après-midi, avec papa et M. Lebeuf. Dans l'après-midi, un groupe de dames et de demoiselles
de Sainte-Anne se réunirent chez M. Lebeuf pour aider (p.252) ma future belle-mère à préparer le brunch
du lendemain. La majorité d'entre elles travaillait avec Georgette à la
manufacture de bas. Elles avaient obtenu de leur patron deux heures de congé
afin de prêter main forte, bénévolement, à la préparation de la fête. Elles
avaient également congé le lendemain, jour du mariage, parce qu'elles étaient
toutes invitées à la cérémonie. Georgette m'avait prié d'aller les rencontrer
pour faire leur connaissance. Nous avons eu un plaisir fou lors de cette
amicale rencontre. MA RlAGE ET VOYAGE DE NOCES Le jour du mariage, il y
avait apparence de pluie et de fait, il en tomba quelques brins à l'heure du
départ pour l'église. À 10 h, tous les invités étaient là. Hermann dit la
messe et bénit notre mariage, accompagné dans le choeur par mon frère
Clément, lui aussi prêtre, et par le curé de Sainte-Anne. Comme Georgette
faisait partie de la chorale de l'église, ses amies chantèrent des chants
spéciaux pour la circonstance. Nous avons eu un bien beau mariage! À la sortie de l'église,
après la séance de photos officielles, tous les invités se rendirent à la
maison de M. et Mme Lebeuf, située non loin de la rivière Sainte-Anne, sur le
site actuel de la Régie des Alcools. Jean Lanouette, le fils du patron de
Georgette, nous conduisit jusqu'à la maison, dans une belle voiture
"Buick" noire de l'année appartenant à son père. Les réjouissances
durèrent une heure avant notre départ pour le voyage de noces. Il y avait du
vin et de la nourriture en abondance. Donc, à 11 h 45, tous vinrent
nous reconduire à la gare pour les dernières salutations. Je n'avais jamais
embrassé autant de femmes de toute ma vie! Ce fut vraiment à regret que nous
avons dû nous séparer de ces gentilles personnes. |
(P.253) À midi, le train
nous entraîna vers Québec où nous allions coucher, car le lendemain matin,
dès 6 h 30, nous prenions le bateau Tadoussac pour une croisière dans le
fjord du Saguenay. Nous sommes arrivés à Québec
vers 1 h 30 de l'après-midi. Un de mes cousins nous attendait à la gare du
Palais. II insistait beaucoup pour que nous allions coucher à son chalet au
lac Beauport, en banlieue de Québec. Comme je le connaissais bien pour être
un ratoureux, je craignais qu'il n'ait organisé, avec ses amis, une série de
coups pendables à notre intention. J'eus le pressentiment qu'il valait mieux
ne pas s'embarquer dans une telle galère. L'invitation paraissait bien
alléchante mais je l'ai refusée, préférant me trouver un hôtel près du quai
de la gare. Ainsi, le lendemain matin, nous serions plus proches de notre
lieu de départ pour la croisière. Nous avons donc pris une
chambre à l'Hôtel des Gouverneurs. Nous avons déballé nos bagages puis, comme
il faisait beau et très chaud, nous sommes repartis visiter Québec à pied. Nous n'avions pas deux coins
de rue de faits que Georgette accrocha un talon de ses souliers dans les
briques de la rue et l'arracha. La voilà rien que sur une patte! C'était ma
première aventure avec elle. J'ai tout de suite pris conscience que j'étais
marié et que les responsabilités commençaient... Il fallait à tout prix
trouver un cordonnier pour faire la réparation qui s'imposait. Par chance, il
y en avait un à deux pas de là. Nous étions heureux comme des princes. Pendant le reste de la journée, nous avons visité
les environs. Nous avons passé la soirée sur la terrasse Dufferin et au
Château Frontenac. Nous sommes rentrés assez tôt à notre hôtel, car nous
devions nous lever à l'aurore le lendemain, pour le départ de la croisière.
Nous avons demandé au (p.254) maître d'hôtel de bien vouloir nous
réveiller à 5h30 1e matin afin d'être prêts à quitter vers 6 h 15. II nous
assura qu'il nous réveillerait. « Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles »,
nous dit-il. CROISIÈRE SUR LE SAGUENAY Effectivement, il vint nous réveiller à l'heure
convenue mais nous étions tellement endormis que nous n'en avons pas eu
connaissance. À 6 h 20, il fit une autre tentative et voyant qu'on ne
répondait toujours pas à l'appel, il frappa dans la porte avec ses pieds et
ses poings. Puis, il nous cria: « Le prenez-vous le bateau ou non? » On se
leva comme l'éclair en rapaillant' nos affaires et on courut au quai. La passerelle était déjà
levée lorsqu'on arriva au quai. Les matelots eurent pitié de nous et
questionnèrent: « Êtes-vous des nouveaux mariés? - Oui », répondit-on
immédiatement. « Bien! On vous fait monter », lancèrent-ils, en abaissant
la passerelle spécialement pour nous deux. Le bateau quitta aussitôt le port.
Il nous fallut quand même montrer notre certificat de mariage à un officier. C'est ainsi que débuta notre
croisière sur le Saguenay. Le bateau navigua jusqu'à Bagotville où il ancra
pour la nuit et revint à Québec le lendemain soir après le souper. Ce fut un
très beau voyage. Et le prix? Tenez-vous bien! 42 $ par personne pour deux
jours et une nuit, toutes dépenses incluses, repas, coucher, voyage, etc. Vous vous attendez peut-être à ce que je vous
raconte notre nuit de noces. Vous êtes trop curieux! J'ai tout de même le goût de
vous raconter un petit incident. Le soir sur le bateau, il y eut le bal du
capitaine, une grande soirée dansante avec un orchestre de quinze musiciens 1 Rapailler: rassembler. |
(p.255) auquel tous les passagers furent invités.
Georgette et moi, nous nous sommes rendus au bal avec nos plus beaux costumes
et avons dansé quelque peu. Cependant, nous avons quitté la soirée assez tôt
pour aller nous reposer de notre journée... On se rendit donc à notre cabine
et on décida d'aller prendre une douche avant de se coucher. Je me dirigeai
donc vers la salle de douche des hommes et Georgette vers celle des dames. La douche terminée, nous
nous sommes retrouvés en pyjama et en jaquette face à la porte d' entrée de notre chambre. À notre grand désappointement,
elle était barrée. Nous avions oublié les clefs à l'intérieur! On frappa chez
nos voisins pour obtenir du secours mais sans succès, tout le monde étant au
bal. On intercepta un passager se dirigeant vers les toilettes qui n'eût
d'autre conseil que de suggérer de nous rendre auprès des autorités du
navire. Il fallait absolument les rejoindre pour se faire ouvrir. Le pire,
c'est que nous devions traverser la salle de bal pour nous rendre au bureau
de la direction... D'un pas hésitant, vêtus de nos vêtements de nuit, nous
nous sommes avancés jusqu'au milieu de la salle de bal, lorsqu'une âme
charitable se porta à notre secours et alla chercher la personne chargée des
cabines. Inutile de dire combien nous étions heureux de
nous retrouver à l'intérieur de la cabine après cet incident. La morale de
cette histoire, c'est qu'avant de fermer une porte sur soi dans un endroit
public, il faut toujours bien vérifier d'avoir la clef dans sa poche. RETOUR DU VO YAGE DE NOCES Lune de miel merveilleuse! Georgette et moi, nous
nous aimions follement. Après une nuit amoureuse sur le (p.256) bateau accosté au port de Bagotville, un
beau soleil nous éveilla. Nous étions prêts pour le déjeuner et le retour
vers Québec. Quelle splendide journée! Naviguant sur le Saguenay,
nous en avions plein la vue des merveilles d'une nature gigantesque. Le
bateau se faufilait dans une gorge profonde près des monts Trinité et Éternité. Les bruits de l'environnement,
le chant des oiseaux, le ronronnement des moteurs du bateau, nous revenaient
par vagues d'échos. Dans un décor verdoyant, nous nous sommes enivrés de soleil
radieux. Les mouettes blanches firent le voyage en suivant le bateau et
venaient même près de nous sur le pont, comme pour nous dire qu'elles étaient
témoins de notre grand amour. Elles semblaient vouloir partager notre
bonheur. Arrivés à Québec le soir,
après le souper, nous avons loué une chambre d'hôtel. Le vendredi matin, nous
repartions en train pour Sainte-Anne-de-La-Pérade. Dans le train, Georgette
reconnut par hasard une personne de sa parenté parmi les passagers. Une
grande conversation s'engagea: présentation du mari, etc., etc. Pendant ce temps, le train
filait à vive allure et sans trop nous en rendre compte, nous étions arrivés
à La-Pérade. Plusieurs passagers débarquèrent pendant que nous continuions à
parler avec cette dame. Tout à coup, le sifflet de départ retentit. Les gens
autour de nous nous lancèrent, affolés: « Dépêchez-vous de débarquer, c'est
ici Sainte-Anne. » On courut vers la sortie et on implora le conducteur de
nous laisser descendre. Gentiment, il pencha la
marche mobile à notre intention. En retard pour embarquer sur le bateau et
encore en retard pour descendre du train! Est-ce toujours comme ça quand on
se marie? Je me le demandais! Toute la famille attendait notre arrivée. Comme on
ne débarquait pas, elle se demandait bien ce qui avait pu nous |
(P.257) arriver. C'est avec soulagement qu'ils nous
virent enfin descendre du train. Le reste de la journée se passa calmement
dans le repos. Le samedi, M. et Mme Lebeuf nous reconduisirent à
Princeville. Mes parents avaient organisé
une soirée pour célébrer notre arrivée. Ils avaient invité mes amis,
plusieurs personnes du rang, nos voisins et des membres de la parenté. Belle
rencontre! Même si la
danse était interdite à la maison, les invités s'amusèrent follement.
Ils étaient heureux de faire la connaissance de ma femme. Le lendemain, tous
assistèrent à la grand-messe du dimanche. Comme la famille Lebeuf venait à
Princeville pour la première fois, j'en profitai après le dîner pour leur
faire visiter Plessisville, la petite ville voisine. Bien que rattachée à
Princeville, la maison paternelle se trouvait dans le 9e rang, presqu'à
mi-chemin entre Princeville et Plessisville. Après notre retour de
Plessisville, M. et Mme Lebeuf préparèrent leur retour pour La-Pérade. Moment
bien triste que cette inévitable séparation. Les parents et leur fille promirent
de s'écrire et de se visiter. Après que M. et Mme Lebeuf
eurent pris place dans l'auto, le conducteur la recula lentement pour les
derniers adieux. On fit de grands signes de la main aussi longtemps qu'on put
les voir. Pour Georgette et moi se
terminait ainsi la première étape de notre vie, laissant derrière nous de
belles années de jeunesse. Nous étions confiants en l'avenir. MERVEILLEUSE VISION DE L'AVENIR Georgette et moi, heureux d'entreprendre ensemble
l'étape suivante, partagions une merveilleuse vision de l'avenir. A deux
maintenant pour vivre notre bonheur, nous surmonterions les
malheurs, s'il devait nous en arriver. Avec l'aide du Bon Dieu et l'optimisme dont nous
étions remplis, rien ne pourrait entraver notre bonheur. On ne reculerait
devant rien pour le conserver précieusement. Nous fonderions un foyer, nous
aurions des enfants et nous ferions les efforts nécessaires pour réussir nos
vies. Le premier effort consista
en l'adaptation, de part et d'autre, de quatre personnes vivant ensemble sous
le même toit. De mon côté, je devais d'abord apprendre à vivre avec une
femme! Élevé avec des garçons seulement, je ne connaissais pas tous les
comportements qu'un homme doit avoir avec une femme, comme respecter son goût
et lui rendre la vie facile et agréable, l'encourager dans tous les efforts
qu'elle fait, transformer certaines de mes habitudes et enfin devenir le
gentilhomme et l'amoureux souhaité. Pour Georgette, la tâche était
beaucoup plus difficile puisqu'elle débarquait comme dans un pays étranger:
une maison inconnue, de nouveaux visages, des habitudes de vie différentes,
etc. D'abord, il fallait qu'elle s'adapte à mon père et
à ma mère. Avec papa, ce fut assez facile mais avec maman! Maîtresse de sa
maison depuis 34 ans, elle voyait cette petite fille "de ville"
venir essayer de prendre sa place. Georgette dut user de beaucoup de
diplomatie dans les circonstances. Très active et extrêmement vive, Georgette
se déplaçait avec la rapidité de l'éclair dans la maison. Elle bondissait
d'un endroit à l'autre; une vraie sauterelle! Son va-et-vient dans la cuisine
étourdissait ma mère, habituée d'aller lentement dans tous ses mouvements.
Maman lui traçait du travail' et aussitôt dit, aussitôt fait! Si bien que
souvent, le travail était fait sans que maman s'en soit rendue compte. Elle
disait alors à Georgette: « Vous n'avez pas fait tout ce que je vous ai dit
de faire! » Georgette devait donc démontrer qu'au contraire, elle 1Tracer du
travail: établir un plan de travail. |
(p.259) s'était parfaitement acquittée de sa tâche. À
l'occasion, ce genre de situations créait des frictions... Comme la mode du temps le
voulait, Georgette portait des robes et des bas courts. Maman avait rapidement
exigé qu'elle rallonge ses robes et qu'elle porte des bas longs. La
nourriture n'était pas préparée de la même manière que chez ses parents à
La-Pérade... Elle avait tout à apprendre de nos coutumes, des travaux de la
ferme, des animaux. Elle ne connaissait aucun citoyen de Princeville. Bref,
l'adaptation fut de taille, d'autant plus qu'elle s'ennuyait de ses parents
et amies de Sainte-Anne. Mais, extrêmement courageuse, elle tint le coup! Le premier travail auquel
elle participa à l'extérieur fut de faire le jardin potager. Rendus au 25
juin, le temps des semences était largement dépassé mais on avait quand même
décidé d'en faire un. Ça donnerait ce que ça pourrait! Les résultats furent
surprenants. Je découvris que Georgette aimait jardiner et qu'elle s'était
beaucoup occupée du potager. Graduellement, elle fit
l'apprentissage de traire les vaches, laver les bidons et chaudières à lait,
aller chercher les vaches aux champs, soigner les poulets, etc. Elle aimait
beaucoup les animaux. Elle se trouvait très heureuse à l'étable et dans les
champs. Les jours passaient et elle conservait sa bonne humeur, malgré
l'ennui de ses parents et amies qui la rongeait. ELLE EMBRASSE LE VISITEUR Un beau dimanche soir, deux
semaines environ après notre mariage, papa et maman, voulant probablement
nous laisser un peu seuls, décidèrent d'aller aux vêpres. Aussitôt qu'
ils furent partis, nous nous sommes trouvés comme libérés, tout
heureux. Mais que faire? Georgette suggéra aussitôt: « Faisons comme si nous
étions encore garçon et fille. Je vais me pomponner' et je vais te recevoir
comme mon cavalier. Va à l'extérieur et dans environ dix minutes, viens
frapper à la porte et j'irai t'ouvrir. O.K.? » Il faut dire que la porte de
la cuisine était une porte pleine, sans aucun carreau vitré. Donc, impossible
de voir ce qu'il y avait derrière. Georgette monta donc à l'étage pour se
toiletter et moi, je fis semblant d'aller à l'extérieur comme convenu. Mais
au lieu d'aller dehors, je me cachai dans le cabanon à bois sous l'escalier.
J'attendis là, sans bouger. Sa toilette terminée,
Georgette descendit et au même moment, quelqu'un frappa à la porte. Croyant
que c'était moi, elle s'empressa d'aller ouvrir et les yeux fermés, sauta au
cou de l'homme, l'embrassa et le serra fort. L'épouse de ce monsieur se
tenait à quelques pas derrière, mais Georgette ne l'avait pas vue. Tout à
coup, elle se rendit compte que ce n'était pas moi mais un étranger. À ce
moment-là, je sortis de ma cachette et m'en allant vers la porte, j'aperçus nos voisins, Édouard Girouard
et sa femme, un jeune couple comme nous. Tout éberlués, ils ne savaient plus
que dire et que faire. Je fis alors les présentations et les invitai à
entrer. Ils venaient nous rendre visite pour faire plus ample connaissance
avec Georgette. Nous avons bien ri ensemble de cet incident inusité et nous
avons passé une très belle soirée. Bientôt vint le temps des foins, ce qui constitua
encore une nouvelle expérience pour Georgette. Elle adorait travailler à
l'extérieur, au grand air, au coeur même de la nature. Elle avait pris de
l'appétit et sa force musculaire augmentait de jour en jour. Plus rien ne lui
pesait au bout du bras. 1 Se pomponner: se faire belle. |
(P.261) VISITE INATTENDUE Élevée près de la rivière
Sainte-Anne, Georgette s'ennuyait beaucoup de ne pas voir de cours d'eau.
Alors je l'emmenais souvent à Plessisville, où elle pouvait voir couler la
rivière qui serpentait dans la ville. Sur la ferme, un dimanche
après-midi d'automne, je me souviens l'avoir amenée près d'une source dans la
coulée, non loin de la maison. Il y avait là, de la bonne eau très froide et
beaucoup d'oiseaux de différentes espèces. Soudainement, on entendit
des éclats de voix à la maison. On aperçut une dizaine de personnes enjouées
qui battaient des mains. On s'approcha un peu et Georgette les reconnut.
C'était huit filles qui travaillaient avec elle à la manufacture de bas à
Sainte-Anne. Elles avaient décidé de venir voir Georgette. Elles avaient
toutes pris place dans la même voiture avec seulement un garçon pour
conduire. Toute une joie! On eut beaucoup de plaisir tout l'après-midi. GEORGETTE
ENCEINTE Le temps filait. Après cinq
mois de mariage, Georgette tomba enceinte. Comme nous étions heureux! Comme
une abeille, elle s'affaira à préparer la venue du bébé. Pendant l'hiver, nous coupions notre bois de chauffage
sur une terre à bois que nous possédions sur la concession' du rang, à deux
milles (5 km) de la maison. La coupe terminée, il fallait charroyer le bois
en longueurs jusqu'à la maison, avec des bobsleighs. Georgette ne connaissait pas du tout cet épuisant
travail mais elle voulait absolument charroyer du bois avec moi. Alors, je
lui dis que ce n'était pas facile. La première 1Concession: forêt que le gouvernement concédait à un exploitant pour une période
donnée. (p.262) difficulté consistait à
rester assis sur le bobsleigh pour se rendre au bois, tellement les chemins
de bois cahoteux risquaient à tout moment de nous éjecter du traîneau. Plus
j'insistais pour la décourager de venir, plus elle se cramponnait à son idée
fixe. À bout d'arguments, je consentis à reculons à l'amener. Je lui
expliquai de quelle manière se tenir sur le bobsleigh: se mettre les deux
pieds sur le patin du sleigh, etc. Finalement, on partit pour
le bois. Pendant un bon bout de chemin, rien ne se passa; mais soudainement,
Georgette perdit l'équilibre et tomba par-dessus bord. Elle passa sous les
sleighs et se releva aussi vite que l'éclair, en riant. À notre grande
surprise, elle ne s'était pas fait mal. Je craignais beaucoup pour notre
bébé. Mais non, aucun mal! Cependant, par précaution, elle fit le reste du
chemin à pied. Elle avait appris de façon un peu brutale ce que c'était que
d'aller au bois. Pour revenir, elle put s'asseoir confortablement sur le
voyage de bois avec les couvertures à chevaux comme coussins. De retour à la
maison, elle ne regretta pas sa randonnée et se déclara très heureuse de son
après-midi en forêt. VISITE
D'UN RICHE ONCLE Papa m'avait souvent parlé
de son oncle Jean Thériault, le frère de sa mère, Délima Thériault. Il
demeurait dans l'Ouest canadien depuis longtemps et était devenu très riche
en découvrant un puits de pétrole sur son lot. Cependant, papa n'avait jamais
vu cet oncle. Il disait qu'il aurait bien aimé le connaître mais cela
semblait impossible, vu les énormes distances qui les séparaient. Au début de l'été, papa et
moi réparions la clôture près du bois, à quatorze arpents de la maison. À un
moment donné, on aperçut Georgette au loin qui nous faisait signe de rentrer à
la maison. On s'interrogea sur ce qui pouvait bien se passer. |
(P.263) Nous nous sommes rendus immédiatement à sa
rencontre où elle nous apprit qu'oncle Jean Thériault était à la maison mais
qu'il ne pouvait pas rester bien longtemps, vu l'horaire chargé de son
voyage. Nous avons accéléré le pas pour revenir à la maison. Nous avons alors aperçu une
limousine noire avec chauffeur privé, séparé des passagers par une vitre
épaisse. C'était bien oncle Jean dont on avait tant entendu parler. Son
épouse et sa fille unique, qui était célibataire, l'accompagnaient. Cette
cousine de papa avait à peu près le même âge que lui. Très heureux de faire
notre connaissance, ils demeurèrent avec nous durant environ une heure. Sa
fille prenait bien soin de son père, surveillant tous ses gestes. Puis vint
le moment du départ. En faisant ses adieux, oncle Jean souleva, avec le bout
de son pied, le tapis près de la porte de la cuisine. II laissa tomber un 10
$ qu'il recouvrit immédiatement avec le tapis. Tout cela, sans que la vieille
fille ne s'en rende compte... Papa était bien heureux, non seulement pour le 10
$, mais surtout d'avoir connu oncle Jean. Il faut dire que papa était fils
unique. Il n'avait pas connu sa mère puisqu'elle décéda à la naissance de
papa. II n'avait connu que deux ou trois de ses oncles et tantes. NOTRE
PREMIER BÉBÉ Le mois d'août approchait et
bientôt naîtrait notre premier bébé. En effet, le 2 août 1946, naquit une
fille toute rosée, Monique Lassonde.
Georgette dut souffrir beaucoup durant les dix heures que dura la délivrance.
Dans ce temps-là, les femmes accouchaient à la maison. Notre voisine, Mme Napoléon
Simard, avait eu la générosité de venir assister Georgette, de même que le Dr Nadeau. Sans elle,
nous nous serions sentis bien seuls, face à un tel événement. Nous ne
pouvions compter sur l'aide de ma mère car elle ne se sentait pas à l'aise
dans ce domaine-là et ça l'énervait beaucoup. Ce fut la première et la
seule fois que j'assistai à un accouchement. J'aidai le Dr Nadeau en tenant
le capuchon d'éther pour endormir Georgette, selon les ordres du médecin.
Quelle merveille de voir arriver au monde un petit être vivant! Mais aussi
quel stress! Surtout quand il s'agit de son épouse et son enfant qui vivent
des moments à la fois douloureux et heureux. Tout au long de la grossesse
de Georgette, nous avions bien prié Dieu de ne pas nous donner d'enfant
infirme. Heureusement, Monique avait tous ses membres et n'avait pas de
malformation. Nous étions très heureux. Georgette
prenait un soin jaloux de son nouveau trésor. Après un premier mois
d'attention et de soins particuliers, Monique Lassonde
prit du poids presqu'à chaque jour. Elle nous faisait de nouvelles risettes
qui nous charmaient davantage. Elle n'était pas tannante du tout. Elle
prenait régulièrement ses "boires'", dormait bien et était enjouée.
Rapidement, dès l'âge de huit mois, elle devint propre. Cela avait bien encouragé
Georgette pour un deuxième bébé qui vint en son temps. DÉPART DE
LA FERME Au mois d'octobre suivant,
après des pourparlers assez vifs avec papa, Georgette et moi décidions de
quitter la maison pour aller demeurer au village de Princeville et faire
notre vie d'une autre manière. Papa ne me payait pas de
salaire fixe. Quand on avait besoin d'argent, il fallait que je lui en fasse
la demande. Il ne voulait pas progresser et suivre les derniers
développements, côté culture de la terre. Par exemple, j'étais partisan de la
culture moderne avec engrais chimiques. À force d'insister, il me permit
finalement d'en étendre sur un tout petit carré de terre. Malgré des
résultats spectaculaires, il refusa, par crainte 1 Boires: biberons. |
P.265 et p.266 d'endettement, d'utiliser les
engrais chimiques sur toute la terre. De plus, il ne voulait plus construire
de maison, ce qui nous obligerait à demeurer ensemble tout le temps. Cela faisait maintenant onze
ans que je travaillais sur la ferme. J'estimais qu'étant marié et ayant un
enfant, les choses devaient marcher autrement. Mais comme rien ne bougeait,
il n'y avait pas d'autre issue que de chercher du travail au village. J'ai
informé papa que notre départ aurait lieu le 1er novembre. Papa me
confia alors: « Puisque vous vous en allez, je ne pourrai pas continuer tout
seul. Si tu veux m'aider avant de partir, on va appareiller notre roulant
(machinerie agricole) et nos animaux pour faire encan. » Je lui répondis
qu'il pouvait compter sur moi. J'ai effectivement travaillé pour lui encore
une quinzaine de jours, puis il vendit tous les biens de la ferme à l'encan. J'ai commencé à travailler
au village, mais dans ce temps-là, les logements étaient extrêmement rares.
Ce n'est qu'au 10 janvier 1946, soit trois mois après notre décision de
quitter la ferme, que nous avons pu trouver un logement de trois pièces. Nous
n'avions pas la permission d'installer un poêle à bois. J'ai donc acheté le
vieux poêle à l'huile de charbon du presbytère. Laissez-moi vous dire que ce
n'était pas une merveille! Une chance que Georgette disposait de tout
l'avant-midi pour faire cuire les patates, car le poêle ne fonctionnait qu'à
petit feu. Je travaillais à la
compagnie Princeville
Woodcraft qui fabriquait des bibliothèques et des secrétaires puis, par la suite, des
mobiliers de cuisine et des buffets. Je trouvais les journées
bien longues, privé du grand air, renfermé dans la poussière de bois et avec
comme contremaître sur les talons, André Hunter, le père de Denis qui demeure
encore à Princeville aujourd'hui. Je ne détestais pas mon contremaître mais
son travail consistait tout de même à me surveiller, de même que les autres ouvriers.
Je me suis dit: « Je ne passerai pas ma vie ici. Comment vais-je faire? Si je
changeais de manufacture, ça serait peut-être mieux? » À LA RECHERCHE D'UN NOUVEL EMPLOI J'entendis dire que la compagnie de téléphone de
Stanfold (ancien nom de Princeville) entreprenait de construire un nouveau
bureau. On y regrouperait les affaires de la compagnie et le tableau des
communications communément appelé "central téléphonique". Dans ces années-là, le central de
Princeville était tenu par M. et Mme Arthur Vachon. Après plusieurs
années de service pour la compagnie, ils voulaient se retirer. Par la suite,
M. Vachon obtint une licence de taxi pour Princeville. À la même époque, la
compagnie projetait de poser un câble téléphonique dans Princeville, afin
d'offrir des lignes privées à un plus grand nombre d'abonnés. La compagnie
voulait aussi construire une nouvelle bâtisse. Cette bâtisse abriterait les
bureaux du central et un logement pour l'opérateur en chef. La cave servirait
à remiser le matériel de construction et d'entretien des lignes. J'en parlai
donc à Georgette, qui avait une certaine expérience dans ce domaine. En
effet, à quelques occasions, elle avait remplacé des opératrices chez son
oncle Adélard Filion qui gérait le central téléphonique à La-Pérade. Elle
aimait beaucoup ce genre de travail. Georgette et moi, nous nous sommes dit:
« Ça serait peut-être un job pour nous deux! On va faire application! » Nous
envoyons donc une lettre aux autorités de la compagnie de téléphone de
Stanfold, leur faisant part de notre intérêt pour cet emploi. Je connaissais
très bien le président, M. Maurice Talbot, et tout le bureau de direction de
la compagnie. Par la suite, je les rencontrai lors d'une assemblée au cours
de laquelle ils me firent part du travail à accomplir et des responsabilités
que le poste impliquait. Ils m'informèrent que dix candidats avaient offert |
P.267 leurs services. Je retournai donc
au logement en réfléchissant: « On ne l'aura pas car sur les dix, il va
sûrement y en avoir un qui va passer avant nous autres. » Entre-temps, on apprit que
le secrétaire de la compagnie, M. Jean-Marc Charpentier, abandonnait aussi
son poste. La compagnie recherchait donc un secrétaire-trésorier. Alors, je
suis retourné voir les directeurs et leur proposai de cumuler les deux jobs.
Si j'obtenais le poste, cela nous donnerait à tous deux un emploi à plein
temps et nous engagerions une fille comme opératrice pour nous aider. Je continuais à travailler à Princeville
Woodcraft, en espérant pouvoir un jour changer de travail; du côté de la
compagnie de téléphone, c'était le silence complet. GÉRANT DE LA COMPAGNIE DE TÉLÉPHONE Tout à coup, un soir après le souper, on frappa à
la porte. Le vice-président
de la compagnie de téléphone, M. Roméo Nadeau, venait me faire signer
le contrat. Je devais toutefois fournir une garantie de solvabilité. C'était
plutôt une question de formalité mais tout de même, je dus demander à mon
père s'il voulait bien me cautionner. Ce qu'il fit d'ailleurs, avec plaisir. En vertu de ce contrat, je
m'engageais à habiter le logement de la compagnie dans les jours suivants. La
maison était neuve et les directeurs ne voulaient pas la laisser sans
chauffage et sans surveillance. On y avait déjà entreposé beaucoup de
matériaux devant servir durant les prochaines semaines, lors des travaux
d'installation du nouveau câble téléphonique. Alors nous avons déménagé
rapidement et je continuai de travailler à l'usine, en attendant la prise en
charge du secrétariat. Vers la mi-mai, on me demanda de laisser mon emploi et
de débuter dans mes nouvelles fonctions pour la |
p.268 et p.269 compagnie.
Les livres, acccessoires de bureau, classeurs, etc. avaient été livrés. Tout
était prêt
pour le début des opérations. La Northen
Electric Co, qui avait vendu le câble et le
tableau de contrôle à la compagnie de téléphone de Stanfold, devait en
faire l'installation avec la main-d'oeuvre de Princeville. On me demanda de
les aider au début des travaux. La Northen Electric Co avait envoyé trois
hommes pour diriger les travaillants: M. Berton, le contremaître, M. Smith et M. Pierre
Harvey pour l'installation des câbles. Une fois la traverse souterraine du
chemin de fer complétée, il restait à faire les joints, la pose des
terminaux ainsi que l'installation du
tableau de contrôle et de connexions. M. Smith fut remplacé par un autre
homme d'intérieur, soit M.
Léon Levasseur. Nous avons eu beaucoup de plaisir à travailler
ensemble. Vers la fin de juillet, tout le système était prêt à fonctionner.
On fit donc le transfert des lignes du vieux central situé en face de
l'église, au nouveau central sis au coin des rues Mgr-Poirier et Talbot. Notre véritable travail
commençait. Nous avions installé des câbles pour pouvoir donner plus de cent
lignes individuelles ou privées aux citoyens de Princeville. Cependant, il
restait encore environ trois cents abonnés branchés sur des lignes de groupe.
On établissait la communication par une série de coups qui étaient propres à
chacun. Par exemple, sur la ligne #23 du neuvième rang, pour appeler chez Désiré Baril,
on devait sonner quatre petits coups. Si on voulait appeler chez Arthur
Lassonde, on devait sonner un grand et trois petits coups, et ainsi de suite. Les abonnés étaient habitués à demander à
l'opératrice le nom de l'abonné qu'ils voulaient rejoindre. Ça
obligeait donc l'opératrice à connaître par coeur les coups de quatre cents
abonnés afin de pouvoir, sans hésiter, établir la communication demandée. Georgette et moi avons dû
apprendre sur le tas l'ABC de notre nouveau métier, ce qui fut fait en
l'espace d'une semaine. Laissez-moi vous dire que ce fut toute une gymnastique
intellectuelle! Je suis certain que durant cette première semaine, le service
ne fut pas des meilleurs mais il fallait bien prendre le temps d'apprendre.
La plupart des gens furent bien patients et supportèrent ces inconvénients
sans mot dire. D'autres maugréèrent devant la situation. Dans le but d'améliorer le service, la compagnie
décida de faire imprimer un bottin téléphonique semblable au bottin régional
que nous connaissons aujourd'hui, mais seulement pour les abonnés de
Princeville. C'est donc Georgette et moi qui eurent
la charge de le préparer, le faire imprimer, aller le livrer à chaque abonné
et leur en expliquer le mode d'utilisation. À partir du mois de novembre,
l'abonné qui voulait placer un appel devait se servir du bottin téléphonique
et demander à l'opératrice non plus le nom de l'abonné comme auparavant mais
son numéro de ligne et son nombre de
coups, s'il était branché sur une ligne de groupe. Quand l'opératrice
répondait, on devait dire, par exemple: « 23 sonnez 4 » ou encore « 23 sonnez
1-3. » Avec ce système, certains "écoutaient sur la ligne" des
conversations qui ne leur étaient pas destinées. Quand deux interlocuteurs
s'en rendaient compte, ils disaient: « II y a des oiseaux sur la ligne » et
n'échangeaient plus d'informations confidentielles. En même temps que je
communiquais le mode d'emploi aux abonnés, je les informais également que le
prix de l'abonnement augmenterait. De 7 $ par année, il passerait à 12 $ pour
les actionnaires de la compagnie et à 15 $ pour les abonnés-locataires. Pour
bénéficier d'une ligne privée, il fallait rajouter 5 $ par mois, soit 60 $
de plus par année. Cette nouvelle structure de prix créait beaucoup de mécontentement
chez les abonnés. |
p.270 et P.271 L'obligation de consulter le
bottin chaque fois qu'ils voulaient placer un appel les irritaient
beaucoup. Pour eux, cela ne représentait pas une amélioration. Plusieurs
défiaient le nouveau système: « On va continuer comme avant », disaient-ils.
Je devais leur répondre: « Si vous faites cela, je ne vous donnerai pas la
communication! » Je vous assure que sur le coup, plusieurs ne m'ont pas aimé
d'amour tendre... Par la suite, les abonnés se rendirent compte qu'avec la
nouvelle méthode, le service était grandement amélioré. De temps en temps,
quand quelqu'un revenait à la charge avec la vieille méthode, je répondais: «
Consultez votre bottin, s'il-vous plaît. » Graduellement, tout rentra dans
l'ordre. Au début, nous pensions
pouvoir accomplir tout le travail, Georgette, moi et une employée; mais nous
nous étions trompés. Nous avons dû en engager trois, tellement le volume des
communications augmentait. Comme nous devions les payer de notre poche, ça
n'allait plus du tout. Il est vrai que nous avions gratuitement le logement,
le chauffage, l'électricité et le téléphone, les taxes municipales étant
payées par la compagnie. Nous recevions 150 $ par mois comme salaire. Nous
gagnions aussi un petit supplément sur les appels de nuit. Les heures de service aux
abonnés étaient de 6h30 1e matin à 9 h le soir. Si un abonné appelait
en dehors des heures normales, nous lui chargions 0,15 $ pour placer son
appel. Ça nous rapportait environ 15 $ par mois, en plus des 150 $. Avec
l'obligation de payer trois employés, la situation devenait intenable. Je
demandai donc une augmentation de salaire. On m'accorda 50 $ de plus, soit
200 $ par mois, à condition que je ne fasse plus de billets de 0,15 $ pour
les appels de nuit. La compagnie ne voulait plus que les abonnés paient un
supplément pour le service de nuit. C'était un peu mieux mais ce
n'était pas la mer à boire, pour un travail qui durait jour et nuit, sans
aucun répit. La preuve que nous n'étions pas assez payés est qu'après quatre ans et demi de service, nous avons
quitté la compagnie de téléphone avec seulement 700 $ d'épargne personnelle.
Nous n'avions aucune occasion de dépenser puisque nous étions contraints de
ne pas sortir et de travailler sept jours par semaine. Georgette et moi ne pouvions presque jamais
quitter les lieux tous les deux en même temps. Cependant, le dimanche matin,
une de nos bonnes opératrices, Rose Daigle, avait la bonté de venir tenir la garde pendant
une heure. Cela nous donnait la possibilité d'aller ensemble à la messe de 8
h. Malgré tous les inconvénients, nous aimions bien ce travail. Nous avions
un contact quotidien avec tous les gens de la paroisse et également avec
plusieurs personnes de l'extérieur. Physiquement, le travail devenait vite accablant car nous étions toujours assis sans être adossés
et travaillions les bras élevés pour placer et déplacer les fils sur le
tableau de contrôle. Mentalement, on devenait stressé parce qu'on avait
toujours le désir d'établir la communication dans les plus brefs délais. Les
heures de pointe représentaient un cauchemar, car tout le monde voulait
obtenir la communication en même temps. HELLOOOO! En principe, une personne ne
devait pas occuper ce travail durant plus de trois heures d'affilée. Après
trois heures de travail, elle devait se reposer au moins un quart d'heure
avant de reprendre son poste. Au début de la journée, fraîche et dispose,
chacune répondait aux abonnés avec une belle voix, comme un "hello"
un peu mielleux. Après une heure de service, la tonalité haussait de quelques
degrés. Ce changement de ton indiquait que ce n'était pas le temps de se
faire piler sur les pieds. La dernière syllabe du "hello" devenait
arrondie. Après deux heures de service, une tonalité |
P.272 et 273 intermédiaire prenait le pas: La
première syllabe des "hello" devenait plus aspirée et plus aiguë,
le "Hel" fort et le "lo" tombant. Cela marquait un début
d'irritation. Après la troisième heure de service, la tonalité avait encore
grimpé. La première syllabe "Hel" s'allongeait. On mettait le temps
fort sur les deux "1" étirés. Graduellement, on devenait hargneux,
intolérant et exaspéré. Pire, on commençait à dire des bêtises aux abonnés.
C'était le temps de céder sa place à une autre personne plus reposée... Durant la journée, Georgette
et moi agissions comme opérateur et opératrice en chef, c'est-à-dire voir à
ce qu'il y ait toujours une opératrice en devoir. Si pour une raison ou pour
une autre, une opératrice devait s'absenter, nous prenions sa place. Nous la
remplacions aussi durant son quart d'heure de repos. S'il survenait quelque
chose d'inattendu sur les lignes, bris, retard ou plainte des abonnés, nous
devions être là pour régler les problèmes. Nous surveillions le travail des
opératrices, tout en nous tenant prêts à les dépanner, en cas de besoin. La dernière opératrice
quittait les lieux à 8 h le soir. Georgette ou moi prenions la relève pour la
nuit. En principe, nous faisions chacun notre nuit. Il arrivait qu'on échangeait une nuit ou parfois juste une soirée, selon les
circonstances. Par exemple, si j'avais une réunion du bureau de direction un
soir et que cette réunion coïncidait avec mon soir de garde, Georgette me
remplaçait pour la soirée. Si à son tour, elle devait faire autre chose un
soir de garde, je prenais sa place pour la soirée. Il ne fallait pas oublier
d'actionner la sirène du couvre-feu à 9 h chaque soir pour vérifier son bon
fonctionnement et, en même temps, pour avertir les enfants de rentrer à la
maison. Si un incendie se déclarait dans la paroisse, nous devions donner
l'alerte en actionnant cette sirène. De plus,
avec la fonction de secrétaire-trésorier, le travail ne manquait pas. Il y
avait d'abord tous les rapports mensuels à envoyer au gouvernement, la remise
des taxes, le . comité paritaire des
employés, l'assurance-chômage, les accidents du travail, les statistiques,
etc. Il y avait également toute la correspondance avec les autres compagnies
de téléphone, les commandes de matériaux à faire aux fournisseurs, la
réception et la vérification de la marchandise ainsi que les entrées aux
livres. Nous avions à faire la paie
des employés de la compagnie et de mes opératrices: le calcul des heures,
les déductions à la source, etc. À chaque mois, nous démêlions les billets
pour les appels interurbains faits par les abonnés durant le mois. Nous
préparions les comptes pour ces billets et nous devions aller les percevoir à domicile. Chaque année, nous
réajustions les tarifs de base après avoir obtenu l'autorisation de la Régie
des Transports. Nous préparions et envoyions un compte à chacun des abonnés
pour le service de base en conservant une copie au bureau pour la perception. Nous préparions aussi les
assemblées mensuelles du bureau de direction. Nous nous occupions des
convocations pour les séances extraordinaires. Parmi nos obligations, il y
avait aussi le prélèvement de l'argent des boîtes téléphoniques payantes, les
dépôts et emprunts à la banque, le paiement des comptes, la vérification des livres, la
préparation du bilan et de l'assemblée annuelle, l'élection du président tous
les deux ans et de trois directeurs chaque année ainsi que l'établissement du
nouveau budget. Pris dans cet engrenage, il faut bien le dire,
j'appris bien des choses en travaillant. Souvent, je devais rencontrer des
employés de Bell Canada, des agents de relations interrégionales, des
"gentlemen" de langue anglaise, des pièces d'homme mesurant sept
pieds (2,1 m) qui me saluaient bien |
P.274 et 275 amicalement en m'écrasant la main et diplomatiquement,
m'annonçaient que tout simplement, ils me faisaient une visite de courtoisie
entre voisins. Ils ne manquaient pas de s'informer si notre affaire allait
bien, si on était satisfait de leurs services. Souvent, ils nous arrivaient
avec de nouvelles propositions de services, nous obligeant toujours à des
frais assez élevés pour des bénéfices plutôt maigres. On me demandait si
notre compagnie songeait à vendre. Il fallut que je me démêle avec la Régie des
Transports et en apprendre les rouages. Comme vous pouvez le constater, nous travaillions
beaucoup mais nous étions jeunes, pleins de courage et nous nous donnions
complètement à notre tâche. MESSAGES
PUBLICS Nous devions également faire
des appels généraux à l'occasion, c'est-à-dire que l'on appelait simultanément tous les abonnés d'une même
ligne pour leur donner un message en sonnant quatre grands coups. Au
début, on utilisait ce moyen pour annoncer
un incendie; mais par la suite, le service devint généralisé. Par
exemple, on l'utilisait pour annoncer une soirée quelconque, pour les
assemblées annuelles des différentes associations, pour annoncer la venue à
l'Hôtel Manoir, d'un dentiste qui viendrait arracher les dents durant toute
la journée, à telle date, pour annoncer des séances de vues animées de
l'Office national du film, pour l'ouverture d'un nouveau commerce à
Princeville, pour une vente à rabais, pour annoncer le chargement du sucre et
du sirop d'érable sur le train, pour annoncer l'arrivée de l'engrais chimique
à la gare, etc. Faire ces appels généraux sur chacune des lignes,
c'est-à-dire 26 lignes, perturbait notre travail régulier. Cela nous prenait
environ une heure. Savez-vous combien ça rapportait à la compagnie de
téléphone? 1 $. Une somme absolument ridicule! N'importe qui pouvait faire
transmettre son message à toute la paroisse, sans exception. Heureusement,
cette mode finit par passer. Un système de
haut-parleur, un peu plus dispendieux, le remplaça. Il coûtait 5 $
mais devant cette nouveauté, les gens délaissèrent graduellement l'appel
général pour se tourner vers le système de
haut-parleur de M. Jacques Pellerin. Au volant de sa voiture surmontée
d'un haut-parleur, M. Pellerin faisait le tour des rues du village et
communiquait à la population divers messages
d'intérêt public. LE TÉLÉPHONE UNE INVENTION MYSTÉRIEUSE Même si la tâche s'avérait
parfois lourde, il y avait aussi de l'agrément à "opérer le
central", comme on disait. Je ne pourrai pas tout vous raconter, mais je
vais vous donner une petite idée de ce qui pouvait arriver. D'abord, le téléphone représentait
une invention magique et mystérieuse. Plusieurs personnes se servaient de
leur appareil sans en connaître vraiment le fonctionnement. Il arrivait assez
souvent que deux personnes voulant s'appeler, se retrouvent toutes les deux
sur la ligne, sans même l'avoir demandé à l'opératrice. Devant ce phénomène
inexplicable, les deux personnes en cause restaient perplexes. Il arrivait quelquefois, par
mégarde de l'opératrice, que deux personnes parlant paisiblement sur la même
ligne, se retrouvent sans s'en rendre trop compte à parler à une troisième
personne. Quel curieux mystère que cette troisième voix venue de nulle part!
Il arrivait également que quatre personnes parlent en même temps sur la même
ligne. Une troisième voix, passe encore! Mais une quatrième? L'engueulade
prenait à tout coup. Ceux qui avaient initialement obtenu la ligne criaient
aux deux autres de déguerpir, alors que les deux |
P.276 et 277 derniers disaient aux deux premiers
de cesser de les déranger. C'était à qui céderait le dernier... Après s'être
engueulés cinq minutes, les plus tenaces gagnaient tandis que les moins
belligérants décidaient de céder leur place. Par ailleurs, certaines
personnes passaient toute leur journée au téléphone. Elles appelaient tous et
chacun et leurs conversations s'éternisaient. Évidemment, on ne devait pas
les laisser continuer leur petit manège pour ne pas priver les autres abonnés
du service. Alors, après un certain temps, on leur demandait poliment de
quitter la ligne au bénéfice des autres. Cependant, les pies montraient de la
ténacité et continuaient de parler, malgré les avertissements. On revenait à
la charge mais c'était comme si nous parlions aux murs. En désespoir de
cause, il ne restait plus qu'à couper la communication. Il y avait bien un
autre moyen de les décourager, mais je ne le mentionnerai pas, parce que très
désagréable et encore plus choquant. D'autres gens se servaient
du central comme d'un bureau d'information. On nous appelait pour obtenir
toutes sortes de nouvelles et d'informations. Souvent, certaines personnes
écoutaient d'autres conversations sur les lignes et obtenaient, de cette
façon, diverses informations ou nouvelles. Comme parfois, elles n'avaient
pas tout compris, elles appelaient au central pour en savoir un peu plus long
ou pour s'assurer de la véracité de la nouvelle. On faisait un pieux mensonge
en leur disant toujours que nous n'étions pas au courant. Enfin, d'autres se
servaient du central comme bureau nécrologique: qui est décédé, à quelle
heure l'enterrement, etc. Nous devenions tellement
habitués aux variations de tonalité que nous reconnaissions immédiatement la
voix de chaque abonné. Cependant, un soir, vers
10h, une personne appela le central sans que je puisse reconnaître sa voix,
même si je savais de quel coin de la paroisse provenait l'appel, à cause de
légers bruits sur la ligne. Elle me demanda si je savais où avait lieu
l'incendie? Je lui répondis que je ne le savais pas, que je n'avais pas eu
connaissance qu'il y avait un incendie à Princeville. Après un certain temps, elle
rappela de nouveau et me posa encore la même question et moi, je lui fis
encore la même réponse. Elle me dit: « C'est curieux. Il me semble qu'il y a
du feu quelque part. » Alors, je lui répondis un peu plus sèchement: « C'est
pas ici. O. K.? » Après quelques minutes, elle me rappela de nouveau,
toujours avec la même question. Je haussai un peu le ton et je lui répétai: «
Vous venez juste d'appeler et ça fait deux fois que je vous dis qu'il n'y a
pas de feu à Princeville. » Elle me répondit: « Ah! c'est bien. » Quelques minutes s'écoulèrent et elle revint à la
charge pour la quatrième fois. Exaspéré, je rétorquai en disant qu'il n'y
avait pas de feu à Princeville, qu'il était plutôt dans le fond de ses
culottes! J'ai finalement eu la paix... Je n'ai jamais pu savoir à qui
j'avais eu affaire. DEUX CAUCHEMARS Durant nos quatres années de gérance du central
téléphonique, deux périodes d'environ six mois chacune furent marquées d'un
énorme surplus de travail dont les répercussions se firent longtemps sentir
sur notre système nerveux. Ce fut d'abord la
grève de l'abattoir à la fin de 1947. II faut dire que l'abattoir
régional de Princeville est l'un des principaux employeurs du village et que
les fermiers de toute la région viennent y faire abattre leurs bêtes.
Princeville vit au rythme de son abattoir; tout ce qui s'y passe a un effet
direct sur l'ensemble de la population. |
P.278 et 279 Au central, le surcroît de
travail avait débuté avant même l'éclatement de la grève. Dès le début, la
négociation du contrat de travail s'annonça dure et les personnes concernées
commencèrent à s'appeler au téléphone. D'abord, les employés entre eux pour
se consulter. Ensuite, les chefs syndicaux de Princeville qui appelaient les
grands chefs de Montréal pour prendre des directives; puis, ces mêmes grands
chefs qui appelaient à leur tour pour se tenir au courant des derniers
développements. Les employés utilisaient le
téléphone pour informer leur parenté de l'extérieur qu'une menace de grève
planait dans l'air. Le personnel cadre de la compagnie se tenait en constante
communication avec le personnel du bureau chef à Montréal. Quand les
négociations échouèrent, un déluge d'appels fut placé pour organiser le
transport de la viande à l'extérieur de l'abattoir, pour obtenir le secours
de la police provinciale et pour aiguiller l'abattage des animaux vers
d'autres compagnies. De leur côté, les cultivateurs multipliaient les appels
pour vendre leurs animaux à l'abattoir, avant que la grève n'éclate. Comme la situation
s'envenimait de plus en plus, une armée de policiers arriva sur les lieux et
élut temporairement domicile à l'Hôtel des Érables, non loin de l'église. Ces
policiers appelaient eux aussi leurs chefs à Montréal et Québec, puis leur
femme le soir ou, pour certains, leur nouvelle blonde de Princeville. Si je me souviens bien, l'arrêt de travail dura
sept semaines au cours desquelles la compagnie eut recours à des scabs'. Les
premières semaines furent difficiles à traverser mais finalement, les
grévistes cédèrent et graduellement, tout rentra dans l'ordre. Les appels téléphoniques ne
diminuèrent pas pour autant jusqu'à la fin de décembre. Assignations à la
Cour d'Arthabaska, petit village chef-lieu judiciaire de la région,
comparutions et condamnations généraient encore une foule d'appels. Certains
employés, dont le nom apparaissait sur une liste noire, furent obligés de
déménager, ce qui provoqua d'autres appels. La plupart de ces appels
téléphoniques se faisaient le soir et durant la nuit. Quand le calme revint,
nous étions rendus à bout de nerfs. Il était temps que ça cesse, sinon nous
nous serions retrouvés à l'asile... BOURRASQUE, AU
CENTENAIRE Après quelques mois de
stabilité dans les communications téléphoniques, une autre bourrasque
semblable survint en 1948, l'année du Centenaire de Princeville. Dès le début de l'année, les
pourparlers débutèrent pour l'organisation des fêtes qui eurent lieu au cours
de l'été. Un comité organisateur fut formé et se mit immédiatement à
l'oeuvre. Ce comité comptait de nombreuses subdivisions formées de bénévoles
travaillant à l'élaboration du programme et à la bonne marche du déroulement
de la fête. Tout ce branle-bas
nécessitait beaucoup d'appels locaux et régionaux, mais aussi plusieurs
appels interurbains à Québec, Montréal, Toronto. Pré-invitations des personnalités
gouvernementales, politiques et ecclésiastiques. Engagement d'une troupe
folklorique devant exécuter un "pageant"' historique. Organisation
du feu d'artifice, de la parade des corps municipaux, du banquet, de la
police, des officiers et des officiels, de l'impression du programme-souvenir
et de la rédaction d'un livre sur l'histoire de Princeville. |
P.280 et 281 Presque chaque citoyen ou
citoyenne avait logé plusieurs appels au cours de ces longs mois de préparatifs.
D'abord pour annoncer à la parenté de l'extérieur que des fêtes grandioses
auraient lieu cette année, à l'occasion du Centenaire. Les invitations
suivirent. Sur le coup, l'invité ne pouvait répondre affirmativement. Il
devait y avoir consultation sur le temps des vacances du mari ou de l'épouse;
mais, inévitablement, les appels se terminaient ainsi: « On se rappellera! »
Comme les érables au printemps, chaque appel devenait une goutte d'eau qui
tombait au fond de la chaudière. Et le fond de la chaudière, c'était nos
pauvres oreilles... Pendant les trois jours que
dura la fête, les appels furent frénétiques! Une foule innombrable de
personnes avait envahi le village. Le trafic fut complètement paralysé durant
ces trois jours. Quand on fête à Princeville,
on fête bien! Et chacun à sa manière. Certains en s'impliquant dans
l'organisation des festivités, d'autres comme spectateurs attentifs.
Plusieurs levèrent le coude plus haut que d'habitude... Des expatriés de Princeville
profitèrent de l'occasion pour faire un retour aux sources. Ces retrouvailles
occupaient les lignes téléphoniques comme jamais. Les fêtes touchaient
presque tout le monde. Les épiciers, les restaurateurs, les hôteliers, ceux
qui faisaient des faiblesses', les gars ivres, ceux qui avaient oublié de
retourner chez eux durant la nuit, les taxis, les gens de l'extérieur qui
n'avaient pu se rendre, bref, tous appelaient pour se tenir au fait du
déroulement de la fête. La dernière journée des
festivités prit fin à 5h30 le matin. Les rues et parterres ressemblaient
beaucoup à ceux de Saint-Tite-de-Champlain lors du festival western annuel. À 5h 30, quand je voulus
ouvrir la porte pour respirer un peu d'air frais, je me suis heurté à trois
personnes qui dormaient sur le perron. Au cours des jours suivants,
l'usage du téléphone diminua mais le règlement final de la fête ne faisait
que commencer. Plusieurs convocations d'assemblées eurent lieu par les
comités organisateurs, pour rendre compte de leurs activités. La recherche de
tous les objets perdus, les plaintes de certains citoyens à la ville et les
réclamations pour les dégâts occupèrent les lignes du matin au soir. De leur
côté, les dames de Princeville téléphonaient de nouveau à leur parenté de
l'extérieur pour leur dire comment la fête avait été réussie et leur
reprocher de ne pas avoir été présents. La petite phrase « Tu aurais bien dû
venir », terminait tous les appels, comme un refrain. Durant la fête, Georgette et
moi n'avions pu prendre part à aucun déploiement. À la sauvette, chacun notre
tour, nous allions passer cinq
minutes sur la rue Gagnon, en arrière du collège, où on présentait le pageant
folklorique. Il fallait remplacer à tour de rôle chacune des opératrices afin
qu'elles puissent, elles aussi, prendre part à la fête. À la fin, nous étions
encore une fois complètement vidés. Les oreilles nous bourdonnaient
constamment. Le Centenaire de Princeville faillit avoir notre peau! NOS OPÉRATRICES Durant nos quatre ans et
demi de service à la compagnie de téléphone, nous avons eu à initier,
entraîner et former une vingtaine d'opératrices. En premier, il fallait leur
apprendre les rudiments du métier: les fonctions du tableau de contrôle, la
manière de l'opérer, l'équipement, les pannes de courant, l'effet des éclairs
durant les orages et tous les trucs pour se sortir des impasses. Nous devions
leur enseigner la ponctualité, la bonne humeur, la politesse, la manière
élégante de répondre, la discrétion et l'obligation stricte de ne jamais
dévoiler le |
P.282 et 283 contenu des appels. Nous
leur avons enseigné un certain nombre de règles de travail et de langage à
employer afin de donner un excellent service, avec le plus d'aisance
possible. De plus, elles devaient savoir comment rédiger les billets,
entretenir de bonnes relations de travail entre elles et avec les autres
opératrices des compagnies avoisinantes avec lesquelles elles devaient
travailler et coopérer quotidiennement. Cela faisait beaucoup de
choses à apprendre rapidement. Pour elles, cela représentait un retour ardu
et astreignant à l'école, constamment perturbées par les appels locaux et
régionaux, sans parler des appels interurbains. À cela s'ajoutait le
va-et-vient du patrouilleur de lignes en dérangement, la mauvaise humeur de
certains abonnés et parfois les perturbations des orages électriques. Toutes aussi gentilles les unes que les autres,
certaines durent abandonner leur emploi après seulement quelques jours ou
quelques semaines de travail. Le stress, l'énervement et le découragement
leur créaient une pression insoutenable. Par contre, plusieurs réussirent
l'épreuve initiale et exercèrent leur métier pendant longtemps. Je ne
voudrais pas passer sous silence l'excellent travail qu'elles accomplirent.
Voici leurs noms: mesdemoiselles Georgette
Bernier, Cécile Allard, Noëlla Trépanier, Gervaise Rochette, Claire Lachance,
Florence Houle, Jeanne d'Arc Nadeau, Thérèse Pépin, Colette Poisson, Alice
Coulombe, Rose Daigle, Yvonne Lenneville, Lilianne Girouard, Denise Girouard
et Monique Girouard. Toutes sans exception rendirent d'immenses
services à la communauté de Princeville. En plus de leur travail régulier,
elles ne manquaient pas une occasion de nous être utiles. Tout au long de ces années,
j'eus à élaborer les politiques de la compagnie, à prendre les mesures
nécessaires pour les mettre en application, voir à l'exécution des travaux et
assurer la bonne marche des affaires courantes avec le bureau de direction et
les employés de la compagnie. J'ai beaucoup aimé travailler avec tous ces
braves gens de la direction qui remplissaient bénévolement leurs fonctions.
Je veux mentionner les noms de M. Maurice
Talbot, président et M. Arsène Sylvain, vice-président ainsi que messieurs
les directeurs: Napoléon Baril, Ludger Lambert, Henri Croteau, Alfred Hémond,
Adrien Héon, Antonio Trottier. Je me suis toujours très
bien entendu avec ces gens jusqu'au moment où je leur ai demandé une
augmentation de salaire... Ce fut le commencement de la fin! On refusa ma
demande. Dans les circonstances, je leur répondis de me remplacer le plus tôt
possible. Il leur fallut six mois pour me trouver un remplaçant. Comme le
téléphone est un service public, je ne pouvais quitter les lieux sans avoir
de remplaçant. Si bien que j'ai continué à travailler au central pendant
toute cette période. Finalement, je fus remplacé par M. Henri Girouard dont deux de ses
filles agissaient déjà comme opératrices. J'avais également de très
bonnes relations avec les employés de la compagnie qui travaillaient à la
patrouille, à la maintenance et à la construction des lignes, tels messieurs Armand Girouard et son frère,
Georges Girouard, employés permanents, ainsi que messieurs Roger Perreault,
Arthur Lacasse, Louis Doré, Léo Leblanc, Jean-Marie Doyle, employés
temporaires auxquels je donnais un coup de main occasionnel, d'une journée
ou deux. J'ai toujours conservé de bons souvenirs de tous ces gens. NOS VOISINS Une fois rendus dans le
logement de la compagnie de téléphone, nous avons rapidement constaté que
nous étions entourés de bons voisins qui venaient nous rendre de petites |
P.284 et 285 visites. Ils étaient toujours prêts
à nous accomoder et à nous rendre service. Souvent dans la journée, Georgette
pouvait s'échapper de la maison pour quelques minutes et leur rendre visite à
son tour. Nous avions d'un côté, M. Almanzor
Pelletier et son épouse Rita, tous deux de notre âge. Rita était la première
personne que Georgette avait connue lors de sa première visite à Princeville. Elles s'entendaient
très bien toutes les deux et moi, je connaissais Almanzor de longue date. En
somme, un charmant voisin toujours rempli de bons trucs pour se tirer
d'affaire. Au printemps 1948, alors que nous habitions depuis
un an la maison de la compagnie, nous étions témoins des allées et venues
d'un autre jeune couple qui habitait la maison voisine. Cette femme ne
m'était pas totalement inconnue mais je cherchais vainement à l'identifier
correctement. Une belle journée, alors que
je travaillais dans la cour, elle sortit sur la galerie; je profitai alors de
l'occasion pour lui adresser la parole, question de vérifier mon intuition.
Nous avons pu établir qu'effectivement, nous nous étions déjà rencontrés vers
l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, un soir, à l'Exposition agricole de
Victoriaville. Nous avions maintenant 25 ans. Elle s'était mariée à M.
Jean-Guy Lapointe, un citoyen de Ham-Nord, petite
localité située dans les montagnes au sud de Victoriaville. Avec leur
arrivée, s'agrandissait notre cercle d'amis. Du côté sud de notre
logement, d'autres charmants voisins habitaient une petite maison. Il
s'agissait de M. et Mme Paul-Émile Moreau, un couple un peu plus âgé que
nous, avec quatre petits garçons. M. Moreau était contremaître à l'atelier de
peinture de la compagnie de meubles Princeville Furniture Co. Nous avons
beaucoup apprécié ces voisins. Nous nous sommes ennuyés d'eux lorsque M.
Moreau, pour des raisons de santé, dut quitter son emploi et s'établir sur
une ferme dans la localité de Saint-Rosaire, dans le but de refaire sa santé. Il y avait également du côté
sud, mais de l'autre côté de la voie ferrée, la famille Coulombe, un couple
d'un certain âge, à la veille de la retraite. M. Coulombe était contremaître de section pour la
maintenance de la voie ferrée du Canadian
National Railways. Son épouse, brave mère de quatorze enfants,
donnait des conseils à Georgette qui était jeune maman. La rencontre de tous ces voisins était la seule
vie sociale que nous pouvions nous permettre. Nous n'avions pas d'automobile.
Tandis que les gens passaient les fins de semaine à se rendre visite et à
s'amuser, nous étions plus occupés que jamais à acheminer leurs appels jour
et nuit. NAISSANCE DE NORMAND LASSONDE Au cours de notre première
année de service, en même temps que la grève de l'abattoir, survint un autre
événement très important, l'arrivée de notre deuxième enfant. Le 23 novembre
1947, Normand fit son apparition sur terre. Un beau gros garçon qui se
présenta par le siège. Pas facile pour la mère! Les contractions durèrent
toute la nuit et ce n'est qu'à 7 h le matin que la délivrance se produisit,
après le travail ardu de Georgette et du Dr St-Hilaire, qui l'assistait. Heureusement par la suite,
tout alla bien. Bébé Normand faisait de bonnes nuits tandis qu'au central,
nous dirigions le trafic d'appels. Mais attention, le matin quand il
s'éveillait, il fallait se tenir prêts parce qu'il
avait faim et ne supportait pas d'attendre. Il était robuste; nous n'avions
pas peur de lui faire mal en le déplaçant. Nous l'aimions bien mais comme Monique
avait grandi, l'espace disponible dans la maison com- |
P.286 et 287 mençait à rétrécir. L'arrivée d'un
deuxième enfant donna plus de travail à Georgette, mais nous étions heureux
de voir pointer notre famille. Tant qu'il fut bébé, Monique s'amusait bien
avec lui; mais quand il apprit à marcher, il lui faisait la vie dure parce
qu'il avait le bras raide et ne s'en laissait pas imposer. À l'extérieur, j'avais dû
ériger une clôture afin de garder les enfants dans la cour. Mais dès le
lendemain, j'ai retrouvé Normand en dehors de la clôture; il s'était creusé
un trou dans la terre pour se glisser en-dessous de la clôture. Ce fut un
avertissement qu'il faudrait dorénavant avoir l'oeil ouvert durant les jeunes
années de notre repousse'. Malgré toutes nos
occupations, nous avions réussi à faire un grand ménage. Nous avions nettoyé
et lavé partout de haut en bas; le logement reluisait de propreté. Georgette
obtint, par l'entremise de je ne sais qui, une recette pour fabriquer de la
cire à plancher. Les religieuses employaient cette recette pour les planchers
des couvents qui reluisaient conune des miroirs. Georgette et moi avions
décidé d'essayer cette recette qui consistait à mélanger de la paraphine
bouillie dans de la gazoline. « Beau petit jeu dangereux! », me direz-vous.
Mais comme la recette avait fait ses preuves... Je chauffai donc mon poêle
de cuisine au bois et dans un grand récipient, je déposai les ingrédients,
attentif à ce qui allait se produire. Tout se déroula bien pendant
un bon bout de temps; mais à un moment donné, les vapeurs de gaz montant
au-dessus du poêle provoquèrent un genre d'explosion qui mit le feu dans le
contenant. Le feu montait jusqu'au plafond! Que faire? La maison allait brûler si je ne faisais
rien. De quelle manière éteindre le feu? Je savais que l'eau et la paraphine
ne faisaient pas bon ménage. Je décidai alors de prendre le contenant par
les poignées avec des mitaines et de le sortir à l'extérieur dans la cour. Il fallait faire vite! Et
surtout faire bien attention pour ne pas en répandre une goutte sur moi,
parce que je serais devenu une torche vivante. Le récipient pesait lourd au
bout de mes bras, mais j'ai tout de même réussi ce tour de force de sortir
cette dangereuse boule de feu qu'on étouffa finalement avec des tapis de
cuisine. L'excitation du moment fit place à la consternation
quand on rentra dans la maison. La fumée noire collait aux murs, aux plafonds
et s'était faufilée jusqu'à l'intérieur des tiroirs. Il fallut recommencer
notre grand ménage. Quelle leçon! Fini la cire à plancher! NOUVEAU TRAVAIL J'ai toujours aimé mener plus d'une entreprise à
la fois. Je ne dis pas que c'est bien; mais moi, je n'ai jamais été capable
de résoudre ce dilemme. Une fois bien rodé dans un travail, il me fallait
mettre le nez dans autre chose. Trait de caractère dont, je crois, a hérité
mon fils Normand. C'est ainsi que durant ces
quatre ans et demi à l'emploi de la compagnie de téléphone, en plus de mon
travail régulier, j'ai oeuvré à la construction et l'entretien des lignes de
téléphone. J'ai également travaillé comme aide sur les camions, pour la compagnie Carignan
Transport, juste assez longtemps pour me rendre compte que je n'aimais
pas cela. « Je ne gagnerai pas ma vie sur les camions! », m'étais-je dit. Nous avions beaucoup travaillé,
Georgette et moi; nous étions bien résolus à ne plus recommencer pour un
aussi maigre salaire. |
(P.288) J'avais l'intention de travailler à mon
compte. Plusieurs idées germèrent dans ma tête. Après réflexion, certaines
d'entre elles furent éliminées. Avant que mon contrat ne se
termine avec la compagnie de téléphone, j'avais commencé à toucher aux
domaines de l'imprimerie et du nettoyage à sec. Je m'étais acheté des
équipements de nettoyage et de pressage et une automobile pour ramasser le
linge et faire la livraison. J'opérais ce commerce moi-même, avec l'aide d'un
employé. En même temps, je m'occupais de l'imprimerie. Inutile de dire que je
travaillais jour et nuit! J'avais quatre jobs à la fois: secrétaire-trésorier de la
compagnie de téléphone de Stanfold, opérateur en chef des tableaux de
contrôle, en service vingt-quatre heures par jour, nettoyeur-presseur et
enfin, imprimeur. Évidemment, il fallait que
je sois super organisé pour venir à bout de toutes
ces tâches. Voici de quelle manière le tout pouvait fonctionner. Pendant que Georgette et les
opératrices s'occupaient du central téléphonique, je ramassais le linge le
lundi matin. J'arrêtais à toutes les maisons du village affichant une carte
de nettoyage à la fenêtre. Je terminais généralement vers midi. Dans
l'après-midi, je faisais les rangs de la campagne tandis que mon employé
faisait le "spotage", c'est-à-dire tourner les poches à l'envers,
les brosser et faire partir les taches, s'il y en avait. Quand je revenais au
village, je chargeais tout ce linge dans ma voiture et j'allais le porter à
Victoriaville chez le nettoyeur, Armand Bouchard, pour le faire laver au gaz,
rincer et sécher. En arrivant à l'atelier de
pressage à Princeville, je rappelais les femmes qui avaient mis leur carte à
la fenêtre mais qui étaient encore couchées, lors de mon passage le matin.
Les "calls1" faits, je fermais l'atelier et retournais
au
1 Call: appel téléphonique. central téléphonique où je faisais toutes mes entrées
aux livres de la compagnie. Je balançais ma caisse, expédiais la correspondance
et plaçais les commandes de matériel, s'il y en avait. À 8 h le soir, je
prenais le tableau de contrôle en main. Plus tard, Georgette me remplaçait;
je veillais un peu avec elle avant d'aller, assez tôt, au lit. Le mardi matin, je
retournais à Victoriaville chercher le linge nettoyé le lundi, en laissant
celui que j'avais ramassé à la suite des calls. Tout le linge du lundi devait
être pressé et livré le plus tôt possible. Mon employé donnait une bonne
bourrée d'une heure environ et je le remplaçais pour l'heure suivante. On
s'échangeait le temps du pressage parce qu'il s'agissait d'un travail
fatiguant qui devait être effectué rapidement, dans une chaleur torride. Pendant que l'un pressait, l'autre
facturait les tissus prêts à livrer, en les classant par ordre de rues pour
la livraison. Il recevait au comptoir d'autres morceaux de linge à nettoyer,
chauffait la bouilloire, faisait les entrées dans les livres et ainsi de
suite. Le soir après le souper, Georgette allait à l'atelier et faisait
toutes les réparations comme poser un bouton, recoudre les doublures autour
des manches, presser et étirer les robes pour leur redonner la mesure
originale. À travers cela, je prenais
des contrats d'imprimerie que j'exécutais moi-même à temps perdu ou que je
faisais réaliser par d'autres imprimeurs de Victoriaville, lors de mes livraisons de linge à nettoyer. Il
fallait également facturer ces travaux d'impression et bien souvent les
livrer le mercredi. Je livrais le mercredi le linge ramassé le lundi, le
jeudi celui ramassé le mardi, le vendredi celui ramassé le mercredi. Au bout
de six mois de ce va-et-vient infernal, Georgette et moi étions complètement
épuisés. Puis un beau matin, alors que l'atelier était rempli à craquer de
linge, un monsieur se présenta et me demanda si mon commerce était à vendre.
J'ai |
(p.290) répondu
« oui » sans hésitation. Le marché fut conclu devant le notaire la même
journée. Ouf! Vers la fin du contrat avec
la compagnie de téléphone, j'hésitais entre trois métiers différents. Il faut
dire que dans ce temps-là, on pouvait exercer n'importe quel métier, sans
carte officielle de compétence. Seul comptait le savoir-faire pratique.
J'avais songé à opérer une épicerie, mais il y en avait déjà plusieurs à
Princeville. De plus, le système de paiement comptant n'était pas encore à la
mode. « Si je dois faire crédit aux gens, il sera difficile de rentrer dans
mon argent. La nourriture consommée, il ne me restera plus qu'une garantie
morale. Je te paie si je peux ou si je veux, dira le client », réfléchissais-je. Du côté du nettoyage du linge, j'aimais bien ce
genre de travail; mais le commerce aurait nécessité de nouveaux
investissements, en plus de ce que j'avais déjà investi. Je prévoyais une
longue période de temps avant de rendre les opérations profitables. Le domaine de l'imprimerie m'attirait davantage,
bien que le métier d'imprimeur m'apparaissait comme
particulièrement exigeant. Lancer une imprimerie requérait peu
d'investissement. Je croyais pouvoir monter l'affaire assez rapidement. Encore là, j'hésitais...
parce qu'au même moment, quelqu'un me fit miroiter la rentabilité d'une
entreprise de café. Il s'agissait d'importer du café en grains, de le moudre
au moulin et d'approvisionner les hôpitaux, les communautés religieuses, les
hôtels et restaurants. J'aurais également pignon sur rue à Princeville pour
servir les gens qui viendraient faire la pause-café chez-nous. Mais ce projet
fut également abandonné. JE
SERAI IMPRIMEUR Finalement, un beau jour, j'ai fait le grand saut: «
C'est décidé, je pars une imprimerie pour de bon! » J'étais persuadé que tout irait rondement; d'abord
parce qu'il n'y avait pas d'imprimerie à Princeville et aussi parce que
j'étais au courant qu'il y avait beaucoup de demandes pour ce genre de
service. Bref, du jour au lendemain, je me suis improvisé imprimeur. Au cours de la dernière
année où je fus à l'emploi de la compagnie de téléphone, je m'étais acheté
une petite presse à imprimer manuelle, d'une surface de 9 po x 13 po (16 cm x
23 cm). Je m'étais également acheté cinq fontes de caractères d'imprimerie de
même style mais de grosseurs différentes, soit du 10, 14, 18, 24, 36 points
(la grosseur des points correspondant à la grosseur des lettres de métal),
un peu d'encre et quelques outils de base pour la typographie. Arsenal très
rudimentaire qui me permit de faire mes premières armes dans ce métier que
je ne connaissais pas du tout. En effet, je n'étais jamais entré dans une
imprimerie auparavant. J'avais vu un petit atelier d'imprimerie pour la
première fois, lorsque j'étais allé acheter ma presse chez un curé
d'Asbestos, municipalité de la région de l'Estrie. J'avais été frappé par
l'amoncellement de matériel en place et je n'avais pas trop compris de quelle
manière devait s'agencer tout ce matériel pour produire des feuilles
imprimées. Mon premier client ou
cliente, devrais-je dire, fut Mme Émile Trépanier, mère de Joseph, Gérard et André Trépanier.
Elle tenait un magasin
de coupons sur la rue Saint-Charles et elle avait entendu dire que je
pouvais faire de l'impression. Alors, elle se présenta chez moi avec un texte
de promotion pour la vente de ses coupons. Un premier contrat pour imprimer
300 circulaires. Très bon résultat... mais que de peine |
(p.292) pour y
arriver! L'utilisation de l'encre me causa un paquet de problèmes. Je ne
connaissais pas ça, évidemment. Ce n'est pas surprenant
quand on sait qu'il faut trois ans d'apprentissage à l'école des Arts
graphiques de Montréal avant de devenir typographe ou pressier, selon
l'option choisie. C'était en 1950. J'étais père de deux enfants et je n'avais
pas d'argent. Inutile dans les circonstances de penser retourner à l'école
pour apprendre mon métier. Je n'avais d'autre choix que d'apprendre en
travaillant selon le vieil adage "C'est en forgeant qu'on devient forgeron". De plus, nous étions au
début du développement industriel à Princeville; j'avais la crainte qu'un
autre imprimeur ne vienne s'installer avant moi. Je devais donc agir
rapidement. Je fus libéré du central de
téléphone au mois de septembre 1950 et fin décembre, j'ouvrais les portes de
mon imprimerie. Le local était grand comme un mouchoir de poche, avec une
seule porte. Tous devaient passer par là: le patron, les clients, les
voyageurs de commerce (représentants), les livreurs de papier, etc. Quand deux
clients se présentaient en même temps, l'un d'eux devait attendre à
l'extérieur. Ce n'était pas idéal. Mais
en affaires, mieux vaut débuter modestement et rester debout que de partir en
grand et craquer par la suite. Comble d'ironie, après avoir
passé quatre ans et demi à la compagnie de téléphone, je me retrouvais sans
téléphone car j'étais installé dans un vieux hangar situé sur le site de l'actuelle salle de
quilles, en face de l'église. Très peu de personnes savaient que
j'établissais une imprimerie à Princeville, sauf les voisins. (p.293) J'ai donc installé un panneau publicitaire
près de la rue. Quelques curieux s'allongèrent le cou pour venir voir ce que
je faisais dans ce trou. Certains croyaient que j'allais imprimer un journal. Ma première préoccupation fut de procéder à
l'installation de la machinerie et de l'équipement puis, pour le chauffage,
de monter une cheminée en blocs de béton et d'installer, debout, une
fournaise à charbon, vu l'exiguité des lieux. PREMIER CLIENT IMPORTANT Je m'installais doucement
quand tout à coup arriva mon premier client d'importance, M. Georges Béchard, qui
travaillait au bureau de la compagnie Duval et Raymond, située à
proximité. I1 m'apportait pour 12 000 $ de travail, une somme importante à
l'époque. Il s'agissait d'imprimer des entêtes de lettres, des enveloppes,
des factures, des catalogues et des listes de prix de détail pour la laine,
les bas, les couvertures, les coupe-vents et les pantalons que la compagnie
fabriquait. Il fallait 500 catalogues
imprimés en français et 500 autres imprimés en anglais. Ces petits catalogues, avec la
photo-couverture de la bâtisse de Duval et Raymond, conte naient 24 pages
chacun. De plus, M. Béchard me fit
miroiter que d'autres contrats du genre viendraient par la suite. Inutile de
dire que je ne portais plus à terre! Serais-je capable d'imprimer
tout cela et de remplir le contrat d'une manière acceptable dans un délai
raisonnable? Au même moment, d'autres clients vinrent me donner de nouvelles
commandes. Comme par miracle, je réussis! Incroyable mais vrai! Je dus
évidemment jeter à la poubelle certaines parties de ces travaux et
recommencer; mais quand je fis la livraison au client, tout était parfait. |
(p.294) En pratiquant constamment cette politique
de bien servir les clients dans un délai raisonnable, je réussis au cours
des années, à me bâtir une clientèle enviable et à la garder durant vingt-six ans,
moment où je vendis ma machinerie d'imprimerie. Il faut dire que je dus
faire face à toutes sortes de problèmes et qu'il m'est arrivé toutes sortes
d'aventures, mais j'étais très tenace et je réussis à surmonter les obstacles
que je rencontrais. Heureusement, je n'étais pas
seul. J'avais mon épouse qui me secondait fermement. Elle avait un moral à
toute épreuve et savait en tout temps m'encourager et me remonter, comme on
dit, lorsque le découragement voulait s'emparer de moi. Elle avait un flair
et une intuition formidables qui me stimulaient beaucoup. Elle m'aidait aussi
manuellement quand elle pouvait se libérer des charges familiales. Vive comme
l'éclair et en même temps très méthodique dans l'accomplissement de ses
tâches. Je sais qu'aujourd'hui, on
fait un peu les gorges chaudes devant le sens religieux, mais j'avais une
deuxième aide qui me fut précieuse, la Sainte-Vierge. Dans un coin de mon
local, j'avais trouvé le moyen d'installer sa statue. Je la nommai en charge
de mon entreprise; quand les problèmes devenaient trop sérieux, entre la
venue de deux clients, je m'agenouillais devant elle pour implorer son secours.
La majorité du temps, je trouvais une solution en me relevant ou plus tard
dans la même journée. La Sainte-Vierge fut toujours ma plus grande
protectrice. TROIS ANNÉES DURES Mes trois premières années en imprimerie furent
très dures. Il fallut que j'apprenne par moi-même le métier (P.295) d'imprimeur
qui consistait aussi à administrer mon entreprise, apprendre à établir les
prix pour rencontrer la concurrence, apprendre à commander le papier, les
encres et le matériel, comprendre les listes de prix des fournisseurs, etc. Plusieurs entreprises et
corps publics m'apportaient leurs travaux d'impression; mais comme je
manquais d'expérience en tout, je ne réussissais pas à sortir suffisamment
de commandes dans un temps donné. Malgré tous les efforts déployés, je tirais
le diable par la queue', comme on dit. Heureusement, il y avait à
Princeville, en ces années là, un bon épicier charitable, M. Albert Bouffard. Il est vrai que l'on
parle en bien des gens seulement après leur mort mais mieux vaut tard que jamais.
C'est pourquoi, je veux en faire mention ici. Plusieurs citoyens de
Princeville ont bien connu M. Bouffard. Il avait le contact facile, toujours
la bonne blague pour dérider les plus taciturnes. Il fut pour moi, un
sauveteur. Quand le vendredi arrivait et que je ne disposais pas de tout
l'argent nécessaire pour faire mon épicerie, M. Bouffard n'hésitait pas à me
faire crédit. Il me disait avec sa belle humeur: « Si tu ne me paies pas, tu
me le devras! » Chaque semaine, je lui donnais l'argent dont je pouvais
disposer et à la longue, je vins à bout de payer tout l'arrérages puis, par
la suite, mon épicerie régulière. Je sais qu'il n'a plus besoin de mes
remerciements mais je tenais à lui rendre hommage dans ce bouquin. Il en a
sûrement aidé bien d'autres, sans en faire étalage sur la place publique. J'aimerais aussi mentionner le nom d'Armand Chrétien, un
autre épicier de
Princeville qui, lui aussi, a bien voulu me faire crédit après que M.
Bouffard eût vendu son commerce. M. Chrétien était un compagnon de classe. Il
me connaissait très bien et acceptait de me rendre ce service à 1 Tirer le diable par la queue: être pauvre. |
(P.296)
l'occasion. M. Chrétien demeure aujourd'hui à Victoriaville et je le
remercie pour ce qu'il a fait pour moi. J'ai pratiqué le métier
d'imprimeur durant trente et une années dont vingt-six à mon compte et cinq
années pour d'autres imprimeurs. Heureusement, ça n'a pas
toujours été mal. J'ai connu, au cours de toutes ces années, de bonnes
périodes mais j'ai dû travailler de quatorze à quinze heures par jour.
J'aimais travailler et j'aimais produire des imprimés. Je m'appliquais
beaucoup. Soucieux du détail, j'étais bien fier de ce que je réussissais à
produire. L'imprimerie, c'est avant tout un art, un geste de création. Je ne
pourrai jamais tout vous dire sur ce métier parce que quand on parle d'art et
de création, c'est à l'infini. PETITE
HISTOIRE DE L'IMPRIMERIE J'aimerais cependant vous donner une juste idée de
ce travail qui a occupé la plus grande partie de ma vie. Pour commencer, disons que
c'est vers 1440 que l'on inventa l'imprimerie. Auparavant, lorsqu'on désirait
écrire des messages à d'autres personnes ou écrire des lettres comme les
Épîtres de St-Paul aux Corinthiens, on devait dessiner à la main des lettres
ou des signes sur des peaux d'animaux très minces. On ne connaissait pas
encore la reproduction. Si on voulait 50, 100 ou 500 exemplaires d'une lettre
ou d'un document, il fallait en faire 50, 100 ou 500 copies à la main. Quand
un message important et pressant devait être diffusé, on envoyait des soldats
à chevaux crier dans les rues le message qu'on
voulait annoncer à la population. Cependant, en 1440, on inventa une machine à imprimer.
Plusieurs en avaient eu l'idée avant, mais ça ne s'était (p.297) jamais concrétisé. On dit que les Chinois
auraient été les premiers inventeurs de l'imprimerie. D'autres prétendent que
ce furent les Italiens. Finalement, le mérite de l'invention fut attribué à
un Allemand du nom de Gutenberg qui inventa une presse à imprimer, avec des
lettres taillées et façonnées dans du métal. Gutenberg passa une partie de sa
vie à combattre ceux qui copièrent son invention qui se répandit comme une
traînée de poudre. Au même moment, en Italie,
on inventa une machine pour produire du papier, à partir de fibres de bois.
Auparavant, les Chinois produisaient un genre de feuille très mince faite de
soie mais le papier, tel qu'on le fabrique aujourd'hui, a été inventé par les
Italiens. On dit qu'à ce moment-là, l'évolution se transforma en une véritable
révolution. Le papier et les presses à imprimer se répandirent à travers le
monde. On fabriquait des caractères
ou lettres en métal. Le métal employé pour fabriquer ces caractères devait
répondre à plusieurs exigences: résistance à la force de frappe, netteté de
l'image imprimée, longévité à l'usage et résistance aux solvants employés
pour le nettoyage de l'encre. Ce métal, formé surtout de plomb et d'étain,
contenait aussi du monel, du zinc et et de l'antimoine pour le durcir. Durant
plus de cinq cents ans, on imprima de cette manière, tentant toujours
d'améliorer ce système que l'on nomme "Letterpress". Par la suite, on inventa les
cylindres et les presses rotatives à journaux. Ce sont des machines qui
impriment au moyen d'une forme à imprimer cylindrique au lieu d'une forme
à plat. Ces presses utilisent du papier en rouleau et sont employées pour les
grands tirages. Après la guerre de 1939,
apparut un nouveau procédé d'impression, 1"`Offset". On commença à
l'utiliser surtout pour l'impression des journaux et revues. Par la suite, le |
(p.298) procédé s'étendit aux petites imprimeries
parce que les fabriquants de presses mirent sur le marché des presses
cylindriques "Offset" de différents formats pour répondre à
l'impression de travaux variés, tels factures, en-têtes de lettres,
enveloppes, dépliants, listes de prix, etc. Le procédé
"Offset" utilise la photographie pour reproduire ou imprimer un
dessin ou un texte fait à la main. On photographie sur une plaque métallique
ce que l'on désire reproduire. On enroule cette plaque mince et flexible
autour du cylindre de la presse puis, automatiquement, la presse prend le
papier feuille par feuille ou en rouleau selon le genre de presse. La feuille
est donc introduite automatiquement entre le cylindre recouvert de la plaque
imprimante et le cylindre d'impression, lui-même recouvert d'un coussin qui
donne au papier une légère pression au contact de la plaque métallique.
Pourvu que tout soit à point et que le pressier connaisse bien son métier, le
résultat est spectaculaire. Ce procédé arriva
tardivement au cours de ma carrière d'imprimeur. Il mit environ 25 ans avant
de s'implanter et de supplanter le "Letterpress". Tout au long de ma carrière,
j'ai travaillé avec le procédé "Letterpress", "le plomb",
communément appelé dans le métier. Ce n'est qu'au cours des dernières années
que j'ai dû me familiariser un peu avec le procédé "Offset".
D'autres imprimeurs concurrents avaient fait le pas et commençaient à se
servir de ce procédé et dans certains cas, ils pouvaient produire à meilleur
compte que moi. Comme je me trouvais trop vieux à ce moment-là pour m'équiper
avec le nouveau système et réapprendre le métier, j'ai été forcé de prendre
certains travaux d'imprimerie et de les faire imprimer par d'autres, ce qui
n'était pas toujours facile. (p.299) Quand j'ai vendu mon imprimerie, j'ai
travaillé comme pressier dans de grosses imprimeries et là, j'ai appris beaucoup
sur ce nouveau procédé. J'ai vu là des hommes de vingt à vingt-cinq ans de
métier opérer de grosses presses à deux et trois couleurs. J'ai eu l'occasion
de travailler un peu sur les plus petits modèles de presses
"Offset". Aujourd'hui, le procédé "Letterpress" est à
toute fin utile disparu. On retrouve encore, dans quelques imprimeries, une
de ces vieilles presses, tassée et toute empoussiérée dans un coin.
Quelquefois, on s'en sert encore pour faire, soit du découpage de carton, de
l'embossage ou de la perforation. DE A
à Z Dans un petit atelier comme le
mien, je devais tout faire, de A à Z, c'est-à-dire tous les métiers qu'on
retrouve dans une imprimerie moderne. En premier, mentionnons qu'il faut agir
comme gérant général ou P.D.G. Il faut aussi devenir: Réceptionniste: Recevoir
les clients et répondre au téléphone. Publiciste: Aider le client à
établir précisément ce dont il a besoin en le conseillant sur la manière d'y
arriver, les quantités, etc. Estimateur: Calculer les coûts pour un tel travail, le
papier, l'encre, l'électricité, l'usure des machines, la composition et les
vignettes si nécessaire, la coupe du papier, le transport, l'impression du
papier, la finition au couteau, l'empaquetage et la livraison. Vendeur: Devant tous ces calculs, laisser le client
bien à l'aise mais le persuader que c'est bien ce dont il a besoin et remplir
la promesse d'exécuter pour lui ce contrat dans un délai raisonnable. Écrire
la commande et la lui faire signer. |
(P.300) Acheteur: Si je n'avais pas
le papier sur les tablettes, je devais le commander des "jobbersl".
Un imprimeur ne peut pas acheter directement des moulins à papier. J'étais
obligé de commander les quantités établies par les compagnies. Si j'en avais
trop pour remplir le contrat, le reste demeurait sur les tablettes jusqu'au
moment où je trouvais le moyen de l'employer pour un autre travail. Récepteur et expéditeur: Quand la marchandise arrivait soit par train ou
par camion, il fallait être là pour vérifier le contenu de l'expédition,
défaire les emballages et la placer sur les tablettes en attendant son
utilisation. Livreur: Livrer les travaux d'impression aux clients
soit en voiture, à pied ou à bicyclette dans la ville ou empaqueter et
expédier par camion, par train, par autobus ou autres agences de livraison. Typographe: C'est un des métiers les plus importants de cet
art. C'est vraiment là que commence le travail de création proprement dit. Il
s'agit de bien comprendre le sens du texte à imprimer et d'établir avec art,
quel genre de style et de grosseur de caractères conviennent le mieux. Après avoir établi tout
cela, il faut faire la composition du texte à l'aide d'un composteur, qui est
un genre de coffret métallique plat sans couvercle. On y dépose et place les
caractères de plomb, lettre par lettre, les unes à la suite des autres comme
si on écrivait à la main; toutefois, les lettres sont placées la tête en bas
afin que ça donne une ligne normale lors de l'impression. Pour être
imprimeur, il faut donc savoir lire à l'envers! Il faut alors glisser la
masse de caractères assemblés sur une plaque de marbre. Ces dernières années,
on remplaça cette plaque par une grande plaque d'acier polie. La forme ' Jobber: employé contractuel. (p.301) ainsi déposée sur le marbre était enfermée
dans un encadrement d'acier que l'on nomme chassis. On bloque ensuite cette
forme de tous les côtés, avec des morceaux de bois spéciaux de différentes
largeurs mais tous de même hauteur. Au moyen de serres mécaniques installées
sur deux côtés de la forme, on la barre définitivement de manière à
transporter tout le texte de métal dans la presse, sans danger de l'échapper. À ce moment arrive le temps
de tirer l'épreuve; comme une première épreuve est rarement satisfaisante, le
correcteur d'épreuves l'examine attentivement. Corrections de français, de
construction de phrases et de disposition, d'espacement entre les lignes ou
remplacement de certaines lettres amochées, tout devait être scruté à la
loupe. Je remettais le tout en place, prêt
à tirer une deuxième épreuve que j'examinais de nouveau. Je réglais la presse
avec précision et tirais une troisième épreuve qui, en principe, devait être
parfaite. À ce moment, je la
soumettais à mon épouse, jadis institutrice, qui était très forte en
français. Après examen, elle me la remettait souvent avec des corrections
mineures, mais aussi parfois avec des corrections majeures. Par exemple, des
mots oubliés, des erreurs de date, d'heure ou de prix. Là, je corrigeais de
nouveau et je partais la presse, tandis que mon épouse examinait le tout de
nouveau. Ici, commence le travail
d'un pressier. Si la presse était beurrée d'encre noire alors que je devais
imprimer en rouge, je devais la laver avec de l'essence et remplir la fontaine de la presse d'encre rouge. Lorsque
j'imprimais sur ma presse manuelle, je réussissais, quand tout allait bien, à
faire deux mille impressions à l'heure. Sur la presse automatique, je pouvais
monter jusqu'à cinq mille impressions à l'heure. En mettant deux ou quatre
formes dans la presse, je pouvais doubler ou quadrupler la quantité à
l'heure. |
(p.302) Viennent ensuite le numérotage des
feuilles, la perforation, l'assemblage en deux ou trois copies, la mise en
livrets collés, s'il y a lieu. Je ne vous ai pas parlé du
coupage de papier! Avant d'imprimer, il faut préparer le papier. Le métier de
coupeur de papier ou homme de couteau est très important dans une imprimerie.
Une bonne portion du profit dépend du coupage judicieux du papier, tout comme
une couturière qui doit savoir tailler son tissu sans perte et dans le sens
approprié. On doit connaître le grain du papier afin de pouvoir le couper
dans le sens du grain pour qu'il passe bien dans la presse, qu'il se manipule
agréablement par le client et qu'il se plie correctement, si on doit le
faire. Cela demande énormément
d'attention pour prendre les mesures justes, ajuster la tranche en
conséquence et la barrer. Il resterait encore bien des
choses importantes à dire sur le métier d'imprimeur; qu'il suffise de dire
que l'imprimerie est une forme de communication avec les gens dont j' ai été fier de compter parmi les artisans. VISITE-ÉCLAIR
DE L'ONCLE GAUDIAS Cette année-là, en 1950, j' avais ouvert mon imprimerie et déménagé ma jeune
famille dans un logement appartenant à M. Rosaire Gagné, situé en arrière de
l'Hôtel Manoir. Mon père et ma mère demeuraient toujours dans leur maison de
ferme au neuvième rang. Je leur parlais régulièrement au téléphone et les
voyais le dimanche et quelquefois sur semaine. Papa m'annonça un beau jour
qu'on allait peut-être avoir de la visite d'oncle Gaudias et de tante Délima
de Montréal. Ils devaient venir visiter des maisons à Princeville dans
l'espoir non partagé de demeurer à Princeville. (p.303) Au début de mon livre, je vous ai parlé de
cet oncle Gaudias et de cette tante Délima comme des gens spéciaux, des
caractères peu ordinaires, des gens volubiles au langage bien coloré. Ils avaient vieilli et avaient vendu leur maison à
Montréal avec l'intention de s'en acheter une plus petite. Mais tante Délima
avait une idée derrière la tête: elle voulait finir ses jours à Princeville,
près de sa soeur Alice Filion, ma mère, et de son frère Sylvio de
Victoriaville. Elle savait qu'oncle Gaudias
s'opposait à ce projet car il voulait rester à Montréal. Elle essaya donc de
lui rentrer le projet dans la tête, faisant miroiter qu'il y avait à
Princeville de belles petites maisons neuves à vendre, bien situées près de
l'église et surtout, à bien meilleur marché qu'à Montréal. Elle lui proposa
de venir tous les deux voir ces maisons. Mon oncle résistait, alléguant
qu'ils s'ennuieraient à Princeville. II répétait à ma tante: « Tu vois
toujours bien Délima que ça n'a pas de sens! À Princeville, il n'y a pas de
tramway, pas de pain tranché, pas de gaz pour cuire; tu devras chauffer au
bois, etc. » Après de longues et
orageuses discussions, mon oncle décida de venir voir les maisons à
Princeville pour la contenter; mais dans sa tête, il était farouchement
résolu à ne pas venir y demeurer. Alors, voilà que tante Délima décida de ne
plus venir parce qu'elle pensait que sa présence exercerait une pression trop
forte sur lui. Elle le laissa tout de même
libre d'aller voir lui-même, seul. « Tu connais ça les maisons; si ça a du
bon sens, tu en achèteras une. Ce que tu feras, tu le feras bien. Vas-y tout seul.
», lui dit-elle. Elle me téléphona pour m'annoncer l'arrivée de mon oncle par
le train de 10 h du soir et me demanda si je voulais bien aller l'accueillir
et lui montrer des maisons. |
(P.304) Nous étions bien contents de le recevoir
mais également curieux de connaître ses réactions. Mon oncle débarqua du
train et je l'amenai à la maison. Évidemment, le projet de tante Délima refit
rapidement surface. « Où est-ce qu'il y en a des maisons à vendre?,
lança-t-il. - Bien, il y en a un peu partout dans le village. Même qu'il y en
a une ici, sur la rue Richard », répondis-je. C'était la propriété occupée
aujourd'hui par Mme Ludger Bérubé. I1 ajouta d'un ton ferme: « Allons voir ça
immédiatement! » J'hésitais quelque peu: « Il est llh du soir. Vous trouvez pas qu'il est tard? Les gens vont être
couchés! », dis-je. « Ça fait rien! », rétorqua-t-il. Je partis avec lui et on se
rendit à la maison en question. Comme de raison, toutes les lumières étaient éteintes. On en fit donc le tour à la noirceur, puis on
retourna à la maison. II s'informa de l'heure à laquelle le premier train
partait pour Montréal le lendemain. Je lui répondis: « Il y en a un à 6h30
demain matin. Mais vous ne partez pas demain! On va aller chercher mon père
et on ira voir de clarté les maisons à vendre! » Oncle Gaudias bougea la tête
négativement: « Ah non! Je suis trop pressé. Délima est toute seule. Faut que
je m'en aille. Mets-moi un réveille-matin pour l'heure du train. » À 5h30, il était déjà
debout, sans attendre que sonne le réveille-matin. De peur de rater le train,
il ne voulut pas déjeuner. Je le reconduisis au train et il remonta à Montréal. Dans l'avant-midi, papa me téléphona pour savoir
si Gaudias et Délima étaient arrivés. Je lui répondis: « Oui, mon oncle
Gaudias est arrivé seul hier soir mais il est aussitôt reparti par le train
de 6h30 ce matin. » Papa sembla abasourdi au bout du fil... Tous comprirent, ma tante Délima aussi, qu'il ne
viendrait jamais s'acheter une maison à Princeville. Quand ils en |
(p.305) achetèrent une à Villeray, en banlieue de
Montréal, le rêve de tante Délima s'évanouit à jamais. DANS
LA CHORALE L'imprimerie occupait beaucoup de mon temps. De
son côté, Georgette prenait soin de nos deux enfants, Monique et Normand.
Quand elle avait du temps libre, elle se rendait à l'imprimerie pour m'aider
manuellement, corriger des épreuves, faire du ménage ou loger des appels
téléphoniques. Il ne nous restait que le
samedi soir et le dimanche pour goûter à la liberté et au repos. Comme nous n'avions pas d'argent pour
sortir, le samedi soir, nous rencontrions nos grands amis Almanzor et
Rita Pelletier, de même que Paul Robert Lacoursière, soit chez-nous ou à leur
domicile. Le dimanche, nous assistions à la messe de 8 h et de 10 h, chacun
notre tour. Dans l'après-midi, nous promenions nos petits enfants dans le
village, en carosse l'été ou en traîneau l'hiver. Nous avions un appareil
radio et un tourne-disque que nous faisions souvent jouer. Au printemps de 1951, une
terrible épreuve frappa nos amis Almanzor et Rita. Un de leurs enfants,
Daniel, se fit écraser à mort par un camion, en jouant dans les environs de
la maison. Il était beau et avait presque trois ans. Ça nous avait bien chagriné pour Almanzor et Rita; j'avais le frisson en
pensant que cela aurait bien pu arriver à l'un des nôtres. Il y eut aussi cette
année-là, à Princeville, un grand concert donné par un ensemble de garçons et
de filles de la paroisse, appelé le Choeur des Bois-Francs, sous la direction de M. André
Cloutier et de la pianiste Rita Melançon. Je m'en souviens bien parce que j'avais
particulièrement aimé ce concert; de plus, j'avais obtenu le contrat (p.306) d'impression du programme de ce concert qui
fut mon premier travail de ce genre. J'ai conservé ce programme dont la page
couverture indique les deux dates de présentations, soient les 5 et 6
décembre 1951. Trente-neuf personnes faisaient partie de ce choeur; à la même
occasion, on présenta un spectacle de ballet, sous la direction et
chorégraphie de Rita Melançon. Ce corps de ballet comprenait neuf ballerins
et ballerines. Un spectacle formidable! À ce moment-là, la chorale
de l'église battait de l'aile. Pour quelle raison? Je n'en sais rien. Nous
avions toujours eu une chorale exceptionnelle à l'église de Princeville. Nous
avions plusieurs bonnes voix dirigées par Louis-Émile Nadeau. Mlle Yvonne Marchand touchait
l'orgue, le violon et la contre basse à l'occasion. Tout à coup, plus
personne pour chanter; chacun avait décidé de rester chez soi. Moi, j'aimais
beaucoup le chant; même si je savais jouer de la guitare et du violon
"à l'oreille", je ne connaissais rien de la musique écrite sur
feuille, ce qui me fit hésiter devant une proposition de joindre la chorale. Nous avions un nouveau curé,
l'abbé Tourigny,
qui venait d'arriver à Princeville. Je ne le connaissais pas encore. Un beau
jour, il se présenta à l'imprimerie. Après quelques paroles, il me dit: « Tu
chantes, toi? Quelqu'un m'a dit que tu chantais! » Je lui répondis en riant:
« Bien, du temps que j'étais cultivateur, je chantais en trayant les vaches
mais elles ne m'ont jamais dit que c'était bien! » M. le curé reprit: « Actuellement, le choeur de chant est complètement
désorganisé mais on va le réorganiser. Il faut que tu viennes chanter. Tu es
capable de rendre service à l'Église. C'est un privilège que de chanter à
l'église et en plus, c'est formateur! - Ça m'intéresse mais je n'y connais
absolument rien! |
(p.307) -
Cela ne dérange pas, tu feras partie d'un ensemble. Ce qui compte, c'est ta
bonne volonté. -
O.K. J'accepte l'invitation. - Je compte sur toi. Tu seras là dimanche
prochain! » À l'heure convenue, je me présentai à l'église, au milieu d'un
groupe minuscule. Il y avait Mlle Jeannine Bouffard qui touchait habituellement l'orgue à
Saint-Norbert, petit village perché dans les montagnes Appalaches, non loin
de Princeville. Un nouveau citoyen, M. Donat Desharnais, père de Léon, agissait comme directeur et chantre.
Il y avait également le frère Rosaire, des Frères du Sacré-Coeur, accompagné
d' un juvéniste, Jean-Paul Carignan. Quelle messe en
perspective! M. Desharnais chantait seul
quand, abruptement, le frère Rosaire, avec son air impassible et
intransigeant, se mit aussi de la partie, enterrant l'autre. Moi, j'essayais
au moins de répondre "amen" à la fin d'une envolée, mais plus
souvent qu'autrement, le "amen" arrivait trop tôt ou trop tard. Je
ne comprenais pas trop ce qui se passait là. Les signes de tête de l'un et de
l'autre, les sourires en coin et les chuchotements créaient une grande
confusion. Après la messe, M.
Desharnais me demanda si j'avais aimé cela! Je lui répondis que je m'étais
senti de trop et que je ne croyais pas pouvoir être utile à la nouvelle
chorale. II me répondit: « Tu vas chanter avec moi dimanche prochain. » Il me
donna quelques brèves explications sur la valeur des notes, me parla de
l'importance de suivre le directeur, puis m'invita à continuer malgré des
résultats assez minces. Je me suis dit: « Je vais essayer une autre fois,
dimanche prochain, puis on verra. » (p.308)
HOMMAGE À ROMÉO CÔTÉ Après le deuxième dimanche,
quelques anciens membres de la chorale réintégrèrent les rangs. Parmi ces anciens,
se trouvaient M. Roméo
Côté qui revint comme directeur de la chorale, avec les forces vives
de l'ancien choeur et quelques nouvelles recrues comme MM. Benoit Allard,
Robert Nadeau, Bob Leblanc et moi-même. Il réussit peu à peu à reformer un
groupe imposant dont j'ai toujours été fier d'appartenir depuis plus de 39
ans, exception faite de quatre années passées à l'extérieur de Princeville,
soit de la fin 1975 à la fin 1979. Durant ces années, je me suis beaucoup
ennuyé de cet ensemble vocal. À mon retour à Princeville, je me suis empressé
de rejoindre ce groupe qui s'était enrichi de nouvelles figures, durant mon
absence. Une fois le noyau
reconstitué, on fit appel aux dames et demoiselles avec succès. Après
quarante années, M. Côté dirige encore, d'une main de maître, une trentaine
de voix mixtes. Ce choeur fait la fierté des citoyens de Princeville et sa
renommée s'étend à toute la région. On ne pourra jamais assez vanter les
mérites de M. Côté; sa générosité, sa ténacité, son dévouement et sa patience
ne connaissent pas de bornes. M. Côté n'a à peu près jamais pris de vacances.
Toujours au poste près du grand orgue, une heure avant l'heure des messes ou
offices. Durant toutes ces années, M.
Côté a sûrement dirigé au moins 2 080 messes du dimanche, environ 160 messes
de Minuit et de Noël, des centaines de funérailles et concerts auxquels il
faut ajouter autant de répétitions régulières et spéciales. Bien sûr, on l'a
applaudi et ovationné. Dans diverses occasions, on l'a fêté, on a souligné
ses grands talents de musicien, on lui a attribué des trophées de bénévolat
mais je crois qu'on n'arrivera jamais à évaluer correctement la grandeur de
cet homme. Je le remercie donc de tout coeur pour ce |
(p.309) qu'il a
fait pour moi d'abord et aussi pour toute notre communauté. Je félicite M.
Côté et lui rends hommage. Pour accompagner ce choeur
et nos solistes au cours de toutes ces années, plusieurs personnes ont elles
aussi, tour à tour, fait bénéficier notre communauté de leurs talents et
connaissances musicales comme organistes, assurant ainsi un support constant
et harmonieux qui a contribué à rendre plus joyeux et plus beaux nos offices
religieux. Trop souvent, ces personnes généreuses travaillent dans l'oubli.
On attend beaucoup, on réclame beaucoup et on exige même d'elles des
services comme s'ils nous étaient dûs. J'ai déjà assisté à un concert où à la
fin, on remercia tous les participants et le directeur, sauf
l'accompagnatrice. Vous allez me dire que c'est un oubli! Oui, c'est un oubli
mais... Je ne voudrais pas passer
sous silence les 25 années de service des demoiselles Yvonne et
Aurise Marchand comme organistes à Princeville. C'est quelque chose quand
l'on pense seulement à leur assiduité aux offices. Assez souvent, on eut
recours à des Religieuses de l'Assomption pour faire des remplacements
temporaires. À différentes époques, d'autres ont prêté leur concours pour les
pratiques et répétitions de funérailles ou de mariages. Je veux mentionner
les noms de Mme Gabrielle Nadeau et Jean-Marie Gagnon, M. Alain Thiboutot et
Mme Julie Baril. Lorsque je suis entré dans
la chorale, Mlle Rita Melançon occupait le poste d'organiste. Puis se
succédèrent Mlles Pierrette Nadeau et Suzanne Béchard, M. André
Cloutier, Mme Huguette Thiboutot, M. Hermanns, M. Brousseau, Mlles
Jeannine Bouffard, Hélène Baril et Mme Lise Gagné, actuellement notre
organiste. Toutes et tous se sont donnés sans réserve dans l'exercice de leur
fonction, j'en ai été témoin. Je les félicite pour leur beau travail. Je les
remercie et leur rends hommage. (P.310) LES DEUX CRUCHES J'avais installé mon
imprimerie dans un hangar à deux étages dont j'occupais tout le bas. À
l'étage supérieur, le propriétaire, M. Henri Allard, avait remisé beaucoup
d'articles de tous genres. Sur une poutre, il avait abandonné une cruche à
demi-remplie d'huile à
mouche, une sorte de liquide clair et huileux que les gens
vaporisaient à l'époque pour se débarrasser des mouches. Je n'allais jamais au second
étage, sauf une fois où j'y montai pour remiser, à côté de cette cruche
d'insecticide, une cruche de vin de même format à demi-pleine, tout comme
celle déjà en place. Cette cruche de vin provenait d'une petite fête que
j'avais organisée à l'imprimerie pour fraterniser avec nos amis qui venaient
souvent le soir me donner un coup de main. C'était le Mardi Gras, nous avions
pris un peu de vin et la fête terminée, j'avais déposé la cruche sur cette
poutre près de l'autre, avec les verres tournés la gueule en bas. Des mois passèrent sans que
je ne pense plus à cette cruche de vin. Un jour, le propriétaire, qui
demeurait au Cap-de-la-Madeleine, était de passage à Princeville et arrêta
me saluer. Après avoir échangé quelques mots, j'en profitai pour lui demander
s'il ne me louerait pas le haut parce que je me trouvais trop à l'étroit en
bas. Je voulais utiliser cet espace additionnel pour entreposer des ballots
de papier. Il me dit: « Bonne idée! Je voulais toujours venir faire le ménage
là haut. Allons donc voir ce qu'on pourrait faire. » Au moyen d'une échelle, on
monta au deuxième étage et on se trouva en face des deux cruches. Henri me
dit: « Dis-moi donc ce qu'il y a là? » Je lui racontai la petite fête que
j'avais donnée pour mes amis, retournai deux verres et lui en tendit un. « Ce
n'est pas de refus », dit-il, content de pouvoir prendre un petit coup à la
sauvette. Tout en discutant de |
(P.311) l'aménagement possible de l'étage, je
remplis les deux verres et tout d'une traite, en disant « À ta santé! », nous
avalons le contenu que nous pensions être du vin. En nous passant dans le
gosier, ce fluide au goût désagréable nous révéla un "vin" d'une
saveur bien particulière. « Qu'est-ce que l'on vient de prendre? », s'est-on
demandé. Avec le goût amer collé au fond de la bouche, on découvrit qu'il
s'agissait de l'huile à mouche. « C'est un poison dangereux. Qu'est-ce qu'on
fait? Courons vite chez le Dr St-Hilaire! », sans savoir s'il était à son
bureau ou s'il pouvait nous recevoir. Nous avons donc déguerpi du
hangar pour nous rendre chez le médecin. En passant devant le restaurant le
Gourmet d'aujourd'hui, il nous vint à l'idée d'arrêter prendre du lait comme contre-poison.
On entra dans le restaurant au pas de course et les yeux en détresse, on
commanda chacun un grand verre de lait qu'on avala rapidement. Puis, un deuxième.
Henri reprit son souffle: « Je crois qu'on n'aura pas besoin d'aller chez le
médecin parce que la quantité de poison n'est pas tellement grande. Il suffit
de le noyer bien comme il le faut dans le lait », suggéra-t-il. On commanda
donc un troisième verre puis on se sépara. Henri rentra chez lui au Cap-de-la-Madeleine,
et moi, chez-nous, à Princeville. En rentrant, je racontai
l'incident à Georgette et je commençai à restituer. Le lait et l'huile à
mouche ne s'étaient pas mélangés et je les ai vômis tous les deux. J'étais
très inquiet quand Henri repartit car je croyais l'avoir empoisonné. J'avais
peur qu'il ne meure sur la route. Je n'avais pas son numéro de téléphone pour
l'appeler et prendre de ses nouvelles. Alors, j'écoutais la radio au cas où on
annoncerait le décès d' un homme sur la route 34
vers Trois-Rivières; j'en fus quitte pour la peur seulement. M. Allard habite maintenant Victoriaville. Souvent
j'ai l'occasion de le rencontrer et chaque fois, cet incident (P.312) nous
revient en mémoire. Heureusement, nous pouvons maintenant en rire. NAISSANCE
D'UN DEUXIÈME FILS, RÉAL LASSONDE Durant tout l'hiver, j'avais beaucoup de travail
et de préoccupations à l'imprimerie. De son côté, Georgette portait un autre
bébé et vaquait normalement aux travaux ménagers, aux soins des enfants et à
la préparation de la nourriture. Monique fréquentait maintenant l'école et
devait faire ses devoirs et apprendre ses leçons le soir. Normand, lui, avait la main dure et devait être
surveillé de près. Un jour, Georgette l'avait surpris à vouloir scier le
tuyau d'eau chaude en arrière du poêle de cuisine avec une paire de ciseaux à
denteler le tissu. Inutile de vous dire que le dentelage des ciseaux avait
changé de style. À la suite d'un
refroidissement, Georgette fut gênée par une bronchite à la veille de
l'accouchement. Quand les contractions se rapprochèrent, je la conduisis à
l'hôpital de Plessisville et prévint le Dr St-Hilaire de s'y rendre lui
aussi. L'accouchement eut lieu normalement, le 28 avril 1951, mais sa
bronchite s'accentua. Elle toussait continuellement et ne pouvait pas dormir.
Malgré cela, elle prenait soin de sa compagne de chambre qui était très
souffrante. Le deuxième soir après
l'accouchement, je me rendis la voir et elle m'expliqua la situation. Elle me
confia: « Je ne veux plus rester ici; je m'en vais à la maison avec toi. » Je
lui répondis: « On ne peut pas sortir de l'hôpital de cette façon. Il faut le
consentement du médecin et il n'est pas ici. Je vais quand même aller voir
les autorités de l'hôpital. » J'ai donc rencontré la directrice générale, une
religieuse, qui s'opposa: « Non », dit-elle, « C'est impossible. II faut
qu'elle voit son médecin. » |
(p.313) Je retournai donc à la chambre. Durant mon
absence, Georgette avait regroupé ses vêtements et était prête à partir. Je
lui fis valoir que c'était impossible et qu'il fallait qu'elle voie son
docteur. Georgette me répondit: « On s'en va tout de suite. Je vais aller
chercher notre petit Réal à la pouponnière et on s'en va chez-nous. Je ne
pourrai pas être pire qu'ici. » Je téléphonai donc à la
résidence du Dr St-Hilaire et je lui expliquai ce qui se passait. « Bien,
prends une voiture chauffée et habille Georgette bien chaudement. », dit-il. « Il ne faut
absolument pas qu'elle prenne froid. » J'appelai donc un taxi et la
ramenai à la maison avec notre bébé. Je lavais le petit, le changeais et
prenais aussi soin de Georgette. Je me rendais à l'imprimerie essayer de faire un peu d'ouvrage et loger des appels pour
trouver une bonne, mais sans succès. Je ne trouvais personne pour nous
secourir. Après une semaine de recherches, j'avais enfin trouvé une
demoiselle qui accepta de venir nous aider. Georgette et moi étions enfin
rassurés et contents d'avoir trouvé quelqu'un. Le lendemain, cette demoiselle
se présenta vers 9 h 30 le matin. Je venais de terminer la préparation du
dîner et j'avais lavé le petit. Georgette avait fait sa toilette elle-même et
était retournée au lit. Je lui expliquai ce qui restait à faire comme peler
les patates, les faire cuire et réchauffer de la viande pour le dîner. Puis,
je partis pour l'imprimerie. De retour vers midi pour
dîner, les patates étaient pelées mais pas encore cuites. Le petit s'était
sali et la bonne nous annonça qu'elle ne changeait pas les couches des
enfants. J'ai changé le bébé mais par contre, je lui ai demandé de faire un
lavage dans l'après-midi. Elle m'apprit qu'elle n'avait jamais lavé de sa
vie; de plus, elle voulait avoir une journée de congé par semaine et ses fins
de semaine. Alors, je l'ai remerciée de ses services et me suis dit: « Je
vais continuer tout (p.314) seul. » Notre bébé allait
bien mais la bronchite de Georgette ne la laissait pas. Nous étions
complètement épuisés tous les deux. Comble de malheur, j'attrapai la
bronchite de Georgette. Nous voilà donc tous les
deux malades. Nous avions peine à prendre soin de nous-mêmes. Quand le bébé
réclamait des soins, on se regardait tous les deux, s'interrogeant à savoir
lequel irait le changer. J'ai finalement eu recours à ma vieille mère. Je lui
ai demandé si elle pouvait prendre soin de notre enfant pour quelques jours
afin de nous donner une chance de reprendre nos forces. Ma mère me répondit
qu'elle voulait bien essayer mais qu'il y avait des dizaines d'années qu'elle
n'avait pas pris soin d'un bébé. Je pris un taxi et conduisis Réal chez sa
grand-mère. En revenant, j'appellai le
bureau du Dr Côté de Victoriaville et pris un rendez-vous pour nous deux,
qu'il nous accorda la journée même. Le médecin nous examina et nous donna de
puissants remèdes, en nous conseillant de garder le lit et de prendre bien
garde aux refroidissements. Durant ce temps, mon imprimerie était fermée mais
les clients qui se frappaient le nez sur la porte venaient me trouver à la
maison. À la fin de la semaine, à moitié
guéris, nous sommes allés chercher notre bébé. Ma mère était à moitié morte
d'entendre pleurer le petit et de le bercer. Elle n'avait presque pas dormi
de la semaine et le petit avait les fesses échauffées. Mais comme nous avions
gagné quelques forces, nous avons repris la situation en mains. J'ai
recommencé à aller faire un peu de travail à l'imprimerie et Georgette a
repris peu à peu son travail journalier et les soins de Réal. Les dimanches
après-midi, on faisait de petites promenades dans la rue avec les enfants. Le
vent menaçait de nous renverser tant nous étions faibles. |
(p.315) J'avais pris du retard à l'imprimerie, dans
l'exécution de mes commandes. J'étais nerveux, pressé et souvent, je ne
prenais pas le temps d'aller aux toilettes pour ne pas perdre de temps. Un
beau soir, vers 9 h 30, après une journée fort achalandée, je suis rentré à
la maison très fatigué. Tout était calme dans la maison, les trois jeunes
dormaient et Georgette se reposait en lisant. Quelle atmosphère reposante! Je
me suis dit: « C'est le temps, je vais aller aux toilettes. » Je me rendis
compte que j'étais constipé. Il n'y avait rien à faire. Mais j'étais décidé à
en finir avec cette constipation. J'ai tellement forcé qu'il m'est apparu
dans le creux du cou, une bosse de la grosseur d'un jaune d'oeuf. Surprise,
Georgette ausculta doucement cette étrange bosse qui me rendit fiévreux.
Toute la nuit, je fus préoccupé par cette bosse qui ne se résorbait pas. Le lendemain, je ne pris
qu'un léger déjeuner avant de me rendre à l'hôpital d'Arthabaska avec le taxi Vachon. En
arrivant, j'ai demandé à voir le Dr Côté. Dans ce temps-là, ça ne se passait
pas de la même manière qu'aujourd'hui dans les hôpitaux. On me répondit qu'il
était dans la salle d'opération et de bien m'asseoir près de la porte pour
lui parler, dès qu'il serait libre. J'ai donc attendu sa sortie
et lui ai immédiatement montré ma bosse au cou. « Qu'est-ce que c'est que ça?
», interrogea-t-il. Je lui racontai les faits et il me pria de m'étendre sur
une civière. Après examen, il conclua: « Je crois que c'est un kyste; je vais
l'ouvrir et si c'en est un, je vais te l'enlever tout de suite. Sinon, tu
devras repasser pour un examen plus en profondeur. » II demanda à une garde
de m'endormir à l'éther et sur place, il me l'enleva aussitôt. Il me fit des
points et me conseilla de rester à l'hôpital pendant deux ou trois jours.
J'ai informé Georgette du résultat de l'opération et je suis demeuré à
l'hôpital durant deux jours. La troisième journée, quelqu'un de Princeville,
venu en visite à l'hôpital, me ramena à la maison. Le printemps avançait et
tout rentra dans l'ordre. FLEURS DE TOMATES Un beau dimanche après-midi,
le soleil brillait mais il faisait plutôt frisquet. Monique et Normand, qui
avaient cinq et six ans, demandèrent la permission d'aller jouer dehors. On
les habilla et ils partirent jouer, nous laissant seuls avec le bébé. On se
reposa alors dans une grande tranquillité. Tout à coup, Monique et Normand
revinrent avec un bouquet de fleurs jaunes pour leur mère. Plus ils
approchaient, plus je me posais de questions sur ces fleurs. En réalité, ce
n'était pas du tout des fleurs, mais de beaux plants de tomates fleuris... «
Où avez-vous pris cela? », leur demanda-t-on. « Par là, en arrière de la
maison, chez le deuxième voisin », répondirent-ils en me conduisant sur le
lieu de leur découverte. Ils avaient cassé toutes les
vitres de la couche-chaude (serre) de
M. Donat Gagnon. Ils avaient tout arraché les plants de tomates. J'étais bien
embêté d'aller annoncer la nouvelle à M. et Mme Gagnon. J'ai pris mon courage
à deux mains et je suis allé frapper à leur porte. M. Gagnon était seul. Je
lui annonçai donc le méfait. Il vint constater les dommages et me dit: « Cela
ne sera pas drôle quand ma femme va voir ça. Ça fait trois mois qu'elle
travaille après ses plants de tomates. » Je lui offris de lui payer tous les
dommages et de remplacer toutes les vitres cassées. Il me répondit: « Je vais
lui en parler moi-même et on verra. Attends de nos nouvelles. » Après quelques jours, il
vint me dire de ne pas m'inquiéter, qu'ils achèteraient des tomates plutôt
que de racheter des plants parce que la saison était trop avancée. Ce serait
moins de trouble pour tout le monde. J'étais bien content que ça se termine
de cette façon parce que les dommages s'élevaient à une cinquantaine de
dollars, alors que mes goussets étaient plus souvent vides que remplis. Je
les ai remerciés de leur aimable compréhension. |
(P.317) J'ai ensuite essayé
d'enseigner aux jeunes de ne jamais faire de choses semblables, de venir
nous demander avant de cueillir des fleurs n'importe où, que maman était bien
contente de la pensée qu'ils avaient eue de lui apporter des fleurs, mais de
ne pas le faire lorsqu'elles ne sont pas à nous. ARRIVÉE DE NOUVEAUX VOISINS Nous venions de passer une
mauvaise période mais dans la vie, il y a aussi des joies et des
compensations. Nous habitions dans une maison à trois logements appartenant à
M. Rosaire Gagné, tout près de la voie ferrée, sur la rue Martin, non loin de
la rue Richard. Au-dessus de nous logeait une veuve avec quatre enfants, Mme
Charles Caouette. À côté de nous, il y avait une autre veuve, Mme Germain
Beaudoin, qui se remaria. Comme elle devait vivre à l'extérieur de Princeville,
son logement devint libre. Les nouveaux locataires
furent M. et Mme Paul Morrissette, arrivant de Saint-Henri-de-Lévis, en face
de Québec. M. Morissette travaillait à la compagnie de meubles Princeville
Furniture depuis quelques mois déjà. II avait attendu l'occasion de trouver
un logement convenable avant de faire venir son épouse et ses trois enfants.
Nous étions entourés de merveilleux voisins et voisines. Mme Caouette vivait avec ses
quatre enfants et un de ses frères, M. René Lecours. Des voisins très
sympatiques, travaillants, propres et à l'ordre, toujours prêts à rendre
service. Dans ses temps libres, Georgette grilla plus d'une cigarette en
compagnie de cette dame Caouette qu'elle aimait bien. Sur le même palier que nous,
nos nouveaux voisins étaient eux aussi deux personnes très attachantes. La
douceur, la vaillance, la charité chrétienne, la disponibilité et la volubilité (P.318) de Mme Morrissette ne nous
laissaient pas indifférents. La pondération, le calme, l'honnêteté, le bon
jugement et l'humour de M. Morrissette ont rapidement conquis notre amitié.
L'unité de ce couple et leur vie familiale exemplaire jetaient du bonheur
tout autour d'eux. Nous nous en sommes faits de grands amis, demeurés fidèles
depuis 38 ans. J'aurai l'occasion de vous en reparler dans d'autres chapitres. Un peu plus éloignés de
nous, d'autres bons voisins formaient le tissu social de ce coin de
Princeville, la Place Martin. Des gens sur lesquels on pouvait compter en
toutes circonstances. Je pense à M. et Mme Jacques Pellerin, M. et Mme Willie
Grenier, M. et Mme Rosaire Gagné, M. et Mme André Cloutier, M. et Mme Jacques
Laliberté, M. et Mme Ernest Bélanger, les demoiselles Jeanne, Madeleine et
Françoise Bélanger et par la suite, M. et Mme Armand Rochette. Au milieu de
tous ces gens, nous avons vécu heureux et passé, je crois, les quatre plus
belles années de notre vie. LES
ANNÉES HEUREUSES Georgette et moi filions le
grand bonheur en ces années. Nous avions trois jeunes enfants intelligents,
quelque peu bruyants mais charmants. Beaucoup de travail à la maison et à
l'imprimerie et très peu d'argent. Des voisins formidables et de vrais bons
amis. Nous étions comblés. J'avais presque envie d'afficher à ma porte
l'inscription suivante: « Ici réside un quêteux heureux. » Par les beaux soirs d'été,
dans un kiosque élevé
sur le terrain de l'église, la fanfare de Princeville donnait
régulièrement des concerts Molson' auxquels nous ne manquions pas d'assister
avec les enfants. En
1954, la ville de Princeville fut choisie pour la tenue du 11e Festival
annuel des fanfares amateurs de la Province. 1 Molson: marque de bière parrainant divers spectacles. |
(P.319) Pendant cette fin de semaine, on peut dire que la population avait
doublé. De nombreuses personnalités et quantité de gens venant de tous les
coins de la province se donnèrent rendez-vous à Princeville pour assister à
ces belles démonstrations du 25 juillet. La fanfare de Princeville Furniture
comptait 48 membres, sous la direction de M. Willie Rancourt. Elle obtint un
vif succès lors de ce festival et avait encore une fois fait l'orgueil de
Princeville. MON PÈRE ACHÈTE UNE MAISON A
U VILLAGE Après avoir vendu sa ferme à son voisin Dénery Girouard
dans le neuvième rang de Princeville, mon père, par arrangement spécial, put
demeurer dans sa maison aussi longtemps qu'il le désirerait, sans payer de
loyer. Il y demeura cinq ans. En juin 1954, il décida de venir terminer ses
jours au village et s'acheta une maison située au 145, rue Richard, à courte
distance de la Place Martin où j'habitais avec ma famille. C'est cette même
maison que j'habite aujourd'hui. Mon père était encore en bonne santé, malgré
ses 74 années. Cependant depuis un certain temps, ma mère se plaignait
d'ulcères variqueux sur une jambe. Elle se faisait traiter par le Dr
Lavallée. Elle devait se tenir la jambe sur une chaise le plus souvent
possible. Elle espérait être rétablie pour le déménagement qui se ferait vers
la fin d'août. Ce déménagement la fatigua car son état ne s'était pas
amélioré. Georgette, mon frère Gérard et moi avons effectué leur déménagement
de la campagne au village. Une fois installé, papa
faisait la plupart des travaux ménagers tandis que maman était retenue assise
près de la fenêtre, la jambe sur un chaise. Le
médecin venait la voir trois ou quatre fois par semaine mais au mois de
décembre, l'anémie l'emporta. Elle nous quitta après trois jours de faiblesse
extrême. Mon père demeura seul dans
la maison. Georgette venait chaque jour préparer sa nourriture et rapportait
son linge à laver chez-nous. Mes frères Clément et Hermann vinrent tour à
tour passer une semaine avec lui; ils revinrent aux Fêtes pour discuter de sa
situation. Finalement, il fut convenu que Georgette, les enfants et moi
viendrions demeurer avec lui. Ce qui fut fait le 15 janvier 1955. CHASSEURS MALHABILES J'avais 33 ans et je ne
m'étais jamais servi d'une arme à feu. J'avais peur des armes, mais je
possédais toujours le fusil de mon grand-père, Onésime Lassonde, un fusil de
calibre 12 qui commençait à avoir de l'âge. L'intérieur du canon était devenu
quelque peu rugueux avec les années. Parfois, je le prêtais et tous ceux qui
s'en servaient me disaient qu'il repoussait fort mais moi, je ne connaissais
pas cela. Nous avions loué un grand
potager chez un voisin et je me rendis compte qu'une bête sauvage venait, la
nuit, y faire des ravages. Je tendis un piège dans nos rangs de blés d'Inde
pour la capturer. À ma surprise, dès le lendemain, je découvris une
mouffette' prise dans le piège. De quelle manière devrais-je m'y prendre
pour m'en débarrasser sans me faire arroser? Il me vint à l'idée de me servir
du vieux fusil pour l'abattre sans danger. Aussitôt dit, aussitôt fait!
Afin de ne pas manquer mon coup, je chargeai mon fusil d'une cartouche slug
(un seul gros plomb). J'épaulai, pris ma mire et tirai. Le fusil recula et me
donna un bon coup dans l'épaule. La balle passa à côté de la mouffette. Je
rechargeai à nouveau et essayai un deuxième coup. Même résultat. Je me repris
une troisième fois. Comme les deux coups précédents avaient sali l'intérieur
du canon, la troisième détonation faillit m'arracher l'épaule et me renverser
sur le dos. Encore à côté de la cible! Finalement, je 1 Mouffette: bête puante-putois. |
(P.321) décidai de laisser le fusil et muni d'une
grande perche, j'abattis l'animal sans me faire arroser. Je remisai le fusil
à sa place, debout en arrière de la porte du salon. À l'automne 1954, un de mes
bons amis, Paul Robert Lacoursière, m'informa qu'il avait localisé beaucoup
de pistes fraîches de chevreuils dans les bois de la paroisse voisine, à
Saint-Louis-de-Blandford, dans le rang dit de la Belgique. «As-tu une
carabine? », me demanda-t-il. « Bien, j'ai un vieux fusil », répondis-je. «
C'est bon, moi j'ai une carabine de l'Armée. On va prendre nos permis de
chasse et on va pratiquer ce sport. O.K.? », lança-t-il. Mon ami Paul nettoya le
canon de mon vieux 12 et on entreprit de faire la chasse avec son frère,
Gérard Lacoursière. Assez souvent, on se rendait sur les lieux et
effectivement, on voyait beaucoup de pistes mais jamais de chevreuil. Après
un certain temps, on se mit à réfléchir: « Les chevreuils, ça sort soit le
soir ou le matin de bonne heure. Mais il faut suivre les lois de la chasse.
Si on se fait prendre soit le soir ou avant le lever de soleil le matin, on
est foutus! » On décida donc de partir de bonne heure le matin pour arriver
sur les lieux au lever du soleil. Au matin, environ deux
pouces (4 cm) de neige recouvraient le sol. Comme prévu, on se leva tôt pour
se rendre, bien confiants, vers Saint-Louis. II faisait encore noir. On
devait circuler les phares allumés. Nos armes non chargées logaient dans le
coffre arrière. En roulant, on aperçut des yeux qui miroitaient. Au loin, on
crut à première vue qu'il s'agissait d'un chat domestique perché sur une
butte, mais en s'approchant, on se rendit compte que c'était un petit
chevreuil. ON L’ATTRAPE VIVANT Comme hypnotisé par les phares de
la voiture, le chevreuil nous regarda venir sans bouger. Mais au dernier
moment, il tourna la tête et partit tout doucement le long de la route, dans
la même direction que nous. Gérard diminua la vitesse de la voiture et prit
le pas du petit animal qui nous devançait légèrement. On s'interrogea sur ce
qu'il fallait faire. Le soleil n'était pas encore levé. « Si on s'arrête pour
prendre nos armes, on va le perdre », disions-nous. Quand l'auto s'avança
jusqu'à sa hauteur, le chevreuil décida brusquement de prendre le champ. Mal
lui en prit car il resta coincé dans une clôture. On s'écria: « On l'emporte
vivant. » On s'arrêta donc immédiatement et d'un bond, on sauta dessus. Je le saisis par une patte arrière. Pas besoin de
vous dire qu'il faisait des efforts pour se libérer. Paul essayait bien de
lui sortir la tête de la clôture mais en vain. Tout à coup, il réussit à
passer à travers la vieille clôture et à nous échapper. En un rien de temps,
nous l'avons perdu de vue. Je me souviens que tout
décontenancés, nous étions demeurés pendant quelques minutes plantés dans le
fossé à nous accuser mutuellement et à nous culpabiliser: « Tu aurais dû
faire ceci, - Toi, tu aurais pu faire cela, - C'est moi qui ai manqué,
j'aurais dû le prendre par le corps, - Vous autres avec une ficelle, vous
auriez pu lui lier les pattes et le tour aurait été joué. » Malheureusement,
même les meilleurs plans, s'ils sont tardifs, ne font pas un succès d'un
échec. Remontés sur l'accottement
de la route, nous avons repris chacun nos places dans la voiture et continué
notre route vers le rang de la Belgique. Arrivés sur les lieux, nous avons
déballé nos armes. Jetant un premier coup d'oeil près d'un ruisseau, nous
avons aperçu dans la neige, de belles pistes fraîches. « Ça ne peut pas se
faire autrement, il vient tout juste |
(P.323) de passer ici. Partons en arrière de lui »,
lança-t-on sans trop réfléchir. Mais au bout d'un moment, nous avons eu une
meilleure idée. « Il va tout simplement se sauver en avant de nous. À nous
trois, travaillons plutôt à l'encercler », décidat-on. On se dispersa donc en deux
directions, s'éloignant de l'endroit où nous pensions qu'il s'était caché
pour ensuite nous refermer sur lui. Tout en aboyant, nous convergions tous
les trois vers le centre de ce petit territoire. Soudainement, comme une
apparition, je vis un beau gros mâle qui, dans une course folle, se dirigea
droit sur moi. En m'apercevant, il fit un saut de côté et changea de
direction. Je n'eus même pas le temps de tirer. Après s'être consultés, on
décida de repartir à sa poursuite en l'encerclant, avec l'idée bien arrêtée
de tirer, lorsque nous le verrions de nouveau. Ce fut peine perdue, l'animal nous
avait filouté. Durant ce temps, un épais
brouillard s'abattit au sol. La neige tombait sous forme de galettes plates.
Le temps s'était assombri presque comme à la brunante du soir. Nous avions
cependant décidé de continuer de chasser. Nous marchions et la neige
recouvrait instantanément nos pistes. Ne voyant plus d'où nous venions, nous
voilà désorientés et complètement égarés. Je me suis arrêté pour
réfléchir avant qu'il ne soit trop tard. J'en profitai pour manger une pomme.
Heureusement, dans le calme de cette pose, je pus entendre au loin le bruit
des automobiles sur la route Trans-Canadienne. En me dirigeant de ce côté, je
parvins à sortir de la forêt, de même que mes compagnons. Nous sommes rentrés
chacun chez-nous, déçus de notre aventure et conscients que nous aurions bien
pu y laisser nos vies ou passer quelques nuits à la belle étoile. (p.324) Comme la
mi-novembre approchait, nous avons abandonné nos randonnées de chasse. ACHAT
D'UN CHALET Je faisais de longues heures
de travail à l'imprimerie, six jours par semaine. Georgette, de son côté,
prenait soin des trois enfants à la maison et ne connaissait pas souvent le
repos. Nous n'avions que les dimanches de libres. Que faire avec trois
enfants en bas âge, pas de voiture et très peu d'argent? Nos sorties se
résumaient à faire des promenades dans le village avec les enfants et à
passer quelques soirées chez nos amis. Heureusement, nos amis
avaient des automobiles et sortaient souvent à l'extérieur avec leur famille.
Assez souvent, chacun leur tour, ils nous amenaient faire des randonnées
avec eux. Une fois, nous étions invités par les Pelletier, une autre fois par
les Lapointe, les Morrissette, Georgette et Eugène Coulombe, Thérèse et Paul
Lacoursière. Nous apprécions leur gentillesse, mais nous aurions aimé prendre
un peu plus d'air frais avec nos jeunes. L'état de nos finances ne nous le
permettait pas. Un beau jour, Paul et
Thérèse Lacoursière décidèrent de se construire un chalet le long de la
rivière Bulstrode, qui serpente entre Princeville et Victoriaville, sur un
terrain appartenant à M. Léopold Daigle. II m'amena voir le terrain et me
suggéra: «Viens, toi aussi, construire un chalet voisin du mien. Ce n'est pas
nécessaire qu'il soit grand et beau. Les enfants auront de quoi s'amuser. » Cet endroit magnifique, peuplé de
sapins et de bouleaux, où le reflet de la lune dansait sur l'eau, jouait sur
mes cordes sensibles. |
(P.325) Paul et Thérèse nous assuraient de leur
aide. «Tu voyageras avec moi en automobile », dit Paul, toujours aussi entreprenant.
« Les femmes et les enfants passeront leurs journées ici et nous, on viendra
dîner, souper et coucher ici le soir. » Quoi de plus invitant? Georgette et moi étions
emballés par cette offre, aussi séduisante qu'imprévue. Comment allions-nous
trouver le moyen de financer une telle dépense? Nous sommes allés voir le
propriétaire, M. Daigle, pour connaître le prix du terrain. « Si tu veux
l'acheter, dit-il, c'est 600 $. Si tu veux rien que
le louer, c'est 120 $ par année et tu peux construire un chalet dessus, si tu
veux. » Je lui ai répondu assitôt: « Marché conclu! Je vais le louer. » Je murmurai fièrement à Georgette: « Maintenant,
nous avons le terrain; on pourra venir ici tant qu'on voudra. On sera
chez-nous et plus tard, on se bâtira un chalet. » Je retournai, songeur, à
la maison. « Quand vais-je trouver le temps de construire le chalet? »,
pensais-je. Quelques jours passèrent et tout à coup, le
téléphone sonna à l'imprimerie. C'était Eugène St-Pierre: « J'ai appris que tu voulais te construire un chalet. -
Oui », lui répondis-je. « Bien, j'ai justement ce
qu'il te faut. C'est un camp de bûcheron qui a été construit l'an passé. Il
est tout neuf. J'ai vendu la terre à bois et je dois enlever le camp
immédiatement. Je te le vendrais pas cher. -
Quelle grandeur? -
Il a 16 pieds x 20 pieds (6 m x 7 m). - Oui, ça ferait mon affaire si c'est pas trop cher. - C'est pour rien, 100 $. -
O.K., je le prends. -
Tu n'as qu'à venir le chercher tout de suite. - Oui, mais arrête un peu! Je ne
suis pas organisé pour aller le chercher dans le bois! Je vais te donner 100
$, mais viens me le porter. - Bon, je vais te l'envoyer porter
par Émilien Rancourt et tu lui donneras 10 $ pour le transport; tu me paieras
le camp quand on se verra. O.K.? -O.K.!
» Tout heureux, je rentrai
dîner à la maison pour en informer Georgette. « On va avoir notre chalet cet
après-midi!, dis-je, triomphant. Comment ça?, questionna-t-elle. » Je lui
racontai mon marché, fait au téléphone, avec Eugène St-Pierre. Contrairement
à ce que j'avais prévu, sa réaction me surprit: « Es-tu fou? Qu'est-ce que
t'as pensé? Ça doit être une vieille cabane! Ça n'a pas d'allure d'aller
placer une cabane de bûcheron près du chalet de Paul et de Thérèse! » Pris au
dépourvu, j'ajoutai: « Attendons de voir avant de juger! S'il n'est pas à ton
goût, je le débâtirai et je vendrai les planches. » Je me rendis donc sur mon
terrain, à l'heure convenue, et Émilien Rancourt arriva avec la cabane de
bûcheron toute neuve. Elle mesurait bien 16' x 20'. Couverture en papier-brique
rouge et murs non peints. À l'intérieur, il y avait seulement un évier. Toute
la surface était libre, sans aucune division. Elle possédait deux petites
fenêtres et une autre grande, d'environ 3 pieds x 5 pieds (lm x 1,50 m), à
l'avant. |
(P.327) Je me hâtai de l'installer sur des
chantiers. Je revins à la hâte à la maison et à l'heure du souper, je
téléphonai à Paul Lacoursière pour lui demander d'embarquer toute ma famille
avec lui, quand il irait souper. «O.K., j'arrêterai vous prendre, dit-il.» En voyant la cabane, je
crois bien que Georgette regretta son emportement initial. Toute heureuse,
elle me confia: « Avec les enfants, je vais la peinturer toute blanche, avec
les cadres de fenêtres bleus. » Je poursuivis en disant: « Je vais faire des
lits superposés avec des planches et on va se faire des paillasses de paille;
ensuite, je ferai une galerie à la largeur du chalet, face à la rivière. » À l'extérieur, je construisis un petit foyer avec
des pierres, qui nous servait pour faire la cuisine. Nous allions nous
approvisionner en glace à la glacière de M. Willie Gagné, sur la terre
voisine. Nous faisions ce trajet par la rivière, en chaloupe. Georgette s'anima d'une nouvelle gaieté, après
toutes ces années de privation. Elle qui avait grandi près de la rivière, à
Sainte-Anne-de-la-Pérade et qui s'ennuyait de l'eau depuis notre arrivée à
Princeville, retrouva un nouveau souffle de vie, près de cette belle rivière.
Merveilleux été! Les enfants s'amusaient
follement à barbotter dans l'eau et à pêcher. Georgette nageait très bien.
Monique et Normand apprirent rapidement les bases de la natation, avec elle,
et nagèrent bientôt comme des poissons dans l'eau. Mon frère Clément vint
aussi passer une partie de ses vacances au chalet. Nageur expérimenté, il donna
quelques précieuses leçons à Normand qui devint, plus tard, un solide nageur
de longue distance. Dans la vingtaine, il traversa même, au complet, la
grande baie de Missisquoi, près de la frontière américaine. (P.328) Toutefois son premier contact avec l'eau
tourna presque au drame. Paul Lacoursière avait en effet installé un quai de
bois flottant sur la rivière, pour amarrer les chaloupes. Comme les visiteurs
et leurs enfants ne manquaient pas de venir à leur chalet, les enfants
prenaient plaisir à aller sur le quai. Le jeu qui les intéressait le plus
consistait à placer sous l'eau, à bout de bras, une grande passoire, en
jetant à la surface des miettes de pain. Au moment où les petits poissons
venaient saisir les miettes de pain, les enfants remontaient la passoire pour
les capturer. Normand adorait ce petit jeu et soudainement, un
soir après souper, alors que plusieurs enfants faisaient tanguer le quai, il
bascula dans l'eau avec la passoire. Il fut sauvé par Jacques, le frère de
Thérèse Lacoursière, qui plongea pour le ramener à la surface. À l'automne, nous avons
quitté les lieux avec tristesse, nous proposant bien d'y revenir l'été
suivant. Durant tout l'hiver, nous faisions des projets, peut-être avoir une
chaloupe à nous, etc. Le printemps venu, nous nous y sommes rendus de bonne
heure pour faire le ménage et s'appareiller pour l'été. Quand le temps fut
venu de déménager au chalet, Paul Lacoursière tomba malade et dut être
hospitalisé à Sherbrooke, durant plus d'un an. Je me retrouvais donc, plus
personne pour nous voyager. Il fallut se faire conduire
par des taxis, les fins de semaines, pour venir à la messe le dimanche et
pour faire le lavage le lundi. Moi, je voyageais en bicyclette midi et soir.
Une distance de trois milles (5 km). Le trajet devint pénible à la longue.
Nous avions quand même passé un autre bel été, bien que Paul et Thérèse nous
aient beaucoup manqué. |
(P.329) Durant l'hiver, on s'interrogeait à savoir
ce que nous réservait la venue du troisième été. Paul se remettait péniblement
de sa maladie aux poumons, ce qui n'augurait rien de bon pour l'été. Entre-temps, mon père
m'offrit de déménager mon imprimerie dans son garage, attenant à la maison.
Un beau geste de sa part, car il ne me chargerait pas de loyer. En plus,
j'économiserais sur le chauffage, puisque le système de chauffage de la
maison pouvait également servir au garage. J'hésitai quand même quelque peu
parce que ce local était trop petit, n'était pas isolé, ni fini à
l'intérieur. Un appel
"surprise" du propriétaire du terrain que j'occupais près de la
rivière brusqua les événements. M. Daigle m'appela au téléphone pour me dire
qu'il ne me louerait plus le terrain. Que si je
le voulais, il faudrait que je l'achète au prix de 600 $, parce que d'autres
personnes lui offraient de l'acheter à ce prix. Notre beau rêve bucolique
s'écroulait soudainement, car je ne possédais pas le montant d'argent requis
pour acheter le terrain. Nous avions la mort dans l'âme. J'ai immédiatement décidé de
débarrasser son terrain, en démolissant mon chalet et d'utiliser le bois pour
isoler et finir le garage de mon père, qui me servirait dorénavant d'imprimerie. Georgette
n'aurait pas à se déplacer pour corriger les épreuves et pourrait répondre
aux clients, lorsque je serais absent. Le terrain fut libéré la
journée même. J'ai ramassé tous les petits gars de la rue Richard, les miens
compris, et les ai équipés de marteaux, haches et barres à clous. Puis, j'ai
emprunté une remorque et transporté sur les lieux ma petite armée de
démolisseurs. (P.330) Vers 4 h de l'après-midi, le terrain était
libre et tout le bois rendu dans le garage, prêt à rembrisser le local de mon
père. J'ai complété le travail par les soirs et, le premier septembre 1956, j'ai transporté tout mon
outillage et ma machinerie au 145, avenue Richard. Je n'étais pas complètement chez
moi, mais c'était tout comme. Mon père me laissait toute liberté de faire ce
que je voulais. Au printemps suivant, j'ai
fait l'acquisition d'un cylindre automatique pour imprimer. Depuis six ans,
j'avais toujours imprimé sur des presses margées à la main. Les représentants
de machinerie d'imprimerie essayaient bien de me vendre une presse
automatique, mais toujours sans succès. Je n'avais pas d'argent et le prix
d'une telle machine se chiffrait à 15 000 $. Inutile d'y penser. Mais les
commandes affluaient de toutes parts. J'engageai deux hommes pour m'aider,
mais je demeurais toujours aussi pauvre. Les représentants me juraient
qu'une presse automatique se payait toute seule. Lorsque j'en parlais à mon
père, j'obtenais invariablement la même réponse: « Ne crois pas ça! II n'y
arien qui se paie tout seul! » Décourageant, n'est-ce pas? Un beau matin, j'étais
réellement démoralisé par l'ampleur des travaux à réaliser. Embourbé de
commandes pressantes, je décidai: « Fini le temps de la réflexion! Je plonge!
Je m'achète une presse automatique! Je n'ai pas un sous, mais il y a
tellement longtemps qu'ils veulent m'en vendre une. Je vais l'acheter et si
je ne peux plus la payer, ils viendront la chercher. » Je pris donc l'autobus pour
Montréal. Je me suis présenté chez l'une de ces compagnies, dont les
représentants m'avaient tant sollicité. |
(P.331) « Qu'est-ce qu'on peut faire pour vous,
monsieur? - Je veux m'acheter une
presse automatique. Il y a longtemps que votre voyageur passe chez-nous pour
m'en vendre une et ce matin, je suis décidé. » Ils firent venir le vendeur
qui avait l'habitude de me visiter et on commença à discuter de la
transaction. Le vendeur me demanda: « Combien peux-tu donner comptant? - Pas un sous. - Eh! bien, on ne peut pas faire cela; la loi
exige que tu donnes la moitié comptant. - Ça fait six ans que tu me répètes que cela se
paie tout seul! Tu n'as aucune raison de ne pas m'en vendre une. - Bien, as-tu des comptes à
recevoir? - Oui, pour environ 500 $. - O.K., tu vas signer le
contrat et tu vas me céder tes comptes à recevoir. Tu feras des paiements
échelonnés sur trois ans, avec 24% d'intérêt sur le plein montant, jusqu' au
36e paiement final. » Malgré ces conditions
usuraires, j'ai complété toutes les formules et signé tous les documents
requis. Le cylindre devait m'être livré et installé prochainement. Je suis
rentré à la maison tout heureux, confiant que je
pourrais le payer, tout en donnant un meilleur service à mes clients.
Cependant, j'ai dû attendre un mois avant qu'elle soit installée et mise en
marche. Mon père avait raison. Ce
n'était pas vrai que cela se payait tout seul. J'ai dû travailler beaucoup
pour la payer. Par contre, il est vrai que cela me permit de faire beaucoup
plus de travail dans un moindre temps. De ce fait, je fus capable de la payer
et de donner un meilleur service à ma clientèle qui me resta toujours fidèle. Tout en faisant mes
paiements mensuels durant ces trois années, je réussis à payer toutes mes
anciennes dettes et à faire quelques améliorations. Mon affaire allait bien.
Monétairement, j'étais un peu plus coulant. J'ai acheté des matelas neufs
pour remplacer les anciens, dans tous les lits. Georgette s'est offert une
nouvelle toilette pour Pâques et moi, un habit et un manteau de printemps. Je
sortais plus de travaux qu'auparavant. Nous étions beaucoup plus à l'aise.
Les enfants donnaient un coup de main de temps à autre et nous vivions
heureux. La presse automatique Frontex me fit épargner le salaire d'un employé
permanent. J'engageai plus souvent des gens à temps partiel, pour le brochage
de livrets ou l'assemblage de feuilles. Souvent, des amies de Georgette
venaient nous aider dans ces travaux. ACHAT
DE MA DEUXIÈME AUTOMOBILE À l'automne 1950, lorsque j'eus
décidé de me lancer définitivement dans l'imprimerie, je dus vendre mon
automobile pour avoir des sous. Depuis, je roulais en bicyclette pour aller
à mon affaire. J'avais bien hâte de pouvoir
m'acheter une nouvelle automobile. En 1957, monétairement, j'étais renfloué
un peu. J'ai donc parlé de mes intentions à mon ami François Simard, vendeur d'automobiles
depuis quelques années déjà. « Je veux m'acheter une vieille automobile, avec
quatre portes, peu importe le modèle », lui dis-je. « Je veux que ce soit bon
et pas cher. » François, qui connaissait bien son affaire, me répondit: «
Oui, je vais te trouver ça! Donne-moi quelques jours. O.K.? » |
(P.333) Durant ces quelques jours, d'autres
vendeurs eurent vent de mon projet et s'amenèrent avec différents modèles de
voitures aux prix variés. J'appellai François pour m'informer du stade de ses
recherches. « Demain, je vais aller à Trois-Rivières et je verrai à cela »,
dit-il. Le lendemain, tel que dit, il arriva avec une Chevrolet 1941. La
voiture avait seize ans mais semblait bien solide. Les deux soles' devaient
être changées et la peinture laissait vraiment à désirer. Elle avait l'air
d'un arbre de Noël illuminé avec des plaques de différentes couleurs, du
gris-bleu en passant par le gros bleu, le violet, le rose et le lilas. On
partit l'essayer; elle fonctionnait très bien. Je demandai à François: « Le moteur est-il bon? Tu connais ça, toi! -II
n'y a pas de problème. Si tu la conduis à 50 milles (80 km) à l'heure, tu en
as pour dix ans. -
Combien ça vaut? -
135 $. Est-ce assez bon marché? -
Oui, je la prends! », fis-je, enthousiaste. Je ne pouvais pas perdre
plus de 135 $ puisqu'elle était licencée2. À cette époque, lorsqu'on achetait une voiture, la
licence était comprise dans le prix d'achat. Laissez-moi vous dire que
François m'avait fait faire un bon marché. Les soles furent refaites par le
plombier Pellerin et je l'ai moi-même repeinte en noir au pinceau. Je l'ai
utilisée durant trois années. Quand j'eus quelques problèmes avec le
différentiel, en novembre, je la revendis pour 75 $. Je retournai voir
François en lui disant: « Il m'en faut une autre pareille pour le printemps
prochain. » L'hiver, je ne l'utilisais pas. Je la laissais enterrée sous la
neige. Au printemps, je remettais la batterie et elle démarrait du premier
coup. ' Sole: marche-pied. Z Licencée: autorisée à
circuler sur la route. Au printemps de 1960, François vint
me voir et me dit: « J'aurais une autre Chevrolet pour toi. Elle est un peu
plus chère que la première mais elle est propre et en bon état. Elle
appartient à mon cousin de Saint-Rosaire. » On se rendit au village de
Saint-Rosaire, non loin de Princeville, pour l'essayer. Finalement, je
l'achetai pour 350 $. C'était une Chevrolet 1948 munie d'un
"booster'". Encore un autre bon marché! Je l'ai utilisée durant
trois années sans aucun problème. Malheureusement, en revenant d'un tour de
la Gaspésie avec ma famille, une autre voiture nous frappa et arracha l'aile
amère, à Beaumont près de Québec. NAISSANCE
D'ISABELLE LASSONDE En 1957, un autre événement
beaucoup plus important survint dans ma famille. À notre mariage, Georgette
et moi avions le désir d'avoir tous les enfants que le Bon Dieu voudrait bien
nous prêter. En 1956, nous en avions trois, le plus jeune, Réal, marchait
sur' ses sept ans. Après cinq ans d'attente, nous n'espérions plus en avoir
d'autres. Nous croyions que notre famille se limiterait à trois enfants. Nous
avons eu une belle surprise car, après sept ans, une autre fille viendrait
enrichir notre foyer. C'est avec étonnement qu'au mois d'août 1956, Georgette
se rendit compte qu'elle était enceinte. On annonça immédiatement la nouvelle
à nos amis et on apprit qu'une amie, Mme Eddy
Bergeron, attendait elle aussi un enfant, après sept années d'attente. Au début, Georgette se découragea à la pensée
qu'après sept ans, elle aurait pu perdre le tour avec les enfants et que ses
capacités auraient diminué. Elle était songeuse à
l'idée qu'elle devrait prendre soin et élever ce bébé en présence de mon père
âgé qui vivait avec nous. Elle craignait de se sentir espionnée. 1 Booster: dispositif pour
augmenter la puissance d'un moteur. 2 Marcher sur: se diriger
vers. |
(p.335) Les jours et les mois passèrent. Avec mon
support et celui de ses amies, elle connut une grossesse relativement facile
et accoucha à l'Hôtel-Dieu d'Arthabaska, le 28 avril 1957, vers 7 h 30 du
soir. Georgette et moi étions prêts à accepter soit un garçon ou une fille.
Cependant, notre préférence penchait pour une fille, vu que nous avions déjà
deux garçons et seulement une fille. Une autre fille ferait l'harmonie de
notre petite famille et nous étions confiants d'en avoir une. Tellement
confiants que nous avions choisi à l'avance son prénom. Elle s'appellerait
Isabelle. À son arrivée, nous étions
très heureux. Toutefois, les deux ou trois premiers mois ne furent pas
faciles. Isabelle avait contracté une bronchite au cours des premiers jours
de sa naissance et nous avons eu de la difficulté à la soigner.
L'incommodation dont elle souffrait la faisait pleurer. Elle transpirait
beaucoup et attrapait de nouveaux refroidissements. C'était un cercle
vicieux. Le problème mit quelques mois à se résoudre. Plusieurs personnes
nous dirent qu'Isabelle deviendrait notre poteau de vieillesse, c'est-à-dire l'enfant prédestinée qui
assisterait ses parents dans leur vieillesse. Si les dires se concrétisent,
j'aurai sûrement un bon poteau sur lequel je pourrai m'appuyer. DÉPARTS DE MONIQUE ET NORMAND Durant ces années, d'autres événements importants
se produisirent. Je pense aux départs de Monique pour le couvent de
Saint-Hyacinthe, près de Montréal, et de Normand pour le Séminaire Montfort
de Papineauville, près d'Ottawa, où il devait entreprendre son Cours
classique (grec et latin). Monique avait déjà complété une année et demie de
pensionnat au couvent de Princeville. Nous étions un peu habitués à son
absence de la maison pour le repas du soir et le coucher. Mais cette fois,
elle quittait la maison pour aller plus loin et pour plus longtemps. Elle
était en congé les fins de semaine mais nous (p.336) n'étions pas encore riches et la faire
venir toutes les fins de semaine s'avérait trop onéreux. II fallait payer les
études à deux collèges à la fois, Saint-Hyacinthe et Papineauville. Alors,
elle vint se promener aux grandes fêtes et quelques fois durant l'année, pour
des occasions spéciales. Normand lui, était parti au
début de septembre et ne devait revenir qu'au temps des Fêtes, car les règles
étaient très strictes au Séminaire. Ça nous apparaissait bien long mais un
autre événement vint rompre ces absences. Mon beau-père, M. Joseph Lebeuf, du
Cap-de-la-Madeleine, décéda subitement d'une crise cardiaque, le 21 novembre
1960, à l'âge de 65 ans, quelques mois seulement après sa retraite. M. Lebeuf
mourut le marteau à la main alors qu'il réparait sa vieille maison à La-Pérade.
II fut inhumé le 23 novembre. Par coïncidence, le 23 novembre est la date
d'anniversaire de Normand. À l'occasion de ce décès, par faveur spéciale,
Normand obtint du Père Supérieur la permission d'assister aux funérailles. II
se rendit donc au Cap-de-la-Madeleine et repartit tout de suite le lendemain.
Monique se rendit aussi aux funérailles. Nous étions bien contents. Cela
avait un peu diminué le temps prévu de leur absence de la maison. La période
de séparation la plus longue fut celle des Fêtes de Noël jusqu'à Pâques. Même
si nous agissons pour leur bien, il est toujours pénible de voir partir ses
enfants. Monique passa un an à Saint-Hyacinthe et deux
autres années à l'École normale de Victoriaville pour devenir institutrice.
Normand passa deux ans au Séminaire de Papineauville et deux ans à l'Externat
classique, également à Victoriaville, non loin de Princeville. On peut dire que tout allait
relativement bien. J'avais du travail à l'imprimerie, je payais mes dettes et
notre foyer était enrichi d'une autre fille. Nous avions trois adolescents
qui grandissaient à vue d'oeil. Papa habitait avec nous et semblait |
(p.337)
heureux. Nous étions sept à table. Cela prenait beaucoup de sous. CONDUCTEUR
D'AUTOBUS SCOLAIRE Pour arrondir mes semaines,
je faisais du travail supplémentaire, comme conducteur d'autobus scolaire. Le propriétaire,
M. Alarie, m'avait confié la conduite du plus petit de ses autobus. Ça
ne payait pas beaucoup, 25 $ par semaine, mais j'étais content de le faire
parce que ça me donnait quelques sous de plus et surtout parce que cela me
donnait l'occasion de sortir de mon imprimerie pendant une heure environ.
Cela me permettait également de respirer de l'air pur. Toujours enfermé à
l'intérieur avec les vapeurs de gaz, de kérozène, d'encre et de solvants,
j'avais souvent mal à la tête et j'avais un grand besoin de prendre l'air. Par la suite, M. Alarie me
confia un gros autobus. J'ai fait ce métier de conducteur d'autobus scolaire
durant douze ans, en même temps que l'imprimerie. Mon circuit consistait à
ramasser les enfants des septième et huitième rangs de Princeville, soir et
matin, ainsi qu'effectuer un voyage à Victoriaville le matin, avec des élèves
du secondaire. De ces douzes années de service, j'ai retenu plusieurs faits,
anecdotes et souvenirs. Durant la deuxième année, à
cause d'une défectuosité mécanique, j'ai dû faire, une fois, mon circuit du
soir "sur le boeuf'. Cette expression savoureuse réfère à la lente
marche du boeuf. Mécaniquement, cela veut dire conduire en petite vitesse.
Les problèmes commencèrent au bas de la côte, en face de l'Hôtel Manoir où
j'ai dû immobiliser l'autobus pour laisser passer un train de fret sur la
voie ferrée. Je suis reparti sur le boeuf pour monter la côte et la
transmission barra net. Je fis tout mon voyage à vitesse très réduite. M.
Alarie, de retour au garage après avoir fait son circuit, s'aperçut que je
tardais à rentrer. Se doutant bien que quelque chose n'allait pas, il vint à
ma (p.338)
rencontre. II faisait un froid de loup. Donc impossible de travailler
cela surplace. Question devoir ce qui ne fonctionnait pas, il me remplaça au
volant de l'autobus jusqu'au garage et je le suivis au volant de sa voiture. Un autre matin, avec un gros
autobus rempli de 65 jeunes passagers, je manquai de freins en arrivant à la
grande ligne, route transversale formant un "T" avec le 7e rang qui
donnait sur la forêt. Roulant sur le 7e rang à 60 milles (100 km) à l'heure,
il était impossible de tourner à 45°. En l'espace de quelques secondes, je
fus couvert de sueurs froides. Avec l'aide de mon Ange-gardien, je changai de
vitesse et, grâce à la compression du moteur et le frein à bras, je réussis à
ralentir suffisamment pour pouvoir tourner. Heureusement, aucun autre véhicule
ne rôdait dans les parages. Je me rendis à Princeville à temps et fis mon
voyage à Victoriaville sans pédale à frein. Pour ralentir et m'arrêter, je
dansai le tango avec le frein à main et la compression. Un autre matin, sur la glace
mouillée, je ne pus tourner dans une courbe raide. Au lieu de tourner,
l'autobus rentra dans la forêt. Aucun blessé. Tous les écoliers se réjouirent
de l'incident qui leur permit d'arriver en retard à l'école. Ils devinrent
incontrôlables. II fallut deux remorques pour tirer l'autobus de ce bourbier. PRIS À SON PROPRE PIÈGE M. Alarie était un homme à
l'ordre et ponctuel. Il aimait que tout soit fait correctement et il prenait
beaucoup de précautions. Il revenait constamment à la charge avec les règles
de prudence à observer. Entre autres, il exigeait que l'on se serve du frein
à main lorsque l'on devait immobiliser notre véhicule pour un certain temps.
Chacun des conducteurs respectait ses exigences. Comme il tenait à
l'exactitude des départs, tôt le matin, il prenait la précaution de sortir
lui-même les autobus du |
garage, au cas où il y en aurait un qui ferait défaut.
Il les sortait et les stationnait sur son terrain, prêts à partir, le frein à
main bien tendu. Quand les chauffeurs arrivaient, les autobus étaient prêts et
les départs s'effectuaient tels que prévus, à 7 h 251e matin. (P.339)
Un beau matin, les conducteurs aperçurent un des autobus dans le champ
en face du garage, le nez pointé vers la terre, dans un dénivellement de
terrain d'une quinzaine de pieds (environ 4 m). Nous nous demandions bien ce
qui avait pu se produire. M. Alarie avait sorti l'autobus en question et par
distraction, avait omis d'appliquer le frein à main. Pendant qu'il
s'affairait à en sortir un autre du garage, le premier commença à rouler,
traversa la rue et s'immobilisa dans le ravin. Nous avons bien ri dans notre
barbe ce matin-là. M. Alarie lui-même n'avait pas mis en pratique son plus
cher règlement. Voici un autre petit fait drôle. Au temps où je
conduisais le petit autobus, je n'avais, comme passagers, que 25 écoliers. M.
Alarie me demanda de partir le dernier du garage afin de ne pas embarrasser
les autres gros autobus, surtout à la traverse de chemin de fer près de
l'Hôtel Manoir. Souvent, notre défilé d'autobus se trouvait coupé en deux à
cause du passage d'un train, ce qui provoquait le retard de 75 écoliers dans
les gros autobus. Un jour, enfin d'après-midi après les classes,
j'arrivai à l'école pour ramasser les enfants alors que le dernier autobus
décollait. Le frère directeur, exaspéré de faire la surveillance des élèves
dans la cour, m'apostropha d'un ton sec: « Comment se fait-il que t'arrives
toujours après les autres, toi? » Je répondis: « C'est bien simple, c'est
parce que je pars toujours après les autres. » Il tourna les talons en
invoquant tous les Saints du ciel... (P.340) GAUCHERIE D'AMOUREUX Georgette et moi étions toujours très occupés
avec le va-et-vient de l'imprimerie et le travail à la maison. Nous courions
presque continuellement. II arrivait souvent que nous nous retrouvions
seulement à l'heure du coucher. On se parlait toujours à la hâte, souvent par
signe pour que ce soit plus court. Une vraie vie de fou! Un beau soir où je
m'étais libéré un peu plus tôt que d'habitude, je retrouvai Georgette. Une
mise au point s'imposait: « C'est pas possible de vivre ainsi. Nous n'avons
jamais de moments d'intimité, à part le repos que nous prenons ensemble »,
commença-t-elle. «
C'est vrai, c'est pas facile. Moi aussi je voudrais bien faire mieux. On
n'est jamais seul à seul », répondis-je. «
J'aimerais ça partir avec toi quand bien même que ce ne serait que dix ou
quinze minutes », reprit-elle. « Partons en auto et
allons faire du parking' », dis-je en riant. « Où est-ce qu'on va? - Bien, on va faire une randonnée en auto. Je connais les endroits où les
couples ont l'habitude d'aller », ajoutais-je. De fait, j'avais vu plus d'une
fois le soir, des automobiles arrêtées, tous phares éteints dans le petit
rang dix. Il n'y avait qu'une maison dans ce bout de rang. Très peu de
personnes passaient par là. Pour rire, je me dirigeai vers cet endroit. À mi-chemin,
au bas d'une pente abrupte, sur le boulevard Carignan d'aujourd'hui, j'immobilisai ma voiture assez près du
centre du chemin pour ne pas tomber dans le fossé et j'éteignis les phares. ' Faire du parking: gestes amoureux dans une voiture
immobilisée. |
(P.341) Un beau clair de lune se faisait complice
de la chaude nuit d'été pour renforcer notre sentimentalité et notre
romantisme. Nous vivions ensemble un moment d'évasion. Pas d'imprimerie, pas
d'enfants, vraiment seul à seul. Ces délicieuses minutes ne
durèrent pas longtemps. À peine deux minutes s'étaient écoulées quand tout à
coup apparurent dans mon rétroviseur, sur le haut de la côte, les phares
d'une voiture qui roulait à une vitesse folle. Comme mes phares n'étaient pas
allumés, je me suis dit: « Ça-y-est! On va se faire frapper! » J'essayai de
démarrer et de libérer la voie mais le temps manqua. La voiture arriva près
de nous sans avoir ralenti. En m'apercevant, le conducteur fit une manoeuvre
pour m'éviter et rasa de très près le fossé. Comme la glace de mon côté était
ouverte, le dérapage de la voiture fit voler une tempête de gravier dans
notre voiture... Je démarrai enfin et nous
sommes repartis tremblants de peur à l'idée de l'accident qui aurait pu se
produire. D'autre part, je craignais que le conducteur n'ait reconnu mon
auto, ce qui pouvait laisser sous-entendre que j' étais
là à faire du parking avec une autre femme que la mienne... Si la personne
qui conduisait cette voiture se reconnaît à la lecture de ces lignes, je lui
demande de m'excuser pour cette gaucherie d'amoureux imprudent. En quittant
les lieux, Georgette murmura: « Allons nous coucher, c'est mieux. » DÉCÈS
DE PAPA Papa avait vendu ses animaux
en novembre 1946. Il demeura quand même sur la ferme qu'il louait à d'autres
cultivateurs. Il voyait lui-même à l'entretien des clôtures. Durant deux hivers, il loua son
étable à une entreprise qui gardait des juments poulinières pour la
cueillette et la vente d'urine mise en barils de 45 gallons (180 litres).
Dans ce temps-là, on prétendait
que l'urine de juments enceintes possédait des propriétés
spéciales, très utiles dans la composition de certains médicaments et
produits de beauté, entre autres le rouge à lèvres. Après trois ou quatre ans, il
vendit sa terre en deux parties. La partie sur laquelle les bâtisses étaient
érigées fut vendue à son voisin, Dénery Girouard. L'autre partie que l'on appelait
la "terre à Bolduc" fut vendue au beau-frère de Dénery Girouard, M.
Wilfrid Gagné. Par arrangement avec Dénery Girouard, papa et maman
demeurèrent dans leur maison sans payer de loyer jusqu'en 1954, année où ils
vinrent s'installer au village. Ils acquirent la maison sise
au 145, avenue Richard, dans le village de Princeville, de Mme veuve
Armand Girouard, au mois de juin 1954 et en prirent possession au mois de septembre
suivant. Papa n'avait pas encore eu le temps de ranger tous ses effets
personnels et n'avait pu encore se familiariser avec la vie urbaine quand
maman décéda au mois de décembre 1954. Ils avaient vécu ensemble
durant 43 ans. Après tant d'années de vie commune, papa fut bien peiné et
dérouté par le décès de maman. Quelques temps plus tard, nous sommes venus
demeurer avec lui. Cela faisait son affaire car il avait besoin de rompre la
monotonie des jours par de nouvelles distractions. Il avait 74 ans et se
sentait plus en sécurité avec nous. Il aurait trouvé bien difficile de se
nourrir tout seul, de faire ses lavages et l'entretien de la maison. Le
laisser seul était impensable. Quant à nous, cela faisait
également notre affaire. Le logement que nous occupions chez Rosaire Gagné
n'était pas bien grand pour une famille de trois enfants. Il aurait fallu déménager ailleurs avant longtemps. C'était le début de
l'époque où les propriétaires ne voulaient plus louer leurs logements à des |
(p.343) couples avec enfants. Nous
aurions eu des difficultés à nous en trouver un convenable. L'occasion de
venir demeurer avec papa se présenta au bon moment. Bien sûr que cela donnait
plus de travail à Georgette pour la cuisine et le ménage. Bien sûr que
l'entretien de l'extérieur ajoutait à ma tâche. Mais en fait d'espace, nous
étions avantagés et beaucoup mieux logés. Chacun des enfants avait sa
chambre. En pratique, nous vivions dans cette maison de deux étages comme si
la propriété nous appartenait. Papa vécut avec nous dans cette maison pendant
sept ans. Pour occuper son temps, papa
allait à la messe chaque matin. II lisait son journal, puis venait faire un
tour à l'imprimerie dans l'avant-midi. Dans l'après-midi, il allait soit
jouer aux cartes dans le vieil Hôtel de Ville avec d'autres personnes âgées
ou se promener longuement dans le village. Lui qui avait vécu aux États-Unis
aimait bien parler anglais avec des touristes américains ou ontariens,
lorsque l'occasion se présentait. Le soir, il ne ratait pas le feuilleton
télévisé "Les belles histoires des pays d'en-haut" mais à part
cela, il n'aimait pas beaucoup la télévision. Quelquefois, il allait rencontrer
un de ses cousins, Pit Tardif, qui demeurait à Plessisville. Pour lui, les
années s'écoulaient... tout doucement. II avait continué de s'alimenter de la
même manière qu'il le faisait sur la terre: du rôti de porc frais bien salé
avec des patates jaunes et beaucoup de pain. Comme dessert, quelques
pâtisseries; cependant, il n'était pas très porté sur les sucreries. PREMIÈRE CRISE CARDIAQUE En 1960 par un beau matin,
comme à l'habitude, il se rendit à la messe. Il dut sortir avant qu'elle ne
soit terminée. Il arriva à la maison en se plaignant d'avoir beaucoup de mal
à la poitrine et me supplia de faire venir le médecin immédiatement.
J'appelai le Dr St-Hilaire qui demeurait en face de notre maison, mais il
était au chevet d'autres malades. Papa croyait qu'il avait (p.344) une indigestion. Quand le médecin arriva,
il diagnostiqua un infarctus. Comme c'était le premier, il préféra laisser
papa au repos à la maison, quitte à le surveiller de près pendant quelques
jours. Papa se rétablit doucement. Le médecin lui interdit le rôti de porc
frais et les pâtisseries. II lui ordonna de manger beaucoup de légumes. Le Dr
St-Hilaire lui conseilla aussi de ne plus monter les escaliers et de ne
marcher que sur terrain plat. Il lui interdit de monter la côte du chemin de
fer lors de ses promenades. Durant un an, il observa
religieusement les conseils du médecin. Après, il se mit à tricher sur la
nourriture et à monter dans la haute-ville de temps à autre. Au bout d'un
certain temps, une autre attaque le frappa, celle-là, plus grave. Il s'en
remit plus difficilement que la première fois. II marchait un peu dans la
maison mais pas plus. Mes frères vinrent le visiter, puis retournèrent à
leurs occupations. Trois semaines après, il en
fit une troisième. Là, nous demeurions constamment près de lui, jour et nuit.
Un matin, on voulut lui donner à déjeuner mais il n'avait pas faim; il nous
demanda seulement une tasse de thé. Le prêtre vint lui administrer les
derniers sacrements. Le lendemain matin, il s'assit sur le bord de son lit et
après avoir pris quelques gorgées de thé, tomba à la renverse sur le lit. Il
venait de rendre l'âme à 82 ans. Deux minutes auparavant, il m'avait incité à
aller travailler. « Quand bien même que tu resterais près de moi, ça ne sera
pas mieux », avait-il dit. Aussitôt rendu à l'imprimerie, j'entendis
Georgette me crier: « Vite Richard, remonte! » II était trop tard, en ce 10
septembre 1962. Sa mort nous attrista beaucoup. Les semaines qui
suivirent nous parurent longues. Papa était une personne agréable à garder.
II ne fumait pas. Il ne buvait pas. Il était fier de sa personne, toujours
joyeux et aimable. Durant longtemps dans notre imagination, nous le voyions
dans ses activités routi- |
(P.345) nières.
28 ans après son décès, il me revient souvent à la mémoire. Mes enfants, Monique et
Normand, conservent un souvenir ému de leur grand-père Lassonde. Ils parlent
encore avec beaucoup d'émotion des contes et légendes que leur grand-papa
leur racontait, le soir après leurs leçons et devoirs scolaires. Assis dans
sa chaise berçante, il enflammait leur imagination par des récits de princes
valeureux, toujours prêts à défendre de nobles causes. Je les entends encore
dire: «Encore, grand-papa! Juste une autre histoire et on va aller se
coucher! » Et grand-papa, avec un don extraordinaire, leur racontait de sa
voix douce de nouvelles histoires, toujours plus touchantes. Plus la soirée
avançait, plus les contes devenaient féériques, comme la magie des rêves... UNE SÉRIE DE MALHEURS Cette année-là, Georgette et
moi avons commencé à suivre des cours de danse qu'on donnait pour la première
fois à Princeville. Nous étions une dizaine de couples à les suivre. Nos
professeurs, Gaston et Marie Kirouac, rassemblaient le groupe au deuxième
étage du vieil Hôtel de Ville. Nos amis Almanzor et Rita Pelletier avaient
eux aussi décidé d'apprendre à danser avec un autre couple, M. et Mme Roland
Breton de Saint-Norbert, que nous avons connus là. Nous nous rencontrions
pour pratiquer, le dimanche après-midi et le mardi soir de chaque semaine.
Nous avons eu beaucoup de plaisir à apprendre ensemble durant tout l'hiver. ACCIDENT DE
MOTO DE NORMAND Au mois de juin 1964, à la
fin des classes, Normand était âgé de seize ans. J'avais réussi à lui trouver
un emploi pour le temps des vacances. Il devait, en agitant un drapeau,
diriger la (p.346) circulation sur la route en réfection
entre Princeville et Victoriaville. II ne put travailler qu'une journée ou
deux. Le soir du 19 juin, jour de
notre anniversaire de mariage, Normand décida, après sa journée de travail,
de participer avec un copain de classe à une danse sous chapiteau, à
Victoriaville. Son copain, Denis Michaud, qui possédait une motocyclette
genre "scooter", vint le chercher à la maison. À la hauteur de
l'Hôtel Lion d'Or à Victoriaville, les deux copains tournèrent la tête pour
regarder les filles qui entraient sous le chapiteau de toile. Et soudain,
bang! La moto frappa durement l'arrière d'une voiture qui avait brusquement
freiné sur la route, en s'apprêtant à tourner dans l'entrée de l'Hôtel Lion
d'Or. Normand, assis à l'arrière de la moto, fut propulsé par-dessus la
voiture dont le pneu avant lui écrasa la jambe. Transporté d'urgence à
l'hôpital d'Arthabaska, en état de choc nerveux, il avait la figure sérieusement
amochée et la jambe gauche fracturée en huit bouts. Le lendemain, le Dr Côté
l'opéra et lui remit bout à bout les os sectionnés. Pendant plusieurs mois,
la jambe dans le plâtre, il marcha à l'aide de béquilles; en septembre, il
monta en béquilles dans l'autobus scolaire pour se rendre à ses classes à
Victoriaville. Plus chanceux que Normand, son copain s'en tira avec de
légères égratignures et un doigt fracturé. INCENDIE DE LA
MAISON Quelques jours plus tard, le
24 juin 1964, journée de la Fête nationale, un autre grand malheur nous
frappa de plein fouet. Vers 2 h dans la nuit, un incendie éclata dans la
maison, suite, croit-on, à l'explosion de la télévision. Après le départ des
pompiers au lever du jour, je me suis retrouvé sur la pelouse avec ma femme,
Monique, Réal et Isabelle (Normand étant encore à l'hôpital) et plusieurs
citoyens de Princeville, à regarder les ruines de la maison, encore
fumantes. |
(P.347) Les pompiers réussirent à sauver le carré
de la maison mais l'intérieur et le ménage furent complètement brûlés ou
calcinés. Mon père avait fait couvrir sa maison par une assurance de 5 000 $
seulement. Moi, au renouvellement de cette assurance, j'avais hésité à la
reprendre car nous n' avions jamais passé au feu et
je pensais que cela ne se produirait jamais. Il me restait encore deux
paiements à faire sur ma presse automatique. Étant libéré de ces paiements de
235 $ par mois, je me proposais de faire hausser le montant d'assurance sur
la maison mais trop tard, elle brûla avant. Par testament, mon frère Gérard
et moi avions hérité de la maison à parts égales. Après la mort de mon père,
Gérard et moi avions pris arrangement pour que je puisse continuer à habiter
et à entretenir la maison. Comme elle n'était assurée que pour une valeur de
5 000 $ et que l'assurance ne déboursa que 3 500 $ parce que les murs étaient
demeurés debout, je devais emprunter de l'argent pour reconstruire. Je dus
donc, en premier lieu, payer la moitié de la valeur de la maison à mon frère
Gérard et emprunter 15 000 $ pour la rendre habitable. À la suite de tous ces
malheurs, le décès de mon père, l'accident de Normand et finalement
l'incendie de la maison, j'étais devenu découragé et nerveux. J'avais
embauché mon voisin, M. Raymond
Garneau, entrepreneur en construction, pour refaire l'intérieur de la
maison. Avec l'aide de plusieurs citoyens de Princeville, on déblaya les
lieux pour recommencer à construire. À travers tous ces événements, il
fallait bien que je continue à imprimer, même si j'étais souvent dérangé par
les ouvriers ou par M. Garneau, pour la conduite des travaux. LA
PRESSE À IMPRIMER À LA CASSE Mais le malheur continua de
s'acharner sur moi. Un matin, par distraction, j'échappai des fournitures
d'imprimerie dans ma presse automatique, ce qui provoqua la rupture des (P.348) grapins et de la chaîne à délivrer le
papier. Je venais de faire mon dernier paiement et d'un coup, elle était hors
d'usage. Je dus la scrapperl parce qu'elle avait été fabriquée en
Suède, que la compagnie n'existait plus et qu'il s'avérait impossible de
trouver de nouvelles pièces. Je dus donc acheter une presse neuve. 10 000 $
venaient ainsi s'ajouter à mes dettes déjà importantes. À 42 ans, je dus recommencer
complètement à neuf. Nous avions été traumatisés par tous ces malheurs
successifs. En l'espace de quinze jours, je crois que Georgette et moi avions
vieilli de dix ans... Heureusement, nous avons eu
le support moral, l'encouragement, le secours matériel et monétaire de
plusieurs personnes, tels nos voisins, nos parents, nos amis, de nombreux
citoyens et d'organismes de Princeville. M. et Mme André Cloutier, le
gérant de la Caisse populaire, avaient bien voulu recueillir Normand à sa
sortie de l'hôpital. Ils le gardèrent tout l'été avec leur fils Pierre qui
était son grand copain de jeunesse. M. et
Mme Paul Morrissette, nos amis, recueillirent Réal pour l'été. Enfin, M. et
Mme Rolland Dubois, les parents de l'ami de Monique, l'avait prise comme leur
fille pour le reste de la saison. Mon cousin, Willie Girouard, me prêta sa
petite roulotte que j'installai dans la cour de l'imprimerie et qui nous
servit de maison. Nous avions gardé avec nous
la petite Isabelle qui n'avait que six ans. Paul Lacoursière m'avait offert
son chalet mais j'ai préféré habiter sur les lieux du sinistre pour le temps
des réparations. ' Scrapper: envoyer à la casse. |
(P.349) ACCIDENTS ÉVITÉS DE
JUST'ESSE La nervosité et les
préoccupations de cette période furent telles qu'elles faillirent provoquer
deux accidents. L'hiver précédent, Georgette et moi avions animé le cours
d'orientation des foyers, ici à Princeville, sous la direction et l'appui de l'abbé Dubé, notre vicaire.
Une fois la session terminée à la fin juin, le mouvement organisa à
Arthabaska, une rencontre de tous les animateurs et animatrices de notre
secteur. Nous n'avions vraiment pas le goût de nous rendre à cette réunion
mais nous avons quand même fait l'effort d'y assister. Nous avions décidé de
nous y rendre pour faire acte de présence et de revenir aussitôt à la maison. Normand, qui marchait en
béquilles et habitait chez M. Cloutier en haut de la Caisse populaire, vint
ce soir-là constater les dégâts à la maison incendiée et voir comment
avançaient les travaux de construction. Nous lui avons demandé de garder
Isabelle le temps de notre absence. À notre départ, il était assis sur la
galerie de la cuisine et Isabelle, accroupie sur le trottoir, figure à la
rue, s'amusait à déposer du sable dans une petite chaudière à l'aide d'une
petite pelle. Comme elle se trouvait près
de la voiture stationnée, nous lui avons lancé « Fais attention Isabelle! »,
juste avant de démarrer. Toutefois, au même moment, elle pivota sur ses pieds
et elle se retrouva le derrière à la rue. Le pare-choc de l'auto l'atteignit,
lui fit perdre l'équilibre et elle tomba en bas du trottoir. La roue arrière
de ma voiture lui effleura le talon. Heureusement, elle n'eut aucun mal,
juste le talon de sa chaussure arraché. Voyant le danger, Normand s'était mis
à crier mais nous ne l'entendions pas. Sans penser à ses béquilles, il avait
couru, vers Isabelle, sur ses jambes dont une était fraîchement raboutée'.
Après nous être assurés que ni Isabelle ni Normand n'avaient de mal, nous
nous sommes rendus à la réunion à Arthabaska, ébranlés par cette maladresse. ' Rabouté: mis bout à bout. (P.350) Après quelques minutes en compagnie des
participants, nous repartions pour Princeville. Nous roulions peut-être à
vingt milles (35 km) à l'heure. Aux environs du Palais de Justice, un jeune
enfant sur un tricycle sortit d'une entrée avec l'idée fixe de traverser la rue;
il passa droit devant nous. Heureusement que je ne roulais pas vite car je
l'aurais heurté. En appliquant les freins, je réussis à immobiliser ma
voiture sans le toucher, mais j'ai attrapé la tremblotte et le coeur m'a
débattu vivement jusqu'à la maison. Au cours de ces pénibles
jours, nous avons reçu beaucoup de vêtements, de vaisselle, de plats
préparés à notre intention pour nos dîners, d'accessoires et d'ustensiles de
cuisine. Une centaine de personnes nous ont fait des dons en argent. Les
dirigeants de la chorale de l'église prirent l'initiative de faire, dans tout
le village, une collecte de fonds d'un montant imposant qui a été fort
apprécié dans les circonstances. Le Conseil des Chevaliers de Colomb de
Princeville se montra aussi généreux. Je profite de l'occasion pour remercier
encore tous ces gens qui nous ont aidés dans ces moments difficiles. Avec les
précieux conseils de notre curé, le chanoine Eugène Demers, l'encouragement de M. le maire,
Maurice Talbot, et l'appui des citoyens, parents et amis, nous avons pris
notre courage à deux mains et nous nous sommes relevés, avec le temps, de
cette pluie de malheurs. Le premier septembre, un peu
plus de deux mois après l'incendie, nous avons pu habiter de nouveau notre
maison et terminer peu à peu les travaux qui restaient encore à faire. Pour
se créer une nouvelle source de revenus nécessaires au paiement de
l'hypothèque, nous avons décidé d'aménager confortablement le deuxième étage
de notre maison pour garder des chambreurs. Cela nous a beaucoup aidés. Nous
avons loué ces chambres durant seize années après quoi, nous avons cessé
cette occupation parce que nous étions fatigués du va-et-vient des chambreurs
et du travail supplémentaire que cela occasionnait. |
(P.351) LA TENTATION DE VANCOUVER À la fin de l'année scolaire
1964, Monique termina ses études à l'École normale de Victoriaville. Elle
avait gradué juste avant l'incendie de notre maison. Maintenant diplômée pour
enseigner à l'école primaire, elle préféra occuper une autre fonction qui lui
avait été offerte au sein de la Commission scolaire de Princeville. Elle
occupa donc le poste de secrétaire et assistante-directrice de l'École
Sainte-Marie. À l'occasion, pendant un jour ou deux, elle remplaçait les
institutrices absentes. De son côté, au mois de
septembre, Normand retourna au Collège classique à Victoriaville, sur ses
béquilles. Il y retournait un peu à reculons. Avec la Réforme de l'éducation
appliquée aux collèges publics dans ces années-là, Normand prétendait qu'il
servait de cobaye à des expériences pédagogiques et était persuadé qu'il
allait perdre une année d'étude. Même s'il ne supportait plus d'être enfermé
au Séminaire dans la discipline la plus stricte, il préférait les matières
enseignées au Séminaire, notamment le grec, le latin, l'histoire et la
littérature, aux matières enseignées à l'Externat classique. On y enseignait
pourtant les mêmes matières qu'au Séminaire, mais avec une insistance plus
marquée sur les mathématiques, la physique et la chimie. NORMAND QUITTE LE COLLÈGE De septembre à décembre, il
se rendit quand même à ses cours, mais l'intérêt n'y était plus. Aux vacances
des Fêtes, il revint à la maison avec tous ses livres, disant qu'il ne
retournerait plus au collège, qu'il allait travailler. Georgette et moi
étions découragés de son plan. Mais, comme on dit souvent que le temps
arrange les choses, je conseillai la patience à Georgette:
« Attendons voir ce qui se passera! » Était-ce une crise d'adolescence
passagère? Était-ce plus sérieux? Était-il fatigué de ses longs mois en béquilles? Au
primaire et au Séminaire, il avait obtenu des notes brillantes; mais à
l'Externat classique, ses notes déclinaient de mois en mois. Avant l'incendie de notre
maison, j'avais songé à tout vendre, à quitter Princeville pour aller m'établir
avec ma famille à Vancouver, en Colombie-Britannique, après avoir brièvement
jonglé avec l'idée de déménager en Australie. À Vancouver, la température
serait plus clémente, les salaires plus élevés et toute la famille pourrait
apprendre l'anglais. Il n'y avait pas de chômage dans cette province de
l'Ouest. Mon projet sembla, au premier abord, sourire à tous à la maison.
Cependant, l'incendie de juin nous avait bouleversés et le projet fut mis au
rancart. L'automne venu, même après
avoir repris le collier, le découragement refit surface et l'idée de ce
projet recommença à me trotter dans la tête. Un bon matin, deux de mes amis,
Jean-Guy Lapointe et Émilien Labrie, m'apprirent qu'ils partaient tous deux
pour dix jours à Vancouver. Ils allaient visiter leurs fils qui travaillaient
à Port Alberny, B.C. « Tu nous as déjà parlé que tu voulais aller t'établir
par là », dirent-ils. « Viens avec nous pour voir à quoi cela ressemble
Vancouver! » Je leur répondis: « Moi, je ne veux pas aller me promener; je veux
déménager à Vancouver. Mais je ne suis pas encore prêt, ma maison n'est pas
vendue. » Nous avons argumenté un peu et ils ajoutèrent: « Penses-y encore un
peu! Tu nous donneras ta réponse le plus tôt possible parce que nous avons
déjà nos billets. Si tu décides de venir, il faudra réserver le tien
aujourd'hui même car nous partons lundi. » «JE PARS POUR VANCOUVER! » À midi, je montai dîner. Les
enfants, déjà réunis autour de la table, furent surpris quand je leur dis en
plaisantant: « Je pars pour Vancouver! » Plus sérieusement, Georgette reprit: |
(P.353) « Vas-y! Va voir si tu peux trouver un
emploi, si les enfants peuvent aller à l'école à Vancouver sans perdre une
année à cause du changement de langue... - Moi, je n'ai pas besoin d'aller voir, je suis prêt à
partir et une fois rendu, y demeurer », répliquais-je. « Ce n'est pas logique de t'en aller ainsi à l'aventure
avec ta famille. Commence par aller voir », répondit-elle. « II me semble que c'est vous autres qui auriez
besoin d'y aller. Viens avec nous!" » ajoutais-je, d'un ton agacé. «
On n'est pas pour aller là tous les deux! », fit-elle. « Bien, vas-y toute seule avec Émilien et Jean-Guy.
Moi, je n'ai pas besoin de voir », rétorquais-je. Je peux vous dire que le dîner fut
interrompu à plusieurs reprises par la discussion. Finalement, on me persuada
d'y aller seul. Nous sommes donc partis, les trois hommes, le lundi matin
pour aller voir. J'ai bien vu ce que je
m'attendais à voir: des fleurs, de belles maisons, de belles montagnes, de
belles forêts, de beaux parcs, de superbes marinas; côté économique, des
salaires élevés, la nourriture au même prix qu'à Princeville, les vêtements
un peu plus dispendieux qu'au Québec, le prix des maisons plus élevé mais les
voitures non détériorées par l'hiver; la majorité des gens possédaient deux
voitures, une auto standard et une voiture modifiée pour le sport; quantité
de gens possédaient deux ou trois bateaux. Pour la température, elle variait
entre 70° et 90° Fahrenheit (21° et 32° Celsius). Il plut souvent durant
notre séjour mais on nous dit qu'il n'avait pas plu depuis l'hiver dernier. « Si on déménage ici »,
pensais-je, « il y a au moins deux choses que je peux faire en attendant que
les choses se précisent. Je peux conduire un autobus scolaire et je peux travailler
dans une imprimerie. » À Princeville, je gagnais
maintenant 35 $ par semaine pour conduire un autobus. Je me suis donc
présenté à une compagnie de transport scolaire de Vancouver et on m'offrit
135 $ par semaine, soit 100 $ de plus qu'à Princeville. Je visitai également une
imprimerie et je m'informai des postes disponibles. Un gérant me répondit en
anglais qu'il avait tout le personnel dont il avait besoin. Je lui fis part
de mes intentions de quitter le Québec pour venir habiter à Vancouver et je
lui posai la question suivante: « Pensez-vous que je pourrais me trouver du
travail dans l'imprimerie? J'ai quatorze années d'expérience dans ce domaine.
» II me répondit qu'il connaissait un autre imprimeur de langue anglaise qui
aurait peut-être besoin de mes services parce que, parmi ses clients,
certains étaient de langue française et que cela lui causait des difficultés.
II prit l'appareil de téléphone et appela son ami. Il lui expliqua ma
présence chez lui et lui offrit mes services. Finalement, il m'obtint un
rendez-vous. Je le remerciai vivement. «ANYTIME YOU ARE WELCOMEu Les salaires payés en
général dans l'imprimerie en Colombie-Britannique étaient supérieurs de deux
dollars l'heure à ceux du Québec, dépendant du métier exercé à l'intérieur de
l'imprimerie. Je ne me rendis pas rencontrer l'imprimeur pour ne
pas lui faire perdre son temps. Si nous décidons de déménager à Vancouver,
j'irais le rencontrer en premier. Je l'ai quand même appelé pour lui dire que
je retournais chez moi pour en discuter avec ma famille et que, dans
l'éventualité où mon projet se |
(P.355)
concrétiserait, je le reverrais dans quelques temps. « O.K.
I shall give you my assistance », dit-il. « Anytime you are welcome. » Je me rendis également à
la Commission scolaire pour m'informer des formalités nécessaires à l'entrée
de mes enfants à l'école anglaise. On me répondit qu'il n'y aurait
probablement pas de problèmes parce qu'ils étaient déjà rendus à un niveau
assez élevé de scolarité. On ne voyait pas de problème non plus pour
Isabelle, la plus jeune, qui s'intégrerait rapidement au milieu anglais. Avec mes deux compagnons,
nous avons fait un merveilleux voyage. La seule ombre au tableau fut
l'absence de nos épouses qui n'ont pu comtempler les beautés de ce coin du
Canada. La dixième journée, vers le
10 octobre, nous sommes débarqués à Dorval sous une grosse pluie froide. Nous
nous sentions de nouveau pénétrés par la misère. Nous sommes rentrés chacun
chez-nous en échangeant nos impressions. En arrivant à la maison, je dis à
Georgette: « Il ne reste plus maintenant qu'à fixer la date de notre départ.
Le plus tôt sera le mieux. » FIN DU RÊVE Toutefois, son attitude
avait changé. Georgette ne voulait plus partir. Elle prétendit qu'il était
préférable de demeurer à Princeville, dans notre province natale. « On a des
amis, des parents », dit-elle. « Là-bas, nous serons complètement seuls. Nous
n'aurons personne sur qui compter. Ici, nous avons eu la preuve que les gens
nous aiment bien. Ils nous ont tous aidés lors de l'incendie. On doit
réfléchir plus longuement avant de prendre une décision. » (P.356) Depuis plus d'un an, Monique, âgée
maintenant de dix-sept ans, fréquentait régulièrement Jean-Claude Dubois de
Princeville, un étudiant en technologie médicale qui poursuivait ses études
à l'Université de Montréal. Elle y était fortement attachée et commençait à
songer au mariage. Déjà bilingue du fait qu'elle avait séjourné brièvement à
Oakville, Ontario, dans un échange avec Betsy Inkster venue apprendre le
français à Princeville, elle ne voyait pas d'intérêt à déménager à Vancouver. Normand avait seize ans.
Mordu par l'histoire du fait français au Québec, il ne rêvait que de la
France et des Français. II ne voulait rien savoir des Anglais de la
Colombie-Britannique. Mon affaire ne baignait donc pas dans l'huile. Réal,
lui, avait douze ans et se disait prêt à partir, affirmant qu'il complèterait
ses études en anglais et qu'il saurait bien se trouver un emploi à la fin de
ses études. Puis Isabelle, sept ans, n'avait pas une opinion très arrêtée sur
le sujet. Elle accepterait ce que nous déciderions de faire. Ainsi, comme trois personnes
sur cinq votèrent contre le projet, je me suis incliné et j'en ai fait mon
deuil en me disant: « C'est fini, je n'y pense plus! Puisque ça se présente
de cette façon, il faut croire que c'est mieux comme ça. Je ne suis pas pour
amener ma famille vivre là-bas à reculons. N'en parlons plus. » Je me suis
remis au travail avec ardeur en pensant: « C'est ici dorénavant que tu devras
trimer, Lassonde. » Un deuxième cours de danse
se donna cette année-là à l'école Sainte-Marie. Nous en avons profité pour
reprendre notre cours interrompu par l'incendie. Nous y avons retrouvé
plusieurs de nos amis, entres autres Bruno et Jeannine Poisson. Je
connaissais Bruno depuis le temps de l'école. Nous nous étions quelque peu
perdus de vue puis retrouvés à la chorale de l'église alors qu'il demeurait
sur la rue Richard, à deux pas de chez-nous. Nos épouses avaient fait
connaissance lors d'une |
(P.357) soirée de la chorale organisée chez Peter
Heeremans, un Hollandais immigré à Princeville, à l'occasion de la fête de
Sainte-Cécile, patronne des musiciens. Pour mettre en pratique les
nouveaux pas de danse, il arrivait souvent que nous allions veiller ensemble
le samedi soir. Nous nous adonnions' bien avec eux et avions beaucoup de
plaisir à danser et à placotter2 ensemble. UN
VENDEUR DE PERRUQUE TENACE Dans les semaines
précédentes, un vendeur tenace s'était présenté à l'imprimerie. Il s'acharna
après moi pour me vendre une perruque! Dans la trentaine, j'avais commencé à
perdre mes cheveux et j'étais devenu à demi-chauve. Il se mit à m'expliquer
de quelle manière la maison qu'il représentait fabriquait ces perruques
exceptionnelles. Tout nouveau sur le marché, ce produit protégeait aussi la
tête contre tous les chocs! La perruque tenait parfaitement bien sur la tête
et il était impossible à qui que ce soit de s'apercevoir que vous en portiez
une. Tout en essayant de me
persuader, il sortit tout à coup un marteau de sa poche. II continua de
vanter la résistance de son produit, quand soudainement, il s'asséna
volontairement un coup de marteau sur la tête! Je restai saisi devant cette
manoeuvre peu commune, car je ne m'étais pas rendu compte qu'il portait une
perruque. Construite en "bakelight", un plastique moulé très
résistant, la perruque consistait en une série de mèches de cheveux très bien
reliées à la structure. Revenu de mes émotions, je le remerciai de sa
percutante démonstration en lui disant que je préférais demeurer à
demi-chauve que d'essayer de m'habituer à porter cette prothèse. Il me laissa
donc sa carte et disparut. 'Adonner:
bien s'entendre. 2 Placotter: bavarder. (P.358) Après son départ, je me suis mis à
réfléchir à cette perruque originale. « Si je veux m'en fabriquer une, je
peux le faire », pensais-je. II m'a tout raconté sur la fabrication de cette
perruque. Alors un beau jour, j'ai commencé à travailler à ce projet spécial.
Lors d'une soirée de danse, le samedi soir, je racontai mes expériences à Bruno.
II m'écouta et se dit bien intéressé à voir le résultat de mon essai. Après la soirée, on invita
Bruno et sa femme Jeannine à venir prendre des roties et du café à la maison.
En entrant, Bruno s'assit dans une chaise berçante, complètement à l'opposé de
notre réfrigérateur et il me dit d'un air moqueur: «Montre-nous donc ta
perruque! » Je partis donc chercher mon oeuvre et lorsque je revins, il se
tourna vers Jeannine pour faire une blague: « Regarde Jeannine, la perruche à
Richard! », dit-il, en substituant le mot "perruche" à perruque.
Avant même de terminer sa phrase, il ne put se contenir et il ria de sa
blague tellement de bon coeur qu'il en perdit son dentier qui glissa sur le
prélart jusqu'en-dessous du réfrigérateur, à l'autre bout de la pièce. Nous
riions à nous tordre les boyaux, si bien qu'on ne put examiner sérieusement
mon oeuvre inachevée... La fin de cette soirée resta marquée dans nos
mémoires; il arrive souvent, lors de nos rencontres, de faire revivre cet
heureux moment. AVENTURE EN GASPÉSIE Au cours de cette même
année, en 1963, nous avons tenté une expérience mémorable. Les enfants s'en
souviennent encore comme si c'était hier. Nous avions décidé, toute la
famille, de faire le tour de la Gaspésie en faisant du camping avec une tente
piquée par terre. Nous étions partis vers 2 h de l'après-midi, à la veille
d'un gros orage. Il faisait une chaleur écrasante. Vers 6 h, nous arrêtions
dans un terrain de camping à Beaumont, en face de Québec, lequel donnait sur
le fleuve avec une falaise d'environ 150 pieds |
(P.359) (90 m)
de hauteur. Vers 8 h le soir, l'orage commença, ponctué d'éclairs et de coups
de tonnerre. Le vent voulait nous emporter avec la tente. Les piquets
arrachèrent et l'auvent chargé d'eau céda sous la pression, en nous arrosant
tous. Notre voyage n'avait pas très bien débuté mais
tout le reste du parcours fut merveilleux, compte tenu des conditions très
particulières de ce voyage. Surtout, cette vaste randonnée n'avait pas coûté
cher. La gazoline, l'huile, les couchers et les dépenses totalisèrent
seulement 100 $ pour six personnes. Le coût de la nourriture avait été
calculé séparément. Nous avions emporté notre épicerie et nous avions pris
quelques repas de poisson sur place. Au départ, il faut dire que notre vieille
Chevrolet 1948 était chargée à bloc. Six personnes avec tous les vêtements et
la nourriture pour une semaine! Mais ce n'est pas tout. Une grande boîte de
bois posée sur le toit contenait la tente et tout l'équipement de camping,
les couvertures, deux pneus de rechange et deux cinq gallons (120 litres)
d'huile à moteur. Cette bonne vieille voiture "pompait l'huile" au
maximum et réclamait une pinte (1 litre) d'huile à tous les 100 milles (225
km). Elle était tellement chargée qu'à chacune des bosses de la route, la carrosserie
frappait directement sur l'essieu. ARRÊTA UX PEI7TS MÉCHINS Aux alentours de Rimouski, dans le
Bas-du-Fleuve, Georgette me dit: « Tu dois être fatigué; je vais prendre le
volant pour un bout de temps, O.K.? » Elle n'avait jamais conduit une voiture
chargée aussi lourdement. En entrant à Rimouski même, une grosse côte se
dressa devant nous. En l'apercevant, Georgette prit panique. Elle était
prête à tout lâcher. Rapidement, je lui lançai: « Pèse à fond sur la pédale à
gaz!' » On réussit à monter. Rendue sur le haut de la côte, elle avait eu si
peur qu'elle en tremblait. Elle s'arrêta et me remit le volant entre les
mains. 1 Pédale à gaz: accélérateur. (p.360)
Le soir venu, nous nous sommes arrêtés pour la nuit au village des
Petits Méchins. Près de l'eau, après avoir piqué notre tente, Georgette
prépara le souper pendant que moi, je dressai la table. Les jeunes admiraient
les vagues qui venaient se briser sur les rochers. Soudainement, ils
aperçurent au loin un objet qui flottait à la dérive. Chacun se demandait ce
que ça pouvait bien être. La vue rivée sur cet objet, nous attendions avec
impatience son arrivée jusqu'à nous. À notre surprise, une grosse bouteille
de vin italien, remplie et bien scellée s'échoua sur la rive. Les jeunes
n'eurent qu'à la cueillir sans peine. Au même moment, Georgette nous invita à
s'approcher de la table. Tout en satisfaisant notre appétit, nous dégustions
ce délicieux vin. Pendant une heure environ, nous jouissions de
ces moments reposants près de l'eau. Mais un insecte vicieux vint troubler la
fête en piquant Monique à la paupière. En un rien de temps, son oeil fut
complètement bouché par l'enflure. Nous l'avons traitée avec les moyens du
bord, soit un oignon retenu sur l'oeil par un bandeau pendant deux jours. L'enflure
diminua puis disparut complètement. Le lendemain, nous reprenions la route avec tous
nos bagages. Parvenu au Pic de l'Aurore, en Gaspésie, j'aperçus soudainement
en face de moi une longue descente et au bas, un tournant à 45° suivi d'une
longue remontée. Je voyais au loin des véhicules traînant des roulottes
immobilisées au milieu de la côte, incapables d'avancer. Dans mon auto, la
majorité des jeunes dormait sur la banquette arrière. Après le tournant à
45°, j'embrayai le moteur en deuxième vitesse. Puis, de la deuxième, je
passai en première, sur le boeuf. Mais trop tard, le moteur étouffa. PAYSAGE GRANDIOSE En moins de temps qu'il ne faut pour le dire, tout le monde se réveilla
et descendit de voiture. D'un côté, un rocher |
(P.361) escarpé et de l'autre, un précipice se
jetant dans la mer. Un paysage d'une beauté saisissante mais extrêmement
dangereux. Je pus tout de même immobiliser le véhicule avec les freins; puis
je redémarrai le moteur et continuai mon chemin sans mes passagers, allégeant
d'autant la voiture. Georgette ne voulait à aucun prix remonter dans la
voiture. Apeurée, elle décida de se rendre à pied à l'observatoire du sommet
du pic avec les enfants. Nous avons bien retenu le nom de cet endroit
difficile d'ascension; au sommet, un panorama grandiose s'étendait devant
nous, comme si la force des montagnes et de la mer s'étaient unies pour
sculpter un paysage de géant assoupi. Poursuivant notre
itinéraire, nous avons passé une journée à Gaspé et une autre à Percé, site
exceptionnel. Ensuite, nous avons filé vers Bonaventure et Price. Sur ce
parcours, nous avons rencontré une longue descente, vraiment apeurante, aux
environs de Chandler. C'était toute une descente! On indiquait aux
conducteurs de se servir de la compression du moteur pour ménager les freins.
Tout à fait au bas de la côte, un plongeon vers la mer nous attendait si nous
faisions la moindre fausse manoeuvre. Rapidement, j'ai utilisé la
compression en deuxième vitesse, puis en première vitesse; mais à cause de
l'énorme poids de la voiture, je dus de plus en plus utiliser les freins pour
réduire davantage la vitesse. Vers le milieu de la descente, nous commençions
à respirer un peu quand une odeur inaccoutumée nous envahit. Tout le monde se
demandait ce qui se passait. Moi, je le savais pertinemment bien; mais je
n'en ai soufflé mot à personne pour ne pas causer de panique à bord. En
réalité, les bandes de freins rougissaient de chaleur à cause d'une utilisation
abusive. Si je devais continuer trop longtemps, le feu pouvait prendre dans
les roues ou détruire complètement les freins. Le frein manuel, inutile d'y
penser car il ne fonctionnait pas. Donc, à la grâce de Dieu! En appuyant
sporadiquement sur les freins, nous sommes arrivés au bas de
la côte sains et saufs. (P.362) Nous
avons remercié la Sainte-Vierge de nous avoir protégés d'une tragédie quasi
certaine. Sur le chemin du retour,
nous visitions tout ce qu'il y avait d'intéressant. Le soir venu, comme il
pleuvait et que personne n'était intéressé à dresser la tente sous la pluie,
nous nous sommes dit: « Filons vers Edmundston au Nouveau-Brunswick;
peut-être la pluie cessera-t-elle en cours de route. » Toutefois, plus nous
avancions, plus il faisait mauvais. « On est aussi bien de se rendre
directement chez-nous », pensa-t-on. « Même si nous arrivons tard, nous
coucherons dans nos lits ce soir. » En arrivant à Saint-Pascal,
dans le comté de Kamouraska, une éclaircie dégagea le firmament. Tout allait
bien maintenant; nous roulions et roulions, les jeunes endormis sur la banquette
arrière. II n'y avait plus que Georgette et moi qui fredonnions des chansons
pour ne pas nous endormir au volant. « II serait peut-être prudent d'arrêter
un peu pour se délasser », suggéra Georgette. À 10 h du soir, nous avions
roulé plusieurs centaines de milles depuis le matin. « O.K., lorsque je
rencontrerai un endroit propice, j'arrêterai », répondis-je. ACCIDENT À
QUELQUES KILOMÈTRES DE CHEZ-NOUS Au loin, au pied d'une
grosse côte, je vis un dépanneur restaurant voisin d'un poste à essence. Les
deux cours mitoyennes formaient un bon terrain de stationnement. J'avais
déjà quitté la route pour me rendre sur le terrain du dépanneur lorsqu'au
même moment, deux automobiles venant en sens inverse se frappèrent
face-à-face au milieu de la côte. L'impact fut si violent qu'une boule de feu
jaillit dans l'air. Malgré le choc, une des voitures continua à descendre la
côte à une vive allure, le devant écrasé et une roue arrachée. En passant
vis-àvis de nous, le véhicule bifurqua à gauche et vint arracher l'aile |
(P .363) arrière de ma
Chevrolet, puis alla s'immobiliser dans
la cour de la maison du propriétaire qui habitait tout près. Lorsque j'ai
vu venir cette voiture vers moi, j'ai entrouvert la portière pour descendre.
Mais, je me suis vite ravisé pour demeurer à l'intérieur de la voiture, la
portière refermée. Heureusement, elle ne nous frappa pas de plein fouet. L'impact réveilla
immédiatement les jeunes. Cet accident coûta la vie à une personne et en
blessa d'autres grièvement. Plusieurs conducteurs qui se trouvaient sur la
route perdirent la maîtrise de leur véhicule, percutèrent sur la première
automobile ou se renversèrent sur eux-mêmes. Quand tout s'arrêta, il y avait
sept voitures démolies. Il était plus de minuit lorsque les officiers de la
route terminèrent leurs constats. Nous nous ne trouvions près
de Saint-Vallier. Après avoir bien examiné l'aile de la Chevrolet, au moyen
d'une pelle ronde, d'une hache et d'une barre à clous', nous sommes venus à
bout de détordre un peu la tôle afin qu'elle ne touche pas le pneu. Nous
avons continué notre route vers Princeville. Le lendemain, j'étais fort peiné
en regardant de plus près l'état de ma Chevrolet. « Je ne dois pas la faire
réparer; elle est trop vieille», pensais-je amèrement. « Le choc a probablement
brisé d'autres pièces que je ne vois pas. Je dois la vendre. » Après quelques jours et de
bonnes négociations avec l'évaluateur d'assurance, j'ai obtenu 105 $. Par la
suite, je l'ai vendue au garage Léo Meunier, près de Plessisville, pour la
somme de 100$. Achetée trois ans plus tôt au prix de 350 $, j' en ai
obtenu 205 $. Elle ne m'avait donc coûté en réalité que 145 $ pour
trois ans d'usage. C'était un bon bazou2! ' Barre à clous: tige de métal servant à arracher des
clous. 2 Bazou: nom donné aux vieilles voitures. (P.364) VIE INTENSE Par ce voyage, nous avons
vraiment pris le goût à l'aventure et au camping. Comme l'année suivante
l'incendie détruisit notre maison et que l'été se passa à travailler sans
relâche à sa reconstruction pour pouvoir la réintégrer avant l'hiver, nous
n'avons pas eu le loisir de faire du camping en 1964. Mais en 1965, nous nous sommes joints à la
famille Morrissette qui faisait sa première expérience en camping. Nous en
avons toujours fait depuis lors. Nous avons visité la province de Québec à la
grandeur, les provinces maritimes, un peu l'Ontario et certains États de la
Nouvelle-Angleterre. Durant les années qui
suivirent, notre vie devint encore plus intense. Le travail qui ne
dérougissaitt pas à l'imprimerie, la location des chambres,
l'entretien de la propriété et du deuxième étage nous tenaient occupés. À
cela s'ajoutaient les rencontres de famille, de parenté, d'amis et la
participation à divers mouvements sociaux et associations. Georgette et moi
avons entrepris une série de cours de perfectionnement aux adultes, tels que
l'anglais, l'économie familiale, les relations humaines, la personnalité, la
psychologie industrielle et divers autres cours à caractère religieux,
social, culturel, comme l'orientation des foyers, la catéchèse, la Bible,
l'animation de groupe, la danse sociale, la guitare, la chorale de l'église.
Côté sport, nous faisions du camping toutes les fins de semaine durant la
belle saison. L'hiver, nous allions patiner un peu sur la glace et pratiquions
la danse les mardi et samedi soirs. Georgette et moi aimions beaucoup danser et lors
de nos pratiques avec d'autres couples, nous n'hésitions pas à nous
improviser instructeurs. C'est ainsi que nous avons pu faire profiter nos
amis comme Bruno et Jeannine Poisson, Émilien et Thérèse Labrie, de nos
connaissances de cet art. 1 Ne pas dérougir: surplus de travail. |
(p.365) Plus tard, un groupe de dix couples nous
demanda de leur donner un cours de base de 24 leçons de danse. Nous avons
accepté de le faire pour deux raisons. La première fut que cela répondait à
leur demande et la deuxième parce que ces exercices s'avéraient un excellent
moyen de nous tenir en forme, de conserver la formation que nous avions déjà
reçue, de perfectionner et d'enrichir notre style, tout en nous amusant.
Nous n'avons jamais eu l'idée de gagner notre vie comme professeurs de danse.
Nous l'avons fait parce cela nous plaisait. Nous avons eu le plaisir
d'avoir pour élèves des personnes merveilleusement douées avec lesquelles
nous pouvions progresser chaque semaine. Des gens aimables qui sont devenus
d'excellents amis. Je mentionnerai Léo et Rita Goggen, Eugène et Monique
Gagnon, Ernest et Marie-Claire Ayotte, Michel et Gisèle Baillargeon, Lionel
et Rose Fortier, Rosaire et Mariette Bergeron, Jean et Béatrice Raby, Laurent
et Françoise Turgeon, Rosaire et Rose Alma Vallière et finalement, André et
Dolores Lavigne. II m'arrive parfois de les
rencontrer dans des soirées de danse et quand je les vois évoluer élégamment
sur la piste, je suis heureux en pensant que c'est Georgette et moi qui leur
avons appris leurs premiers pas. Je suis doublement heureux de constater
qu'aujourd'hui, ils dansent mieux que moi. Ils ont continué à pratiquer et à
danser. Plusieurs d'entre eux peuvent aujourd'hui donner un bon spectacle de
plusieurs danses sociales tandis que moi, j'ai tout simplement abandonné. Je
ne danse maintenant qu'à l'occasion de noces ou de soirées organisées et
souvent, ce sont mes anciens élèves qui m'apprennent de nouveaux pas. Georgette et moi, nous nous amusions aussi avec
d'autres couples qui venaient pratiquer chez-nous, soit le dimanche
après-midi ou le mardi soir. On retrouvait Almanzor et Rita Pelletier,
Rolland et Juliette Breton, M. et Mme Hervé Marcoux, M. et Mme Marcel Sévigny, M. et Mme
Marcel Boilard. En lisant ces lignes, je suis certain que chacune de ces
personnes retrouvera les joies et les souvenirs inoubliables de ces soirées
de tango, de cha-cha-cha, de valse, de swing, de rumba, de samba, etc. LES CHAMBREURS(EUSES) En 1964, nous avions décidé
de louer les chambres du deuxième étage pour renflouer nos finances, suite à
des emprunts pour rebâtir la maison et acheter une nouvelle presse. Dans ce temps-là, c'était
nouveau à Princeville. Auparavant, plusieurs familles gardaient des
pensionnaires à leur table. On appelait cela "chambre et pension",
mais des chambres sans pension, ce n'était pas encore à la mode. Princeville
se développait beaucoup à cette époque et plusieurs personnes de l'extérieur
arrivaient pour y travailler. Après l'incendie, nous
avions refait l'intérieur de notre maison et aménagé quatre chambres à
l'étage pour la location. Nous savions que l'année suivante, Monique serait
mariée. Alors, nous avons commencé par louer deux chambres sur quatre. Les
deux premiers chambreurs furent M. Gérard Couture, gérant d'une manufacture
et Mlle Lilas Carrière, responsable du bureau de poste. MARIAGE
DE MONIQUE Monique fréquentait
Jean-Claude Dubois depuis deux ans et tous deux songeaient au mariage.
Graduée de l'École normale de Victoriaville, elle travaillait comme
assistante-directrice à l'École Sainte-Marie de Princeville. Son futur mari
faisait des études universitaires en hématologie. Il travaillait durant les
vacances à l'hôpital Sainte-Croix de Drummondville. Le 17 juillet 1965, ils
réalisèrent leur projet et s'installèrent à (Les
pages 367 à 380 sont à lire dans le livre) |
(P.381)
Victoriaville. Ils s'étaient rencontrés sur un terrain de camping à la
Plage Paquet de Princeville où Lise allait camper avec sa grande amie,
Claudette Morrissette, la fille de Paul, l'ami de la famille. Ils parlèrent
de plus en plus de mariage. Une surprise pour nous car nous pensions bien que
Normand serait le dernier de la famille à se marier. À un moment donné, la
date du mariage fut choisie: décembre 1968. Les préparatifs du mariage commencèrent
aussitôt: arrangements à l'église, orchestre et salle de réception. Tout
semblait bien aller. Cependant, une deuxième surprise nous attendait.
Un coup de fil de Normand nous annonça qu'il venait de remporter deux bourses
d'études de perfectionnement pour aller étudier à Paris, en France, à partir
du 17 novembre. La première bourse provenait du Ministère des Affaires inter-gouvernementales
du Québec et l'autre du Ministère des Affaires étrangères de France. Ce
séjour de perfectionnement de six mois était organisé par l'Office
franco-québécois pour la jeunesse. La date du mariage fut donc fixée au 16
novembre, en l'église de Laurierville. II fallut tout décommander et recommander
à nouveau pour un mois plus tôt. Une vraie course contre la montre! Le 16 au
matin, une fine neige recouvrait le sol. Ils se marièrent à 10 h le matin
devant mon frère Clément, père Montfortain, qui présida la cérémonie. Après
la nuit de noces à l'Hôtel Manoir de Princeville, ils partirent le lendemain
vers Dorval, dans l'auto conduite par son copain Pierre Cloutier, d'où ils
s'envolèrent pour Paris. Départ inattendu et précipité; tout se passa en
l'espace d'un mois. Durant tout l'hiver, nous pouvions suivre leurs allées et
venues par correspondance et par les reportages de Normand sur la France, qui
paraissaient dans les journaux québécois. À 46 ANS, JE RETOURNE
À l'ÉCOLE Ce même automne 1968, le Centre de main-d'oeuvre
du Canada offrit des cours du soir aux adultes, par le biais de la Commission
scolaire de Victoriaville, à l'école Albert Morrissette. Comme je ne possédais qu'une sixième année de
scolarité, j'ai décidé, à l'âge de 46 ans, de m'inscrire à ces cours pour
faire mes septième et huitième années. J'ai dû abandonner mon emploi aux
autobus scolaires parce que j'aurais manqué de temps, étant déjà fortement
accaparé par l'imprimerie et les cours. Deux de nos chambreurs, Jean-Marc
Lamontagne et Pierre Lavigne, s'inscrivirent également à ces cours et voyagèrent
avec moi tous les soirs. Puis une dame Verville, une dame Lessard et une
demoiselle Saint-Cyr joignirent le groupe. À la fin de mars 1969, j'obtins
mon certificat. La fin des classes se termina par une soirée des finissants,
comme chez les jeunes! À l'automne 1969, je n'avais plus d'autobus
scolaire à conduire, ni de cours du soir à suivre. Je me sentais libre comme
l'air. Lorsque M. Poirier, de l'Imprimerie Héon et Nadeau de Victoriaville,
m'offrit de travailler le soir dans son imprimerie pour remplacer
temporairement un employé malade, j'acceptai de le faire pour quelques jours.
Finalement, je travaillais dans cette imprimerie depuis un an lorsqu'en
ramassant un ballot de carton dans l'entrepôt, une hernie m'éclata dans le
bas-ventre. Je continuai à travailler encore quelques semaines mais je dus
prendre congé pour me faire opérer. Après ma convalescence, j'y suis retourné
mais pour recevoir mon congédiement. M. Poirier avait omis de m'inscrire
comme employé à la Commission des accidents du travail et là, il se trouvait
coincé. Je n'ai pas voulu lui causer de problème. Je n'ai pas fait de
réclamation et je suis tout simplement rentré chez moi. |
(P.383) VENTE DE L'IMPRIMERIE Vers 1967, j'ai décidé de
mettre mon imprimerie en vente. Pour faire quoi? Je désirais me trouver un
emploi et ne travailler que huit heures par jour au lieu de faire quatorze,
quinze ou seize heures, tel que je le faisais depuis vingt-et-un ans. Comme
une imprimerie n'est pas une chose qui se vend au voisin, j'ai dû attendre
cinq ans avant de pouvoir la vendre. Je l'ai enfin vendue vers la fin de
septembre 1972. Immédiatement, on m'offrit
d'aller travailler dans un atelier de taxidermie à Montréal, pour les
chasseurs qui désiraient faire monter leurs trophées. Ce n'était pas à la
porte mais afin de ne pas m'arrêter, je décidai d'accepter l'offre, en
attendant de me trouver autre chose. Je travaillai donc dans cet atelier
durant trois mois et demi. J'appris beaucoup de choses
dans ce métier. Au lieu d'empailler les animaux comme on le faisait
traditionnellement, nous utilisions un nouveau procédé moderne qui consistait
à fixer l'animal dans la posture souhaitée, à l'aide d'un produit chimique
qui le rendait dur comme une roche. Je ne pus faire ce travail plus longtemps
parce que les produits chimiques utilisés sentaient tellement forts que j'eus
peur pour ma santé. De plus, je devais passer les semaines à Montréal et
voyager à Princeville les fins de semaine. De retour à Princeville, je
me suis cherché un emploi dans d'autres domaines que l'imprimerie. 26 ans
comme imprimeur, c'était assez, j'étais tanné! Je fit
donc le tour des industries de la région, de Plessisville à Warwick, en quête
d'un travail mais sans succès. « Il va falloir que je retourne travailler
dans l'imprimerie », me dis-je. Encore une fois, j'allai voir les imprimeries
de la région mais toujours sans succès. (P.384) Je croyais qu'ayant pratiqué ce métier
depuis 26 ans, je n'aurais pas de difficulté à me trouver un emploi dans ce
domaine. Au contraire, les imprimeurs de la région, après s'être dit mes amis
durant toutes ces années, me voyaient maintenant comme un ancien compétiteur
pour lequel ils n'avaient aucun égard. Dans leur pensée, je lisais à peu près
ceci: « Maintenant que tu es sorti du circuit de l'imprimerie, on n'est pas
pour te reprendre. » J'avais vendu mes vieux
équipements. Ils pensaient sans doute que je voulais repartir à neuf avec de
l'outillage plus moderne que le leur pour leur faire une concurrence encore
plus féroce. Ils craignaient aussi que j'aille travailler chez eux
temporairement et uniquement dans le but d'aller sentir' et de prendre
connaissance, en détails, de leur affaire. De toute façon, ils ne voulaient
plus me voir. J'en pris donc mon parti. « C'est fini, je ne cherche plus! »,
me suis-je dit. GEORGE'ITE S'OPPOSE À UN RETOUR DANS LES AFFAIRES La seule chose qu'il me restait à faire était de
repartir en affaire dans un autre domaine. Comme j'adorais la soupe et
que j'en préparais souvent, il me vint à l'idée de faire plusieurs sortes de
soupes et de fèves au lard pour les vendre dans des contenants de différentes
grandeurs. J'avais l'idée d'en produire en grandes quantités pour le marché
local, c'est-à-dire pour les personnes qui travaillent et qui n'ont pas le
temps de cuisiner ou pour celles qui reçoivent de la visite inattendue d'un
groupe d'amis ou de parents. J'aurais cuisiné à la vue de tout le monde et
j'aurais servi sur place ceux qui l'auraient désiré. Il faut croire que j' étais avant mon temps avec cette idée qui fut reprise
plus tard avec grand succès et qu'on baptisa 'Aller sentir: espionner. |
(P.385) "TV
Dinner" ou "Repas-Minute". Je trouvais que c'était un beau
projet; mais mon épouse m'arrêta avant que je n'aie eu le temps de lui donner
forme. Elle ne voulait pas que je reparte en affaire.
Elle disait qu'elle en avait eu assez de l'imprimerie. Elle suggérait
d'attendre: « Attends, tu vas finir par trouver quelque chose! » Moi, je
trouvais que cela n'allait pas assez vite. Déjà un an s'était écoulé et je ne
travaillais toujours pas. Chaque jour, je mangeais mon
imprimerie parce que je n'avais pas d'autres revenus que ceux provenant de la
vente de la machinerie. Laissez-moi vous dire que c'était dur à digérer! Finalement, en scrutant la page des
offres d'emplois dans les journaux, je repérai une annonce pour un travail de
pressier à Trois-Rivières, à l'imprimerie Lefrançois. Sans perdre de temps,
le lendemain, je me présentai à l'adresse indiquée. Je trouvai là une personne
âgée, un vieil imprimeur qui ne savait plus trop que faire. Il ne voulait pas
abandonner son imprimerie, mais d' un autre côté, il était presque forcé de
le faire parce que son fils, qui avait toujours travaillé pour lui, avait
quitté l'imprimerie pour enseigner au cégep. Il pensait vendre son atelier
mais ne parvenait pas à se décider. Alors, il m'engagea pendant
quinze jours, le temps de voir si je ferais l'affaire avec, peut-être en
arrière-pensée, l'idée que son garçon reviendrait au bercail. Il sembla bien
satisfait de mes services. Cependant, le vendredi soir, quand il était obligé
de me faire un chèque de paye de 300 $, il aimait moins cela. Après trois
semaines, je lui demandai s'il avait décidé de me garder. Si oui, je
déménagerais à Trois-Rivières le plus tôt possible parce que j'habitais
temporairement chez Louis, mon beau-frère, au Cap-de-la-Madeleine. Il
répondit: « Oui, j'ai réfléchi, je m'entends bien avec toi, je vais te
garder. À nous deux, on va continuer comme avant. » J'annonçai immédiatement la
nouvelle à Georgette: « M. Lefrançois a décidé de me garder; alors on
déménage à Trois-Rivières. II faut se chercher un logement. J'irai en visiter
par les soirs au cours de la semaine prochaine. » Le lundi, je racontai cela à
mon beau-frère Louis qui m'informa que, voisin de son nouveau chalet sur la
Rive-Sud, il y avait un beau chalet à louer, habitable à longueur d'année. « C'est une belle place au bord du
fleuve », me dit-il. « Tu n'as que le pont de Trois-Rivières à traverser et
t'es rendu à ton travail.» Je téléphonai à Georgette de venir me retrouver le
vendredi soir pour aller voir le chalet après mon travail. On partit donc le
voir. Il n'était pas bien grand mais très propre. À 190 $ par mois, le prix
nous convenait. Je signai un bail et payai le premier mois. On projeta de
déménager la semaine suivante. Le lundi matin, dès que
j'eus mis les pieds dans l'imprimerie, je me rendis compte que M. Lefrançois
était gêné par quelque chose que je ne pouvais imaginer. Alors je lui
demandai: « Ça va, M. Lefrançois? Vous avez passé une bonne fin
de semaine? - Oui », dit-il, « mais j' ai bien discuté avec mes garçons en fin de semaine.
Celui qui était parti pour l'Armée va peut-être revenir prendre ta place,
s'il peut en sortir. - La semaine dernière, vous m'aviez dit que vous
me gardiez », lui répondis-je, complètement atterré. « Moi, je me suis loué un logement avec un bail.
Vous devrez payer à ma place chaque mois si vous ne me gardez pas. - Je sais
bien. Tu ne pourrais pas casser ton bail? |
(P.387)
-Peut-être bien, mais ça ne sera sûrement pas sans frais. - Je vais
essayer de te trouver un emploi dans une autre imprimerie dont je connais
bien le propriétaire, Jean-Maurice Desrosiers. - Je le connais bien moi
aussi! Il était à l'École de l'imprimerie avec moi, lors de cours d'été
donnés à Montréal en 1964. » II l'appela au téléphone et
lui expliqua la situation. Il lui dit que je rendais de bons services mais
qu'il avait décidé de prendre le plus jeune de ses garçons, s'il réussissait
à sortir de l'Armée. Intéressé, M. Desrosiers me convoqua à son bureau et je
me rendis le rencontrer immédiatement. Après une brève entrevue, il
m'embaucha sur-le-champ en me disant qu'il avait beaucoup d'ouvrage et que je
pourrais faire du temps supplémentaire autant que je le voudrais. Je
travaillai à cet endroit comme pressier durant quatre ans et demi. DÉMÉNAGEMENT AU CAP-DE-LA-MADELEINE Georgette, Isabelle et moi, nous nous sommes trouvés un logement sur la rue Notre-Dame au
Cap-de-la-Madeleine. On s'y installa, pensant vendre notre maison à
Princeville et finir nos jours là. Georgette se trouvait près de ses deux
frères, Georges et Louis, tous deux résidant dans cette même ville. Un ennui
mortel nous assomma. Le logement, trop exigu comparativement à notre maison à
Princeville, était tellement froid qu'il fallut se faire installer une
fournaise au gaz propane pour suppléer au chauffage régulier. Nous avions
seulement une porte de sortie par un petit escalier étroit et serpentant. Isabelle fit son entrée à la
Polyvalente du Cap mais là non plus, ça n'allait pas du tout. Cette école
secondaire abritait une surpopulation d'étudiants. Isabelle avait de la
difficulté à retrouver les salles de cours où elle devait se rendre. Le
système d'information ressemblait à une tour de Babel. De plus, au début elle
ne savait pas quel autobus prendre pour s'y rendre. Lorsqu'elle le sut, les
conducteurs d'autobus déclenchèrent la grève pour un mois. Nous étions au début
d'octobre lorsque nous avons déménagé. Il pleuvait à boire debout; il plut
ainsi durant tout le mois. Moral au plus bas. Je faisais du temps
supplémentaire presque tous les soirs. Georgette pensait retrouver
ses frères, mais Louis travaillait de longues heures irrégulières à l'usine
de papier Wayagamack. On ne savait jamais quand il rentrait chez lui ou
quand il était au repos. Pas facile de le voir. Ma belle-soeur, Fernande,
occupait un emploi à temps partiel chez des personnes âgées et n'était pas
souvent libre à la maison. L'autre frère de Georgette,
Georges, camionneur à l'emploi de Baptiste Transport, faisait deux voyages
par jour de Trois-Rivières à Montréal, avec du ciment en vrac. Il commençait
vers 5 h 30 le matin et rentrait chez lui le soir, à 7 h 30 ou 8 h. Il
n'avait pas beaucoup le goût de recevoir de la visite et de veiller. Sa femme
faisait de la couture à domicile avec une machine industrielle. Rémunérée à
contrat, elle n'avait donc pas de temps à perdre. De plus, elle devait
prendre soin de ses enfants Lise, Gilles, Colette et Michel. Il ne lui
restait pas grand temps pour la visite. |
(P .389) GEORGETlE
RETOURNE À PRINCEVILLE Moi, j'avais bien des gens
avec qui je pouvais m'entretenir à l'imprimerie mais Georgette était
complètement seule à s'ennuyer au logement. Après un certain temps, elle
déclara: « Moi, je ne veux plus rester ici! Je retourne à Princeville dans
notre maison! J'aurai au moins quelque chose à faire. Je pourrai m'occuper
des chambreurs et de l'entretien de la maison. Je serai avec mon monde que je
connais depuis 25 ans. » Durant l'hiver, elle fit un
séjour à l'hôpital. Les médecins décelèrent un infarctus silencieux. Elle
mit du temps à se rétablir. Isabelle avait hâte de terminer cette année
infernale à la Polyvalente du Cap. En fin de compte, nous
avions donc décidé de retourner à Princeville avec notre ménage. Moi, je me suis
pris un appartement au Cap pour les jours de semaine. Je venais passer les
fins de semaine à Princeville. Maintenant que j'avais un emploi, il n'était
pas question que je l'abandonne pour essayer d'en chercher un autre. Tous mes bons amis de
Princeville ainsi que mes enfants, gendres et brues nous aidèrent à déménager
de nouveau. Pour descendre les meubles de là, j'avais acheté 75 pieds (20 m)
de câble, ce qui avait bien amusé mon ami Bruno. Durant quatre ans, j'ai
voyagé les lundis matins et les vendredis soirs de Princeville à
Trois-Rivières et à l'inverse, sur toutes sortes de routes enneigées,
glissantes, raboteuses, parfois détournées pour la construction de la 55 aux
approches du pont, pour la construction du viaduc au-dessus du chemin de fer
du Canadien Pacifique, pour les travaux de construction de l'aqueduc et des
égouts à Sainte-Eulalie, qui ont duré un an. Longues semaines de travail au
Cap, courtes fins de semaine heureuses à Princeville. (P .390) GOÛT POUR LA
PEINTURE Pour chasser l'ennui des
soirées à l'appartement, il me vint à l'idée d'essayer de faire de la
peinture; j'aimais beaucoup visiter les expositions de tableaux. J'ai pensé
que faire de la peinture pourrait devenir une bonne occupation à ma retraite.
J'y pris goût rapidement; les soirées devinrent agréables. Même si parfois ma
production ralentissait, je n'ai jamais vraiment abandonné. Maintenant que je
suis à ma retraite, je peux m'y adonner plus souvent et les heures passent
sans que je m'en rende compte. Au Cap-de-la-Madeleine, je
travaillais dans une grosse imprimerie. Nous étions environ une soixantaine
d'employés parmi lesquels je comptais de nombreux amis. II me fait plaisir de
passer les voir de temps à autre à l'imprimerie ou à leur domicile. II arrive
parfois que quelques-uns d'entre eux viennent me rendre visite pendant les
vacances d'été. Cela me fait toujours plaisir de les recevoir. Je voudrais
souligner que j' avais de merveilleux patrons très
compréhensifs: Jean-Maurice Desrosiers et son père. Les contremaîtres étaient
des bons garçons mais évidemment, comme employé, il m'arrivait parfois de les
détester, mais je n'ai jamais eu de rancune envers eux. Des gars honnêtes et
travaillants qui faisaient leur devoir. Souvent, la manière dont ils
accomplissaient leurs tâches ne me convenait pas, mais quand je songeais aux
responsabilités qui leur pesaient sur les épaules, je les appréciais mieux
et comprenais davantage le peu d'espace qu'ils avaient pour manoeuvrer,
coincés entre les employés qui réalisent l'immédiat et les patrons qui
préparent l'avenir de l'entreprise. CHANGEMENT D'AUTOMOBILE Lentement, les choses se
replacèrent. Avant que Georgette et Isabelle ne réintègrent notre maison à
Princeville, nous avons fait un grand ménage. Nous avons peint murs et
plafonds, |
(P .391)
puis posé du tapis sur tous les planchers. Côté mobilier, nous avions
déjà un téléviseur-couleur et nous avons changé notre ensemble de salon. Rien
de luxueux mais tout respirait la propreté. Un nouveau chez-nous accueillant
et chaleureux. Au mois de septembre, Isabelle fit sa rentrée en classe à la Polyvalente
de Plessisville. Moi, je continuais de travailler au Cap-de-la-Madeleine.
Georgette voyait aux affaires de la maison et aux chambreurs. Je faisais de
bons salaires et nous pouvions nous permettre de dépenser un peu plus. J'avais toujours eu des bazous comme voitures.
Un bon jour, pour la première fois, je m'achetai une voiture qui valait
quelque chose, une Valliant 1973, qui n'avait eu qu'une seule propriétaire,
une veuve, madame Sinotte. Peu habitués à me voir dans une telle voiture, les
gens avaient de la difficulté à me reconnaître... Tous les membres de ma
famille étaient heureux de cet achat mais, hélas, ça ne devait pas durer
longtemps. Après deux ans d'usage, j'avais brûlé la transmission
durant l'hiver, lorsque je voyageais à l'école du soir à Victoriaville. Un
soir de tempête, je l'embourbai dans la neige avec tous mes passagers. Pour
sortir du banc de neige, j'effectuai des manceuvres de va-et-vient trop
intensives. Comme résultat, la transmission refusa d'embrayer pour reculer et
ne fonctionnait plus qu'en marche avant. Quand je la stationnais, il fallait
toujours que je le fasse de manière à pouvoir repartir d'avant. Pas pratique
du tout! Je risquais de tomber en panne en cours de route. J'aurais bien aimé
attendre pour l'échanger à l'automne, quand les voitures neuves font leur
apparition, mais je ne me voyais pas passer tout l'été avec un véhicule qui
risquait de me lâcher à tout moment. Un beau jour de juillet, de passage à
Plessisville avec Georgette, nous avons décidé d'arrêter voir les automobiles
chez un concessionnaire GM. Dans les prix que je voulais payer, (P .392) il
n'y avait que des bazous plus mal en point que ma voiture. Au moins la mienne
était propre! Un vendeur s'approcha pour me servir au moment où je
m'apprêtais à quitter les lieux. II m'offrit un beau Buick Skylark, toit
rigide, quatre portières et très propre. « Je n'ai pas suffisamment d'argent pour m'offrir une voiture de ce
prix-là! », dis-je. « Je vais vous faire
un bon prix », reprit-il. « II doit y avoir un
défaut caché! », répondis-je. « Non pas du tout! Moi, je suis gérant ici et je
prêche toujours à mes vendeurs de se débarrasser le plus tôt possible des
voitures prises en échange. Ce Buick-là, c'est moi-même qui l'ai pris en
échange au printemps et je n'ai pas encore réussi à le revendre à sa juste
valeur. J'ai l'air de quoi auprès de mes vendeurs? II faut qu'il disparaisse
de la cour au plus tôt. Le seul défaut, comme vous pouvez le voir, c'est un
accroc sur le toit de vinyle causé par un support à skis. L'ancien
propriétaire m'a dit qu'il avait de la difficulté à le faire démarrer durant
l'hiver. Allez donc l'essayer! Faites-le examiner si vous le voulez! Voici
l'adresse de l'ancien propriétaire », dit-il, rassurant. Georgette et moi sommes donc partis voir l'ancien propriétaire de la
voiture qui nous répéta la même chose que le vendeur: « J'avais de la
difficulté à le faire démarrer en hiver et je suis tanné de cette automobile.
Je m'en suis acheté une neuve avant de mourir », lança le septuagénaire. Nous sommes retournés au garage et je lui offris
250$ de moins que le prix demandé. J'exigeai qu'il vérifie sur place la
condition des freins, du tuyau d'échappement et du silencieux. «
S'il y a quelque chose qui ne fonctionne pas », dis-je, « vous le changerez à
vos frais. » Souriant, il lança: « Marché conclu! » |
(P .393) On vérifia les freins qui s'avérèrent en
excellente condition; mais l'Y en-dessous de l'auto laissait à désirer. Comme
convenu, il me le remplaça. Nous sommes partis avec le Buick après lui avoir
laissé mon Valliant pour la somme de 200 $. J'ai tellement aimé ce Buick que
j'ai failli pleurer quand je l'ai livré au ferrailleur en 1981. Après six années de loyaux services, il réclamait
beaucoup de réparations et la pourriture le rongeait peu à peu. Georgette
possédait un Acadian bien propre dont elle ne se servait presque pas. Elle me
suggéra: « Prends ma voiture pour remplacer le Buick; je le prendrai à
l'occasion quand j'en aurai besoin. » Et c'est ce que nous avons fait pendant
trois ans. RÊVES D'ENFANT Dans ce temps-là, on insistait beaucoup sur le
fait de préparer correctement sa retraite. Semble-t-il que beaucoup d'hommes,
pourtant en bonne santé, mouraient au début de leur retraite. Après avoir
travaillé dur toute leur vie, brusquement, ils n'avaient plus rien à faire
quand la retraite sonnait. J'étais bien d'accord avec
l'idée de diminuer le travail doucement, de prendre plus de loisirs et de les
occuper à des choses que, pour diverses raisons, je n'avais pu faire au cours
de ma vie. Comme je n'avais jamais
pratiqué de sports d'équipe, j'ai alors songé à mes rêves d'enfant lorsque
pour étrennes, je recevais quelquefois des boîtes de peinture et des
pinceaux. Quel beau passe-temps! Assez souvent, j'allais visiter les
expositions de peintures car cela m'intéressait. Je me plaisais dans de tels
endroits. J'aurais aimé pouvoir réaliser moi-même des toiles. «Pourquoi ne
pas commencer dès maintenant » pensais-je. « Quand le temps de la retraite
arrivera, j'aurai déjà acquis quelques connaissances dans ce domaine. » Alors que j'étais au Cap-de-la-Madeleine, une fois
la décision prise, je me suis mis immédiatement à l'oeuvre. J'ai eu beaucoup
de difficultés et cela m'a demandé énormément d'efforts, de courage et de
patience mais l'effort en valait la chandelle. Aujourd'hui, j'ai réalisé
environ 60 tableaux. CONSTRUCTION D'UN CAMP J'ai pensé que toujours
faire la même chose deviendrait monotone. J'ai donc décidé de réaliser un
autre de mes rêves d'enfant. Quel petit garçon n'a pas rêvé de se construire
un camp dans la forêt? Pour ma part, j'en avais souvent rêvé. « Déjà, j'aurai
la peinture comme passe-temps et un camp à construire moi-même. Je mettrai
cinq ans pour le construire et j'aménagerai tous les environs. Je
travaillerai à ce projet durant l'automne. L'hiver, j'irai faire du ski de
fond et de la raquette autour du camp », concluais-je. Je fis part de mes projets à
Georgette qui donna son accord pour la construction du camp mais qui s'opposa
résolument à l'idée que je mette cinq ans à le construire. Effectivement,
sa façon d'agir était diamétralement opposée: elle voulait toujours avoir
terminé ce qu'elle entreprenait avant d'avoir commencé! « Je vais commencer par
acheter le terrain et les fins de semaine, j'irai nettoyer le sous-bois et
ramasser les arbres morts, tout en continuant à travailler au Cap durant la
semaine », décidais-je. Au cours d'une fin de
semaine, je suis allé voir les terrains à vendre dans les environs de Princeville
pour porter mon choix sur deux terrains boisés contigus de 75'x 137'(23 m x
42 m), situé s non loin du village de Saint-Norbert (Norbertville), au pied
des montagnes Appalaches. Les arbres, surtout des cèdres, étaient tellement
fournis que nous avions peine à marcher sur les lieux. |
(P.395) L'achat des terrains eut lieu au mois
d'octobre 1982, cinq ans avant l'âge de ma retraite. Trois mois plus tard, je
me retrouvai au chômage, supposément pour trois semaines. Immédiatement, je
commençai à aller faire du ménage sur mon terrain. Georgette, grande amante
de la nature, voulut aussi participer à l'aménagement de cette petite forêt.
Nous partions donc chaque jour travailler au grand air. Moi, qui avait passé
31 ans renfermé dans les odeurs de peste de l'imprimerie, j'étais très
heureux. Je retrouvais les odeurs de terre et de forêt de la ferme où j'avais
passé mes années de jeunesse. Le soir, nous nous couchions fatigués et nous
dormions profondément. L'automne suivant, je
décidai de commencer les travaux de construction du camp. Le 13 novembre
1983, j'obtins mon permis de construction. Avec mon nouveau gendre, Yvon
Prince, mari de Monique, nous décidions de l'emplacement du camp. II faut
dire qu'Yvon ne vit que pour la forêt. Il s'y trouve à l'aise comme un
poisson dans l'eau. II travaille depuis de nombreuses années comme mécanicien
de machinerie lourde pour l'abattage du bois à papier dans les grandes forêts
de la Mauricie, au nord de la ville de La Tuque. Pour lui, couper des arbres
sur deux terrains ne représentait pas un défi majeur. À chaque fois qu'il
partait pour La Tuque, il disait, selon son expression, « La forêt va se
coucher devant moi. » Yvon abattit donc des arbres
pour qu'on puisse installer les fondations sur des dormants de chemin de fer.
La semaine suivante, avec mon grand ami Paul Morrissette, nous faisions le
faux-plancher. Malheureusement, la saison avançait et nous nous sommes faits prendre par la neige. Les travaux furent abandonnés
pour l'hiver en espérant bien les reprendre au printemps suivant. Le beau
temps arrivé, des amis, tels Almanzor Pelletier, Bruno Poisson, Paul
Lacoursière, Paul Morrissette, deux de mes gendres, Réal Turgeon et Yvon
Prince et moi-même reprenions les travaux de plus belle. Un beau samedi, on
leva le carré de la bâtisse et on posa même les chevrons. Toute la structure
fut érigée en bois rond. (P.396) ATTAQUE CARDIAQUE Puis, la maladie s'en mêla.
J'eus une attaque cardiaque. L'infarctus interrompit de nouveau les travaux;
mais cette fois-ci, je ne savais pas pour combien de temps. Après un séjour
forcé de trois semaines à l'hôpital d'Arthabaska, je dus passer l'été au
repos. Au mois de septembre, j'entrai de nouveau à l'hôpital pour des examens
mais cette fois-ci, à l'hôpital Laval à Québec. Après les examens, les
médecins décidèrent de m'opérer d'urgence. On me fit trois pontages. Après l'opération, lors de mon réveil, je me
sentis comme à l'âge de 35 ans. Merveilleux! Un jeune homme tout neuf, quoi!
De retour à la maison, toute ma famille réunie me trouva très en forme,
compte tenu de la gravité d'une telle opération. Au cours de cette journée,
Normand me demanda: « Qu'est-ce que vous faites avec le camp? Avez-vous pris
une décision? » Je lui répondis: « Je crois bien qu'on va remettre ça à l'année
prochaine. » Ce fut loin de faire l'unanimité. Au contraire, les
protestations fusèrent de toutes parts. « Ah non! On va venir toutes les fins
de semaine pour le finir. On ne peut laisser ainsi un camp à moitié terminé.
Vous nous direz quoi faire et cela ne sera pas long qu'on va le construire.
Vous devez profiter de votre camp le plus tôt possible. » Alors, devant
l'ampleur des protestations, j'ajoutai: « Je veux bien; mais je ne pourrai
pas faire grand-chose d'autre que m'asseoir et donner mes ordres. » Ainsi fut-il! Assis sur une
bûche de bois ou sur un banc, je dirigeais les travaux. De temps en temps, je
leur donnais un bout de planche ou je leur apportais leur marteau ou hache;
au bout de trois fins de semaine, il était construit, même la cheminée de
brique que Normand termina sous une pluie froide, pendant que Réal Turgeon
clouait les dernières tôles du toit. |
(P.397) Une vraie ruche d'abeilles! Les femmes
travaillaient autant que les hommes. Georgette, Monique, Renée, la future
épouse de Normand et Isabelle s'affairaient à nettoyer les environs puis à
charroyer des matériaux et servir les hommes de clous, de fournitures et de
tôle. Durant la collation, j' allais m'asseoir dans
la voiture pour me reposer. Par la suite durant la semaine, je continuais à
travailler chaque jour avec Monique, à faire la finition intérieure. Aux
Fêtes, les travaux furent complètement terminés. Nous avons pu, Georgette et
moi, aller faire du ski et de la raquette le reste
de l'hiver. J'étais évidemment très fier
de ce camp et de la précieuse aide que j'avais reçue de tous pour le
compléter. Mais j'avais quand même un regret... Les choses ne se passent pas
toujours de la manière qu'on le souhaite ou de la manière que l'on prévoit.
J'aurais aimé prendre cinq ans pour le construire et le faire moi-même tout
seul; mais le Bon Dieu voulut que cela se fasse autrement. Au lieu de prendre
cinq ans, les travaux durèrent cinq semaines. Au lieu que ce soit moi seul
qui le fasse, ce sont tous les miens qui l'on fait pour moi. J'avais acheté
mon terrain à l'avance afin d'être prêt à construire ce camp à ma retraite.
Mais non, la construction était terminée lorsque j'ai définitivement pris ma
retraite après avoir été opéré pour le coeur, à l'âge de 62 ans. Je voulais
préparer ma retraite lentement mais au contraire, la préparation de cette
retraite fut de courte durée et la retraite elle-même, prématurée. LA VIE, UN BATEAU À LA DÉRIVE La vie me fait penser à un
bateau dont le gouvernail a été avarié et qui vogue à la dérive. Le capitaine
n'y peut rien; il ne sait pas où il ira s'échouer. Dans mon cas, le sort a
voulu que l'abordage avec la réalité se fasse tout de même assez bien. Dans
l'ensemble, j'ai bien eu mon camp et j'étais très content. Ma femme
également. Elle qui envisageait que cela allait durer cinq ans! Depuis, je
peux m'y rendre aussi souvent que je le (P.398) désire, soit pour travailler ou aller
faire des randonnées dans le bois, faire du ski de fond, de la raquette,
chauffer mon poêle, prendre un café et manger une pomme dans un endroit calme
et paisible, seul ou avec ma deuxième épouse ou ma famille, mes enfants,
petits-enfants et amis. Je n'en demande pas plus. ANNÉES
NOIRES 1979. En faisant une
rétrospective des années antérieures, on peut voir que j'ai beaucoup travaillé,
que j'ai eu une vie bien active et que je me suis impliqué dans différents
mouvements et associations. On voit également que j'ai réussi à me tirer
finalement d'affaire malgré quelques malheurs. J'ai eu aussi beaucoup de
chance, de joie et de bonheur partagé avec mon épouse et mes quatre enfants.
J'envisageais donc et je souhaitais une retraite heureuse avec Georgette où
ensemble, nous pourrions faire de plus grands voyages et nous payer un peu de
bon temps. Encore une fois, mes plans
furent déjoués par la force des choses. Les années suivantes furent remplies
de déceptions, d'amertume, de chagrin et de détresse qui eurent presque
raison de moi sur le plan moral. J'ai vraiment eu l'occasion de mettre à
l'épreuve mon courage; j'ai même dû engager le combat contre un ennemi
inconnu mais redoutable, la déprime profonde. Sur le plan matériel, je
crus un moment que j'avais été l'artisan de mon propre malheur en quittant
mon emploi au Capde-la-Madeleine. LE DÉSESPOIR DU CHÔMAGE Attiré par une augmentation de salaire et par le
rapprochement de mon épouse et d'Isabelle, de même que de mon chez-moi,
j'acceptai un emploi dans une imprimerie de Plessisville, ville voisine de
Princeville. Ce fut le début de la fin! Je fus |
(P.399) d'abord mis au chômage, supposément pour
une période de trois semaines! Les trois semaines s'écoulèrent très vite dans
la hâte de rentrer de nouveau au travail; mais on remit toujours mon entrée,
de semaine en semaine. Après un certain temps, je
compris qu'il valait mieux dresser d'autres plans. Sans plus tarder, je me
suis lancé activement dans la recherche d'un emploi. Dans une démarche confiante,
je me présentais régulièrement dans les bureaux de la région. À chaque porte,
on employait une manière différente pour me répondre invariablement qu'on avait pas besoin de mes services et que j'étais trop
âgé. Dans certains bureaux, la personne en charge du personnel me faisait
remplir des formulaires, question d'être plus polie. La plupart du temps, on
me répondait que le personnel était complet pour le moment. Au premier
contact, d'autres me faisaient un sourire en coin qui traduisait bien le fond
de leur pensée: « Qu'est-ce que tu viens faire ici? T'es bien trop vieux! »
D'autres me répondaient: « Il se présente des jeunes tous les jours; nous
n'avons pas de poste disponible pour le moment. » Enfin, les plus directs me
disaient carrément: « Je te souhaite bien de la chance dans ta recherche mais
tu es trop vieux. » À plusieurs autres endroits, manufactures ou bureaux
d'affaires, on ne me laissait même pas entrer. Une inscription sur la porte
d'entrée se lisait comme suit: « Pour un emploi, veuillez vous adresser au
Centre de main-d'oeuvre du Canada. » Je n'ai pas besoin de vous donner de
détails sur ce que c'est le Centre de la main-d'oeuvre du Canada. Je pense
que plusieurs comme moi ont appris ce que c'est! Au cours de ces années
troublées (1979), il n'y avait pas
que mon âge qui jouait contre moi. Il faut dire aussi qu'à cette époque, nous vivions une récession.
Le bouleversement de l'économie mondiale et les taux d'intérêts trop élevés
avaient rendu les gens d'affaires craintifs. Les investissements se faisaient
au ralenti, les manufacturiers opéraient dans la crainte et l'incertitude.
Tous ces facteurs réunis provoquaient partout une diminution de l'emploi. Au début, je ne m'en faisais pas trop. Je me
disais: «Je ne suis pas le seul à être arrangé' comme ça. Je reçois mes
prestations d'assurance-chômage. Tant et aussi longtemps que j'aurai ces
prestations, il n'y a pas lieu de m'inquiéter outre mesure. Je vais sûrement
finir par trouver quelque chose.» Inlassablement, je continuais à me
présenter dans différentes entreprises de la région et à offrir mes services;
mais on ne vit pas bien richement avec des prestations d'assurance-chômage.
J'utilisais presqu'exclusivement mon temps à remplir des formulaires, à
surveiller les offres d'emploi dans les journaux et à offrir mes services
quand je découvrais quelque chose que j' aurais pu
faire. Je présentais également des demandes d'emploi auprès de grosses
entreprises ou services publics, comme fonctionnaire dans différents
ministères fédéraux et provinciaux. J'ai soumissionné pour des contrats de
distribution de courrier pour Postes Canada et Purolatorz. J'ai
cherché de l'emploi comme livreur dans les pharmacies, comme homme à tout
faire à la Ville et à la Commission scolaire. J'ai soumissionné pour le
contrat de bedeau à Princeville et à Victoriaville. Je suis retourné voir les
imprimeurs. Je suis allé voir les députés mais déception sur déception, il
n'y avait rien à faire. Finalement, j'ai vu une demande comme vendeur de
matériaux de construction et d'isolation pour les maisons résidentielles et
les bâtisses commerciales. À cette époque, nous vivions la crise du pétrole
et les gouvernements octroyaient des sommes assez élevées pour l'isolation
des maisons et bâtisses. Ce genre d'emploi pouvait me convenir mais comme
tout vendeur, la commission sur les ventes constituait la seule rénumération.
Très bien si les ventes augmentent; mais dans le cas contraire, le travail se
fait à perte puisque le coût des démarches, auto, essence, repas, etc. n'est
pas compensé par les ' Arrangé: être placé dans une telle situation. 2 Purolator: poste privée. |
(P.401) commissions des ventes. Ce genre de rémunération
me rendait craintif mais il fallait absolument que je travaille; alors, je me
suis décidé à essayer. Au début, j'ai bien aimé mon expérience parce que je
vendais beaucoup. Cependant, les autres vendeurs à l'emploi de la compagnie
depuis plusieurs années, se rendirent compte que je faisais des affaires
d'or. Ils se liguèrent contre moi et prirent des moyens pas trop loyaux pour
me chasser et me faire disparaître de leur territoire. Ce qui mit un terme à
la vente de produits d'isolation. ADIEU CIGARETTES II faut dire qu'à toute chose, il y a un bon côté. À
la suite des attaques des autres vendeurs, qui avaient pour effet de faire
baisser mes commissions, je suis devenu extrêmement nerveux et stressé. Je
fumais presque continuellement jusqu'au jour où je compris que je
n'améliorais pas ma santé en agissant ainsi. Je décidai de cesser de fumer de
façon radicale. J'avais toujours la gorge embarassée et irritée. Un jour, je
suis allé expliquer cela au médecin. II m'a demandé si je fumais. J'ai
répondu oui et que je fumais passablement. Il m'affirma que ma santé serait
meilleure si je ne fumais pas. De retour à la maison, je ramassai tout ce que
j'avais pour faire de la fumée: cigares, cigarettes, pipes à tabac, etc. Je
suis allé porter tout cela à mon grand ami, Paul Morrissette, qui fumait
encore à cette époque-là. Aujourd'hui, il a compris à son tour et ne fume
plus. Par la suite, j'ai continué
à chercher un emploi permanent; je n'ai trouvé que des emplois à temps
partiel ou des contrats d'une durée limitée. Ainsi, j'ai travaillé dans une
usine de rembourrage et pour un agent de produits de nettoyage sanitaire.
J'ai également fait du lavage et du ménage dans les maisons, dans les bureaux
et édifices publics. J'ai travaillé comme vendeur dans des magasins de
meubles pour le temps des grandes ventes. Aussi, comme vendeur dans un
magasin de tissus à la verge (au mètre), également lors de grandes ventes. J'ai fait aussi du porte-à-porte
avec différents articles, bibelots, coffrets à bijoux, chandelles, tissus à
la verge, etc. J'ai vendu des poêles à combustion lente sur le mail d'un
centre d'achat. J'ai particulièrement affectionné cet emploi car j'ai vendu
beaucoup de ces poêles, très efficaces. J'ai travaillé également pour vendre
des chaises en gros. Je parcourais les magasins de meubles, les salles, les
bars, les hôtels, les foyers, les restaurants et les tavernes. Durant tout ce
temps, je vivais de ces petits revenus réalisés à temps partiel, d'aide de
mes enfants, de parents et d'amis. De telles circonstances nous
font comprendre l'importance de pouvoir compter sur de bons amis, de bons
parents et de bons enfants. Chacun a fait pour moi plus que sa part pour me
secourir et je leur dois de grands mercis. MARIAGE D'ISABELLE À travers le déroulement de
cette vie insécure, un événement joyeux et important agit comme une bouffée
d'oxygène. Isabelle se maria, à l'âge de 22 ans, le 17 mai 1980, en unissant
sa destinée à l'élu de son choix, Réal Turgeon, informaticien. Belle journée
remplie de joies mais aussi d'émotions! Nous étions à la fois heureux de ce
grand jour et malheureux parce que le dernier de nos enfants quittait définitivement
la maison. Isabelle est la plus jeune et celle qui demeura le plus longtemps
avec nous. Nous y étions fort attachés. DÉCÈS DE MON FRÈRE HERMANN Par la suite, mon frère Hermann décéda subitement
à Drummondville. II venait nous visiter une ou deux fois par mois. Il venait
dîner avec nous et retournait immédiatement chez lui, à la maison
Marie-Reine-des-Coeurs à Drummondville. Nous allions le voir assez
régulièrement, nous aussi. Nous ne |
(P .403) passions jamais à Drummondville sans
arrêter le saluer. Il accueillait tout le monde avec sympathie. Et puis un
soir, son Supérieur m'appela pour me faire part qu' on
venait de le trouver mort alors qu'il gravissait un escalier. Quelle nouvelle
atterrante! Nous savions qu'il souffrait du coeur mais nous ne pensions
jamais que sa mort serait si prochaine. En 1983, nous perdions Réal et
maintenant, Hermann disparaissait. GEORGETTE FOUDROYÉE PAR UNE
CRISE CARDIAQUE Georgette avait grande
difficulté à se remettre de toutes ces émotions. Elle faisait des séjours à
l'hôpital pour des examens de plus en plus rapprochés et on la gardait sous
observation. Puis, elle revenait à la maison, déprimée. Elle souffrait du
coeur. Elle fumait et toussait beaucoup. Elle faisait de l'arythmie
cardiaque, c'est-à-dire que son coeur ne battait pas régulièrement, tantôt
trop rapidement, tantôt trop lentement. Chaque jour, je voyais
s'affaiblir ma compagne. Je ne la reconnaissais plus; ce n'était plus elle.
Joyeuse et enjouée, elle était devenue triste, déprimée et s'interrogeait
continuellement sur le sens de la vie. Elle se levait quand même chaque jour
et vaquait à ses occupations, du mieux qu'elle le pouvait. Comme je demeurais
à la maison, ça me permettait de l'aider. Cependant un soir, elle tomba
brusquement par terre, foudroyée par une crise cardiaque mortelle. M’EN REMETTRE À
LUI En l'espace de deux ans, je
fus fortement ébranlé par les événements douloureux qui se succédèrent.
Lorsque trois membres d'une famille disparaissent aussi brusquement, un choc
violent secoue tout notre être. Il y a-t-il quelqu'un de plus cher à une
personne que son fils, son frère et sa femme? Du jour au lendemain, ils ne
sont plus là, disparus pour toujours, sans trop d'avertissement. J'étais peiné, désorganisé,
attaqué au plus profond de moi-même, le coeur meurtri. Figé, sans défense au
milieu de la tempête, on est là à attendre un autre coup. Qui sera le
prochain à être rappelé par le Créateur? On peut bien constater toute la
sympathie et la compassion que proches et amis manifestent et les efforts
qu'ils font pour vous venir en aide et vous soutenir. On l'apprécie beaucoup;
mais le déchirement est tellement grand qu'il est impossible de se faire une
raison et de sortir vainqueur de l'impasse, sans le secours du Bon Dieu.
Comme dans toutes les autres difficultés que j'ai rencontrées au cours de ma
vie, je m'en suis toujours remis à lui pour arranger mes affaires et j'ai
toujours réussi â passer à travers. Il a permis que j'aie de bons enfants et
des amis merveilleux pour m'aider et me soutenir moralement. Lors de ces
événements, je me suis abandonné à Lui. C'est ainsi que graduellement, j'ai
repris goût à la vie en m'efforçant de la vivre de jour en jour, de la même
manière qu'antérieurement... mais avec une blessure à l'âme qui prit beaucoup
de temps à se cicatriser. Les pages 405 à 444 sont à lire dans le livre de Richard Lassonde. |
(p.445) Le mari de Monique, complètement sidéré,
suivait des yeux, impuissant, le drame qui semblait se préparer. J'eus
tellement peur que je cédai immédiatement ma place à un autre copain. Pendant
de longues minutes, j'eus le branlement dans les jambes et remerciai le Bon
Dieu d'avoir évité la catastrophe. Par la suite, je n'ai joué aux fers qu'à
quelques reprises, lorsque bien assuré qu'il n'y avait personne à
proximité... UN
SPORT D'ENTRAIDE Je pourrais vous raconter
beaucoup d'autres faits, anecdotes et souvenirs sur nos randonnées de camping
puisqu'il y a plus d'un quart de siècle que je pratique ce sport, mais je
crois qu'à la lecture de ce chapitre, vous comprendrez toute la joie,
l'agrément et le plaisir que Georgette et moi avons eus, en contact avec la
nature et nos amis. Pour ceux qui n'ont pas la chance de pratiquer ce sport,
je vous dirais que le camping favorise beaucoup la communication et
l'entraide. En vivant près les uns des autres chaque fin de semaine, nous
apprenions à mieux nous connaître, à mieux nous respecter et à nous aimer davantage.
Nous apprenions à partager nos sentiments, nos joies et nos peines.
L'entraide est primordiale. Si un membre du groupe manque de quelque chose,
nous sommes dix pour le lui prêter ou le lui donner, selon le cas. S'il est
mal pris avec un équipement défectueux ou qu'il lui arrive une malchance
quelconque, nous sommes tous là pour l'aider de nos bras ou de nos conseils.
De leur côté, les femmes s'échangent régulièrement de la nourriture ou autre
chose oubliée à la maison. En terminant, je voudrais brièvement
rappeler à mes amis campeurs d'autres faits inoubliables que je ne raconte
pas, faute d'espace. Je me souviens notamment du feu du Lac-à-la-Tortue, au
terrain qui penchait à Kingsey Falls, à mon improvisation comme maître de
cérémonie, à l'abandon d'une guitare, au méli-mélo de la route pour faire le
tour du lac, à l'achat de beans', à la parade lors de la fête des Indiens ' Beans: fèves au lard. (P.446) d'Odanac, à la fête au camping Le Marquis
de Tracy à Sorel, aux soirées du Camping Sainte-Madeleine et du
Camping yogi l'Ours de Sainte-Geneviève-de-Batiscan, à la tempête vécue sur
un terrain de camping à Ottawa, au dîner spectaculaire à la Manic, aux
campements inoubliables à Tadoussac, pont Cartier et Sept-Iles chez Gaétan
Simard et chez Gérard, le frère du Bruno, aux campements lors d'une tournée
dans les Maritimes, à l'intrus dans ma glacière durant la nuit, à
l'écrasement d'une chaise par Bruno à North Rustico, aux palourdes
interdites, à l'attente pour entrer au terrain de camping, à la tornade
essuyée par mes copains à Salesberry Beach, au petit amen prononcé par
Georgette durant la messe au camping Somerset, à la fameuse lecture de
l'épître par notre Bruno, à l'apparition, un soir autour du feu, de deux
personnages qui nous ont semblé être des extraterrestres au départ, costumés
en habits de motoneigistes, montés sur des skis en plein mois d'août par une
chaleur sans pareille, au campement lors du Festival de Saint-Tite où j'ai
passé pour un vétéran de l'aviation canadienne à la recherche de M. Carosse,
au tour du Saguenay-Lac Saint-Jean, au fameux spectacle de La Baie, au 25e
anniversaire de mariage de Jean-Paul et de Réjeanne célébré au camping où on
a reçu dans l'Ordre du Chevalier de la Bûche, tous ceux et celles qui le
désiraient, au campement chez Alcide, là où Jeannine nous avait épatés en
nous faisant connaître ses talents de diseuse de bonne aventure, au camping
du Lac Louise, au camping de la plage Paquet et au camping Labrie (plage des Sables) où nous avons passé de merveilleuses fins
de semaine. Je termine ici, à regret, mes récits sur ce sujet inépuisable. L'IDÉE
D'UN DEUXIÈME MARIAGE Ces derniers chapitres ont en quelque sorte marqué
la fin d'une étape très importante de ma vie, soit 65 années d'âge et 41
années de vie conjugale qui se sont terminées brutalement par le décès de ma
regrettée épouse Georgette, le 25 |
(P.447) octobre 1986, à l'âge de 65 ans et 9 mois.
Cet événement a beaucoup assombri ma vie. Les jours, les semaines et les mois
qui suivirent furent particulièrement douloureux. Même si je m'attendais à
son décès, je n'aurais jamais pensé qu'il se produirait si tôt et si
brusquement. Devant les faits impitoyables, c'est avec amertume que j'ai
fait face à la situation. Complètement bouleversé et désorienté, ce n'est
qu'avec l'aide du Bon Dieu, de parents et d'amis que j'ai réussi à reprendre
mes esprits et à vivre ce que j' appelle une
deuxième vie. Avec cette mort soudaine, il n'y avait plus rien de pareil
comme auparavant. Toutes les choses autour de moi m'apparaissaient
différentes. Mes plans étaient déjoués et j'errais comme dans le néant. Je
n'avais plus qu'une seule raison de vivre, c'était mes enfants. Tout au long de notre vie,
Georgette et moi avons toujours été très près de nos enfants. Lors de son
départ pour l'éternité, ils m'ont beaucoup aidé, par leur support moral, à
franchir cette dure étape. Ils ne laissaient pas passer une journée sans
m'appeler ou venir voir si tout allait bien. Ils ont beaucoup travaillé à me
distraire et essayer de me faire reprendre goût à la vie. Chaque dimanche,
ils se réunissaient autour de moi. Leur présence et l'affection qu'ils me
portaient contribuèrent largement à m'habituer à vivre ma nouvelle vie. Mon
frère Clément veilla lui aussi sur moi, en me téléphonant plus souvent et en
multipliant ses visites. Mes amis ont également fait en sorte que je m'ennuie
le moins possible. Ils continuèrent à me visiter et à m'inviter lors de leurs
réunions ou de leurs sorties. Je remercie de tout coeur d'abord mes enfants
ainsi que mes gendres et mes brus, Clément et tous mes bons amis pour tout ce
qu'ils ont fait pour moi. J'ai beaucoup prié le Bon Dieu parce que je me
sentais complètement incapable de passer à travers cette épreuve. Comme en
confidence, je lui ai dit: « Je vais faire mon possible et tu arrangeras le
reste; je suis certain que tout ira (p.448)
mieux. » On dit souvent « Aide-toi et le ciel t'aidera. » Alors, j'ai
réfléchi: « II faut que je m'aide moi-même d'abord. ». ME TENIR OCCUPÉ J'ai donc décidé de
travailler, de me tenir occupé et de me distraire. Je me suis fixé des
objectifs que je croyais raisonnables. J'ai d'abord décidé de continuer à
assister à la messe chaque matin, de ne pas manquer une pratique de la
chorale de l'église, le mardi soir, de ne pas manquer une soirée de la
Rencontre (mouvement à caractère religieux) le mercredi soir, de ne pas
manquer une pratique de la chorale de l'Âge d'Or, le jeudi soir, de faire le
grand ménage à l'intérieur comme à l'extérieur de la maison, de réparer la
carrosserie de ma voiture et de la repeindre, de réparer un vieil accordéon
que j'avais ramassé dans une poubelle et d'apprendre à en jouer. Mes enfants
m'équipèrent de matériel neuf pour faire de la peinture. Je décidai également
de reprendre le ski de fond à mon camp quand la température se prêterait à
l'exercice de ce sport. J'avais l'habitude d'aider
ma femme dans la cuisine; maintenant, j'avais tout à faire. Après quelque
temps, je découvris que je devais consacrer chaque jour une moyenne de quatre
heures juste pour tenir maison, comme on dit. Je devais d'abord faire
l'épicerie, préparer mes repas, faire le ménage de la maison, le lavage et le
repassage, le soin du linge, les réparations, la pose de boutons et l'échange
des vêtements chaque saison. Cela employait déjà une bonne partie de mon
temps. J'habite une maison de dix pièces que j'ai lavée et astiquée de haut
en bas. J'ai tout sorti et lavé ce qu'il y avait dans les armoires et dans
les garde-robes. Au printemps, je me suis attaqué à refaire la carosserie de
mon automobile quand la température le permettait et rebâtir mon accordéon
quand il pleuvait. |
(P.449) SEUL
AVEC MES SOUVENIRS C'est ainsi que se sont
passés les neuf mois qui ont suivi le décès de Georgette. Peu à peu, j'ai
repris une vie plus normale si l'on peut dire, mais la solitude ne m'a jamais
laissé. Je fonctionnais bien avec les gens; tout paraissait normal, sauf
qu'au retour de sorties et de rencontres, je me retrouvais très seul à la
maison! Je n'avais pas beaucoup d'intérêt pour la télévision. La maison était
vide et pour m'écouter, il n'y avait que les quatre murs de la maison.
Georgette n'était plus là... Je ne pouvais plus partager mes opinions avec
elle, je ne pouvais plus l'aider, je ne pouvais plus marcher à ses côtés, je
ne pouvais plus l'accompagner dans ses pensées et ses désirs, je n'entendais
plus sa voix, enfin j'étais mortellement seul avec mes souvenirs. Au temps où elle vivait, j'avais
l'habitude de dresser la table le soir pour le petit déjeuner du lendemain.
Après son décès, j'ai toujours continué de placer son couvert, sa tasse et
ses ustensiles à sa place, comme pour essayer de la faire revivre et de me
rapprocher d'elle. Mais malgré cela, elle était bien partie pour ne plus
revenir. Il fallait bien se rendre à l'évidence! J'ai continué de le faire
quand même, je ne peux expliquer pourquoi. Je trouvais la vie vraiment
ennuyeuse et vide de sens. Physiquement, je n'avais
aucun problème. J'étais capable de vivre seul. J'entretenais ma maison et je
me faisais à manger. J'ai toujours pris le temps de me préparer de bons plats
et de me nourrir convenablement. Je prenais cela comme un devoir à accomplir
mais laissez-moi vous dire que ce n'était pas facile parce que l'intérêt
n'était plus là. Pensez-y! Ne faire à manger que pour soi, que pour subvenir
à son besoin naturel, c'était plutôt démoralisant. Ce fut une lutte de tous
les jours, une lutte de tranchée contre le découragement mais j'ai toujours
été gagnant au combat. Je m’en sortis grandis. (P.450) On dit souvent que le hasard fait
bien les cnoses, c’est vrai. Ce que l'on est convenu d'appeler le
hasard, c'est Dieu qui se manifeste et quand Il entre en jeu, c'est bien
fait, parce que Dieu est la perfection même. PREMIÈRE RENCONTRE
A l'AGE D'OR C'est ainsi qu'après plusieurs mois, tout
doucement, une autre personne entra dans ma vie. Cette dame faisait partie de
la chorale de l'Âge d'Or de Princeville. Je la connaissais de vue seulement.
Je savais son nom mais rien de plus. Je n'avais jamais eu l'occasion de la
côtoyer. Je la voyais chaque semaine à la pratique de la chorale avec les
autres membres et c'était tout. À ce moment-là, je faisais partie de la
direction du club de l'Âge d'Or-, mais mon terme terminé, j'ai
décidé de ne pas briguer de nouvelles fonctions. J'avais fait ma B.A. et je
trouvais que j'avais suffisamment entrepris de choses. Je croyais que des
personnes plus jeunes devaient prendre ma place. Des élections eurent lieu et
c'est cette dame, Rachel Levasseur, qui fut élue par acclamation et qui me
remplaça, en quelque sorte, au bureau de direction. C'est à partir de ce
moment que j'ai été plus fréquemment en contact avec elle pour
l'administration du Club de l'Âge d'Or, ce qui nous permit de faire plus
ample connaissance. Nos regards se croisèrent et peu à peu, chacun montra un
intérêt grandissant l'un pour l'autre. Nourrissant mon chagrin,
l'idée de me remarier ne me frôlait pas l'esprit. En étant veuf, je me
sentais à part des autres, comme en quarantaine. Ce n'est qu'avec une autre
personne dans la même situation que je pouvais composer. Rachel, veuve depuis
plusieurs années déjà, pouvait comprendre ce que j'étais en train de vivre.
D'un commun accord, nous nous sommes rencontrés plus souvent dans le but de
nous distraire. Puis, nous avons commencé à faire des sorties ensemble. Après
6 mois de fréquentations, nous nous con- |
(P.451) naissions mieux, nous étions en mesure de
mieux nous apprécier et peu à peu, nous nous sommes attachés l'un à l'autre,
plus profondément. Sans trop parler, mes
enfants Monique, Normand et Isabelle, commencèrent à noter un changement dans
mon attitude générale. À l'occasion, je faisais allusion à Rachel, mais sans
insister. Jusqu'au jour où, réunis un dimanche autour de la table, je leur
dis que la soupe que nous mangions avait été préparée par Rachel dans son
appartement. « Le chat vient de sortir du sac! », dirent-ils en choeur. Il
faut bien dire que j' adore la soupe que je la
prépare très souvent moi-même. En acceptant de manger et de servir la soupe
de Rachel, je venais malgré moi de lancer un signal de l'évolution des
choses. Mais à lui seul, cet indice n'était pas suffisant pour qu'ils en
arrivent à une conclusion définitive. Quelques semaines plus tard,
alors que nous étions de nouveau réunis pour le repas dominical, ils virent
apparaître les tartes de Rachel sur la table... La soupe, passe encore! Mais
la soupe et les tartes, cela représentait les deux bouts d'un repas. Jamais
deux sans trois! Il ne manquait plus que le steak de Rachel... Je crois
qu'ils comprirent qu'un pas décisif venait d'être franchi. SECOND MARIAGE EN 1988 Après un an de
fréquentation, l'idée d'un mariage fit surface. Une question se posait: «
Dois-je me remarier ou demeurer veuf? » J'ai prié l'Esprit-Saint de me venir
en aide, de m'éclairer dans la décision que j'aurais à prendre. Dieu avait décidé
de rappeler Georgette à lui. Est-ce pour que je demeure veuf pour toujours
ou bien voulait-il que je me remarie? J'y ai bien réfléchi; j'ai prié avec
confiance et après un certain temps, je me suis dit: « Si Dieu voulait que je
reste veuf, il n'aurait pas placé cette dame sur mon chemin! » J'ai alors |
(P.452) consulté
trois prêtres pigés un peu au hasard. Après m'avoir écouté, chacun me
conseilla de me remarier. Après cette consultation, il devint plus clair dans
mon esprit que le meilleur chemin à suivre était le remariage. Mais, est-ce
que Rachel accepterait ma proposition? Serait-elle prête à me suivre? Elle habitait le même
logement à Princeville depuis treize ans et je la savais bien attachée à son
quartier. Je lui ai donc fait part de mes intentions qui lui plurent.
Ensemble, nous avons commencé à faire des projets communs qui nous
conduisirent finalement au mariage, le 21 mai 1988. Toutefois, plusieurs
questions demeuraient en suspens. Vivrons-nous encore longtemps? Serons-nous
ensemble un, deux, cinq ou dix ans? Personne ne le savait. Nous ne
connaissions pas l'avenir, mais nous lui avons fait confiance. Nous trouvions
que notre projet de vie commune en valait bien la peine. Maintenant, nous
avons plus de trois années de vie commune de bonheur. MA TROISIÈME VIE Nous ne voulions pas faire
de noces car il nous semblait que cela ne convenait plus à notre âge.
Cependant, nous tenions à réunir nos familles respectives, nos enfants et
petits-enfants, afin qu'ils puissent faire connaissance à cette occasion.
Rachel, qui fait toujours jeune, portait ce jour-là une toilette de couleur
turquoise et blanc cassé. Des accessoires blanc cassé agrémentaient sa tenue
ainsi qu'une fleur à sa bourse. L'ensemble lui allait à merveille. Moi, je
revêtais un complet de couleur cendré avec une fine rayure turquoise et une
rose à la boutonnière. La cérémonie à l'église fut
des plus intimes. Placé dans le choeur autour du maître-autel, Marcel, le
fils de Rachel, accompagnait sa mère et agissait comme témoin. De (P .453) mon côté,
Normand, mon fils, faisait de même. Après les consentements échangés et la
récitation de diverses prières, notre mariage fut béni par mon frère, le père
Clément Lassonde, qui célébra l'Eucharistie à notre intention. Collette
Lemieux et Laurent Lassonde firent la lecture et les prières universelles.
Durant la cérémonie et à la sortie de l'église, madame Lise Gagné interpréta de très
beaux chants de circonstance. Puis, les cloches sonnèrent à toute
volée pour marquer le début de notre troisième vie, pendant que nous nous
dirigions vers l'Hôtel Manoir où un copieux repas nous fut servi. Durant la soirée, de la
musique douce agrémenta notre réunion. Fatigués de tous les préparatifs qui
entourèrent cette journée mémorable, nous décidions de prendre une semaine de
vacances, en voyageant un peu partout au Québec. Bien sûr qu'à 66 ans, un
voyage de noces n'a plus le même sens, le même intérêt que lors du premier
mariage; mais ce fut tout de même fort agréable. Il nous fallait cependant
revenir le vendredi suivant pour assister aux noces d'une nièce de Rachel
qui étaient célébrées le samedi, à Drummondville. Puis le lendemain, la vie à
deux reprit son cours. Chacun de nous avait ses propres habitudes de vie qui
ne correspondaient pas toujours à celles de l'autre. Il faut prendre ce
qu'il y a de bon d'un côté et de l'autre et rectifier notre conduite en se
débarrassant de ce qui est moins bon. Pour Rachel, la situation n'était pas
aussi facile que pour moi parce qu'en plus de l'adaptation mutuelle de nos
caractères, elle eut à s'adapter aux lieux, à l'environnement, au
fonctionnement de tout dans ma maison; de plus, elle subissait le
déracinement de son logement et de son quartier qu'elle habitait depuis
treize ans et quelque peu l'éloignement de sa fille, de son gendre et de ses
petits-enfants. Cependant, nous avions prévu à l'avance cette période
d'adaptation et tout se passa bien. II faut ajouter que Rachel se montra bien
courageuse. |
(P.454) Qu'avons-nous fait depuis? Bien, nous nous
sommes employés, chaque jour, à essayer de faire le bonheur de l'autre et je
crois que nous réussissons bien. Nous avons vieilli de trois ans en âge, mais
nous sommes encore jeunes mentalement. Nous avons des activités sociales
auxquelles nous tenons, telles que les soirées de l'Âge d'Or et celles de la
chorale. Nous ne ratons pas beaucoup de sorties. Rachel a appris à faire du
camping. L'été, elle avait occupé un chalet durant plusieurs années avant de
le vendre, parce que cela lui donnait trop de travail pour une personne
seule. Avec le camping et les amis, elle a retrouvé les joies du plein air.
Pour diverses raisons, il est maintenant difficile de rejoindre nos amis
comme nous l'avions fait, Georgette et moi, durant plusieurs années. Tout de
même, avec un groupe plus restreint, nous réussissons à faire encore un bon
nombre de campements chaque saison. La plupart du temps, il nous manque
quelqu'un, tous les membres du groupe ne sont pas toujours au rendez-vous,
mais nous sommes tout de même assez pour nous amuser. En 1990, nous avons
terminé le 9 septembre, après notre septième campement de la saison. En plus,
durant l'été, avec deux couples d'amis, nous avons pris des vacances de
quinze jours dans les provinces maritimes. Laurent et Jocelyne Sévigny,
campeurs de vieille date et leur beau-frère et belle-soeur, Albert et
Georgette Simoneau, voyageaient ensemble dans un motorisé, tandis que Rachel
et moi étions seuls dans notre Van Camper. Tout en visitant, nous campions
chaque soir à un endroit différent. Ce fut un beau voyage sans aucun trouble
si l'on peut dire. Mais vers la fin du voyage, notre bon ami Laurent
commençait à perdre patience. Il était tanné d'entendre parler anglais et
surtout agacé de ne pouvoir parler à sa guise aux gens qu'il rencontrait. Il
leur parlait en français, même s'il savait que la personne avec laquelle il
essayait de communiquer ne le comprenait pas. Depuis, lors de nos rencontres,
comme dirait notre ami Bruno, nous tournons le fer dans la plaie en rappelant
à Laurent notre (P.455) voyage. Au retour de ce voyage,
il a juré de visiter tout le Québec avant de retourner voir les Anglais et
les irlandais des Maritimes. Cependant, il est plus tolérant pour les
Acadiens. Durant l'hiver, les campeurs
se retrouvent souvent pour échanger de bonnes blagues et jouer quelques
parties de cartes. C'est ainsi que nous maintenons la cohésion du groupe et
que nous préparons les destinations de camping de la prochaine saison. Quand je regarde autour de
moi et partout dans le monde, quand je vois les personnes malades, les
handicapés, tous ceux et celles qui souffrent des horreurs de la guerre, les
réfugiés, les sans-abris, ceux et celles qui souffrent de la faim, qui
souffrent physiquement ou moralement, les troubles de ménage, je considère
que malgré les épreuves et malheurs qui m'ont frappé au cours de ma vie, le
Bon Dieu a été généreux envers moi et continue toujours de l'être. Il m'avait
prêté une première femme que j'aimais de tout mon coeur; c'est vrai qu'il me
l'a retirée après 41 ans, mais II l'a remplacée par une autre femme,
merveilleuse elle aussi. Avant de me marier une
deuxième fois, j'avais bien découvert chez cette personne de grandes qualités
et après trois ans de vie commune, je peux vous dire que sur plusieurs
points, je retrouve en elle sensiblement les même qualités
que possédait Georgette. Bien sûr, ce n'est pas la même personne, mais c'est
une femme franche et loyale. C'est une personne qui a beaucoup de talents et
de goût. Elle est fière d'elle et de sa personne. Prévenante, propre et à
l'ordre également. Elle sait préparer de très bons plats; elle a le souci du
travail bien fait. C'est aussi une personne sociable qui aime rire et rencontrer
des gens. Dès le début de nos rencontres, elle a accepté ma famille, mes enfants
et tous mes amis. Ce fut réciproque de la part de tout ce monde qui nous
félicita de nous être mariés. J'ai beaucoup d'agrément à vivre avec elle. Je
l'aime et je suis |
(P.456) heureux. On dit toujours « Après la pluie,
le beau temps. » Après le malheur, le bonheur. Après avoir eu à surmonter de
grandes épreuves, le Bon Dieu me comble maintenant en me prêtant une autre
bonne épouse. De plus, comme j'ai moins de besoins financiers et que mes
enfants se suffisent à eux-mêmes, je possède l'argent nécessaire pour faire
une vie bien agréable, tout en m'acheminant vers ma fin dernière. J'ai beaucoup travaillé
durant ma vie et j'aimerais pouvoir le faire encore. Je sens cependant mes
capacités diminuer et quand j'ose en abuser, les effets de mes imprudences
se font sentir pendant longtemps. Fini le temps où je me couchais le soir,
resté à plat, pour me relever frais et dispos le lendemain matin, prêt à
entreprendre une autre bonne journée de travail. Il ne faut tout de même pas
que je me laisse aller. Je crois plutôt que le Bon Dieu veut que je continue
de vivre ma vie le plus intensément possible. Je le remercie donc chaque jour
et je m'occupe à divers travaux d'entretien de ma maison, comme tondre le
gazon, travailler un peu au jardin, faire quelques réparations et travaux de
peinture, enlever la neige durant l'hiver, faire le nettoyage du printemps. Tant que je pourrai faire
cela, je me propose de demeurer dans ma maison, mais un jour probablement, je
devrai faire comme beaucoup d'autres, vivre dans un foyer pour personnes
âgées. Actuellement, je suis en forme et je cherche à rester jeune et à vivre
longtemps. Mais il faut être réaliste; à chaque heure de la journée et de la
nuit, l'horloge qui orne notre cuisine sonne pour nous rappeler qu'il nous
reste une heure en moins à vivre. Nos jours sont comptés. En attendant ce
jour, je ne me laisse pas ennuyer par le passage du temps. J'ai toujours beaucoup de
choses à faire. Je fais celles que j'aime et que je n'avais pu faire
antérieurement. L'hiver, je surveille les mangeoires que j'ai construites
pour les oiseaux; je les observe attentivement et à l'aide de volumes écrits
sur le sujet, je réussis à en identifier plusieurs et à me familiariser avec
leur comportement. C'est un loisir qui ne coûte presque rien et qui m'amuse
beaucoup. Quand la température le permet, je vais à mon camp pour faire du
ski de fond ou de la raquette. Quand la température devient maussade ou trop
froide, je monte faire de la peinture au deuxième étage de la maison dont
j'ai aménagé une pièce en atelier de peintre. J'ai tapissé les murs de cet
appartement de mes tableaux. Je continue toujours à peindre. C'est ma folie à
moi! Il arrive souvent que Rachel vienne m'encourager et me donner de
précieux conseils. Habituellement, quand arrivent les beaux jours de l'été,
je délaisse un peu ce passe-temps pour faire de petits travaux à l'extérieur. UNE
OEUVRE DE CINQ ANS Par contre, l'année 1990 fut
exceptionnelle parce que dès le début, en janvier, j'ai entrepris de
continuer la rédaction de mon livre débuté en 1985. J'en avais délaissé la
rédaction à la suite du décès de mon épouse. En même temps, je devais me
préparer pour la première grande exposition des artistes et artisans de
Princeville qui eut lieu les 19 et 20 mai derniers. L'exposition terminée,
j'ai remisé mes toiles pour me remettre à la rédaction de mon livre. J'ai
passé l'été à écrire. Le 10 septembre 1990, j'ai terminé l'essentiel du
livre. La rédaction de ce livre a bien occupé mon temps mais a réclamé aussi
beaucoup de travail et de ténacité. Je dois vous dire que sans
l'aide de mes enfants et de toute ma famille, il m'aurait été presque
impossible de vous présenter un tel ouvrage. |
(P.458) Ce livre est aussi la suite de nombreuses
conversations que j'ai eues avec mon fils Normand, il y a plus d'une vingtaine
d'années. Passionné par la généalogie, Normand désirait écrire l'histoire de
la famille Lassonde. J'étais moi aussi passionné par les anciens récits et je
trouvais important de bien connaître ses racines. À chaque dimanche, quand
tout le monde était réuni autour de la table, la conversation déviait
immanquablement sur la vie d'autrefois. Je racontais alors à mes enfants
toutes sortes d'anecdotes qui les ébahissaient. Avec insistance, Normand
disait: « Il faut les écrire, il faut les écrire, sinon elles vont se perdre!
» De son côté, Normand fit de nombreuses recherches
sur les origines de la famille Lassonde aux Archives du Québec. II se rendit
même en France, plus précisément en Bourgogne, lorsqu'il découvrit que nos
ancêtres provenaient de cette région française. Je pris un peu de temps à me
décider mais finalement, je me suis mis au travail de rédaction. Le but
initial était simplement de raconter ma vie, celle de mes parents, de ma
femme, de mes enfants et de mes amis. Mais à mesure que la rédaction
avançait, je m'aperçus que je ne pouvais pas dissocier ma vie de certains
événements qui se produisirent lors de mon enfance, de mon adolescence ou de
ma période d'adulte. J'ai donc été amené à écrire sur certains faits pour situer
le contexte général de l'évolution de ma vie. À l'origine, ce livre était
donc destiné exclusivement aux membres de ma famille et aux proches amis.
Comme il arrive souvent dans la vie, les choses tournèrent autrement. Au
début de l'hiver 1990, après un repas familial, je décidai de faire voir à
Normand les premiers chapitres du livre. Pendant plus d'une demi-heure, il
resta silencieux, en tournant lentement les pages les unes après les autres.
Au fur et à mesure que le temps passait, je le sentais en profonde réflexion
mais comme il ne parlait pas, il était difficile de savoir
ce qu'il pensait vraiment du livre. Quand il leva finalement la
tête, je ne savais trop à quoi m'attendre. Quel serait son verdict, lui qui
pendant de si nombreuses années avait été en contact avec la littérature?
Comme renversé par ce qu'il venait de lire, il dit d'une voix grave: « C'est
une fresque de la vie québécoise. Cela ressemble aux écrits d'Alphonse
Daudet. Il faut publier ce livre et je vais m'en charger! » Il fut très
surpris, lui qui s'attendait plutôt à un compte-rendu généalogique. Je n'en croyais pas mes
oreilles! Mon livre serait publié! Je lui ai aussitôt demandé quelques
explications. Il me répondit qu'en réalité, le livre était constitué d'une
foule de petits tableaux sur l'activité des gens à différentes époques du
Québec et que l'ensemble de ces petits tableaux formait une grande fresque
d'où rayonnait une profonde sensibilité. Quant à la comparaison avec
l'écrivain français Alphonse Daudet, il trouvait une similitude certaine avec
des écrits, tels "Le Moulin", dans lequel Daudet réussit à créer
une atmosphère d'ambiance extraordinaire à partir de faits simples. Plus
tard, le beau-père de Normand, M. Jacques Fromageau, un érudit de Bordeaux,
en France, après avoir lu quelques chapitres du manuscrit, conclut que le
style du livre correspondait au style de l'écrivaine française George Sand,
dans sa correspondance. Quand à l'idée de publier le
livre, toute la famille décida de mettre la main à la pâte. Il fallait
d'abord dactylographier le manuscrit, corriger les fautes, surveiller la
forme grammaticale et syntaxique puis enfin donner une forme plus littéraire
aux textes initiaux. Normand entreprit donc, page par page, de faire les
ajustements appropriés. « II y a trois aspects très importants à respecter »,
me dit-il. « Le premier, c'est votre style de raconteur. Le deuxième, c'est
l'atmosphère qui |
(P.460) se
dégage de chacun des tableaux et le troisième, c'est la sensibilité qui
baigne tout l'ensemble. » Chez les Lassonde, cette
façon de travailler ensemble est coutumière. Lorsqu'un membre ou l'autre de
la famille entreprend un travail d'envergure, tous, chacun et chacune y
contribuent. Dans ce cas-ci, la chaîne
fonctionnait de la façon suivante. D'abord, j'écrivais les textes à la main.
Rachel, mon épouse, corrigeait certaines fautes d'orthographe. Mes filles,
Monique et Isabelle, faisaient de nouvelles corrections. Puis, le mari
d'Isabelle, Réal Turgeon, confiait le manuscrit à sa secrétaire, Mme Josée
Laroche qui le dactylographiait à l'ordinateur. De plus, Réal et Isabelle
s'assuraient de la précision des événements racontés dans les textes. Sur
leurs ordinateurs, Normand et sa précieuse collaboratrice, Mme Aline Lemieux, reprenaient l'ensemble des textes en
s'assurant que les règles de grammaire et de syntaxe soient respectées pour
leur donner une forme plus littéraire. Normand ajouta des sous-titres pour
faire ressortir chacun des tableaux du récit. Un de ses employés, M. Paul
Dao, fit la mise en page du livre sur ordinateur. Renée, la femme de Normand,
fit les dernières corrections avec l'aide d'un petit groupe de personnes. Tous furent constamment à
mes côtés pour m'encourager à écrire ce livre qui finalement, sera peut-être
l'oeuvre principale de ma vie. Je les remercie de tout coeur et je leur suis
très reconnaissant de m'avoir permis de réaliser un grand rêve. Je remercie
également tous ceux ou celles qui ont contribué de près ou de loin à sa
réalisation. Tout au long de mes récits, j'ai recherché l'objectivité et la
véracité des faits racontés. Cependant, la mémoire est une faculté qui
oublie; il se peut que j'aie manqué d'exactitude dans les dates, les endroits
ou le langage des personnes impliquées. Si tel est le cas, je demande aux
personnes concernées de m'excuser. Je suis lier
aussi de ce livre pour une autre raison. Il représente pour moi une sorte de
dépassement personnel. Né sur une ferme, avec seulement une sixième année
d'instruction, je partais avec un handicap quasi insurmontable pour écrire un
livre. Mais à force de patience et de ténacité, on arrive à faire bien des
choses... Il suffit de ne pas lâcher! |
(P.462) EPILOGUE ...jusqu'à la Rochelière! 69 ans... Il est parfois des rêves qui mettent toute une vie
à se réaliser. Le Domaine de La Rochelière est l'un de ceux-là. Sur cette
propriété agricole et forestière, je retrouve, à 69 ans, les valeurs
d'équilibre et de paix dont s'entoure la nature et qui ont baigné toute ma
jeunesse. De ma naissance jusqu'à La
Rochelière, le temps s'est écoulé sans coupure, passant de générations en
générations, laissant des traces plus ou moins permanentes avec lesquelles
j'ai eu à vivre: l'abandon de la terre ancestrale, le déracinement du milieu
rural et l'adaptation à la ville, l'apprentissage d'un deuxième métier
(imprimerie), la perte presque totale de mes biens par le feu en 1964, la
vente de mon commerce en 1974, le travail à l'extérieur, le chômage, les
crises cardiaques qui ont nécessité trois pontages, les décès en l'espace
de.deux ans de mon fils Réal, de mon frère Hermann et de mon épouse
Georgette, la lente acceptation de voir mes capacités physiques diminuer,
l'obligation de prendre une retraite anticipée, la contrainte d'un régime
alimentaire équilibré, la nécessité de faire de l'exercice pour combattre le
stress, en arriver à ne plus travailler ou presque... Autant de choses
difficiles à accepter. Parallèllement à tout cela,
au fil des jours, beaucoup d'événements heureux, générateurs de joies
immenses et de grands bonheurs, vinrent niveler le chemin chaotique que je devais
emprunter. On aurait dit des buissons de fleurs parsemées |
(P.463) sur mon passage pour atténuer l'amertume
des mauvais jours, pour transformer mes déceptions en réjouissances et pour
stimuler mon courage. J'évoquerai les plus
importants de ces grands moments: mon enfance heureuse, mon premier mariage
avec Georgette, une épouse que j'adorais, mon intégration à la merveilleuse
communauté de Princeville, un travail que j'aimais, l'amour et le soutien de
mes frères dans les périodes de détresse. J'ajoute à cela le bonheur d'avoir
eu quatre enfants attachants, Monique, Normand, Réal et Isabelle, qui ont
grandi puis, qui comme bien d'autres, ont dû s'éloigner pour gagner leur vie
et voler de leurs propres ailes. Mais ils ont toujours conservé des liens
étroits avec moi et la maison paternelle. Ils m'ont donné également huit
petits-enfants et un arrière petit-enfant en commande... Je mentionnerai aussi le
partage constant de mes joies et peines avec mes amis sincères, la chance et
le bonheur d'être accompagné de nouveau dans ma vie sur terre par Rachel, une
personne de mon choix que mes enfants ont bien acceptée. J'ai donc reçu jusqu'ici une
grande part de bonheur durant toute ma vie; mais aujourd'hui, il y a encore
plus! Le Bon Dieu continue de me combler en me permettant de réaliser un rêve
que je caressais depuis plusieurs années. J'ai souvent parlé à mes
enfants de ma propre enfance, de ma jeunesse, de mes fréquentations et de mon
ancienne vie d'agriculteur, leur vantant les bons côtés de la vie en campagne,
leur mentionnant que s'il m'était possible de le faire un jour, je
retournerais vivre sur une terre, même si je ne devais pas la cultiver.
L'habiter, tout simplement, me rendrait particulièrement heureux. Mes enfants, qui ne connaissaient
pas la vie en campagne, étaient portés à sourire de ce rêve un peu démodé.
S'installer sur une ferme avec des animaux ! Des odeurs de fumier et
d'étable..., etc.! Mais il en était presque
toujours question à l'occasion de nos retrouvailles hebdomadaires autour de
la table de la cuisine. Les sujets de conversation ne manquaient pas. Que de
joies avons-nous eues à évoquer nos souvenirs, émettre et confronter nos
idées sur tous sujets, politiques, religieux, sociaux ou familiaux! Je
faisais souvent rire l'assemblée avec mes envolées oratoires... À travers
tout cela, combien de rêves furent échafaudés, de projets élaborés! Quelques-uns finirent par
voir le jour! Mais la majorité n'étant qu'hypothétiques, n'avaient de
sérieux que l'art d'en parler... Surtout que nos femmes ne partageant pas
toujours nos opinions, cela ajoutait du piquant à la discussion! Aujourd'hui,
je me rappelle ces instants heureux et je constate que nous aurions eu assez
de matière pour faire un film-vidéo qui aurait pu s'inspirer des paroles de
"Frédéric", la célèbre chanson de Claude Léveillé: « Autour de la
table, ça riait, discutait pendant qu'maman nous servait... » Au fil des ans,
graduellement, les idées de chacun au sujet des fermes et de la campagne
évoluèrent et se précisèrent dans un sens qui commençait à ressembler à mon
rêve. Par exemple, Normand devint
très intéressé à acquérir une île boisée où il pourrait s'adonner au plaisir
de la chasse et de la pêche, tout en s'y reposant avec sa femme et ses deux
fils ou en recevant tous les membres de la famille. Yvon Prince, mon gendre,
était déterminé depuis toujours à posséder une terre à bois pour y travailler
à l'aménagement et à la culture des arbres. Il pourrait enfin |
(P.465) utiliser
tout à loisir, son cher vieux tracteur qu'il entretient soigneusement pour ce
futur usage. Plus discrètement peut-être,
Réal Turgeon, mon autre gendre, et ma fille Isabelle songeaient à faire
l'acquisition d'un domaine dans le but de s'y réfugier pendant les fins de
semaine pour remplacer en quelque sorte le camping. Voilà donc que toutes ces
idées se rapprochaient sensiblement de mon goût pour la vie en plein air!
Bien entendu, je les encourageais... Combien de fois leur avais-je répété que
l'achat d'une terre à bois était un placement sûr... Malgré tout, ces projets
demeuraient toujours sur la table. Le temps filait et rien ne se passait. A
chaque rencontre, on parlait et reparlait de cette "commune
lassondienne", de ce domaine, de cette terre à bois ou de cette île
qu'on achèterait un jour tous ensemble. Selon
Monique, on en parlait beaucoup trop pour que cela ne se concrétise jamais. En 1989, Normand faillit
passer à exécution. Il avait repéré une île appartenant aux Pères
Montfortains, située à La Maccaza, entre Saint-Jovite et Mont-Laurier. Mon
frère Clément, Montfortain, l'avait invité à visiter l'île. Plus tard, alors
qu'il se préparait à faire une offre d'achat, il apprit que la direction de
la Communauté des Montfortains avait déjà signé une promesse de vente. Il est
vrai que Normand avait mis un peu de temps à se décider. La Maccaza est
située très loin de Princeville, ce qui constituait un handicap considérable
pour les autres membres de la famille. De mon côté, avec mon gendre, Yvon Prince, je parcourais
la région de Princeville à la recherche d'un site. Le secrétaire de la
municipalité de Norbertville nous indiqua un jour que la terre de M. Yves
Gardner était à vendre. Yvon, Réal et moi-même étions émerveillés par ce site
d'une beauté (P.466) saisissante. J'écrivis une
lettre à Normand à ce sujet. Il me répondit qu'il était d'accord pour aller
de l'avant mais qu'il devait se rendre en France pour affaires. Je pris donc contact avec M.
Gardner et l'informai que dès le retour du "financier" de la
famille, nous nous rendrions chez lui pour discuter de la transaction. Le 22 mars 1991, Normand
descendit à Princeville et ensemble, Réal et Isabelle, Monique et Yvon,
Normand et Renée ainsi que moi-même, nous nous rendîmes visiter cette terre
merveilleuse. L'endroit plut à tout le
monde. Lors de ses randonnées de pêche dans les ruisseaux à truites de la
région, Normand s'était déjà arrêté devant ce site exceptionnel. Il n'en
fallait pas plus pour que tous décident de passer à l'étape suivante. De retour à Princeville, il
fut alors question de donner un nom à cette terre. Domaine Lassonde? Il
fallait tenir compte de l'implication de mes deux gendres Réal et Yvon. « Pourquoi ne pas choisir un nom à
partir des caractéristiques physiques des lieux? », lança Normand. Farceur,
il ajouta: « Pourquoi pas le "Cap poilu"? » Les femmes
s'objectèrent aussitôt à cette désignation peu romantique. Le
"cap", c'était pour l'amoncellement de roches au sommet de la
colline et "poilu", c'était pour les arbres qui recouvrent l'amoncellement
de roches. Comme nous parlions de plus en plus de pierres et de roches, Yvon
Prince eut une inspiration. « Pourquoi pas La Rochelière? », suggéra-t-il. Le
nom fut immédiatement adopté à l'unanimité. Du coup, il fut décidé que mon
livre porterait ce nom pour marquer à la fois ce retour aux sources et ce
grand rêve familial d'être tous ensemble sur une propriété qui est la nôtre. |
(P .467)
Il fut décidé de créer une société comme véhicule administratif
détenant la propriété de la terre. Les membres fondateurs sont Richard Lassonde,
Yvon Prince (mari de Monique), Réal Turgeon, Isabelle Lassonde, Renée
Fromageau et Normand Lassonde. J'avais un peu devancé les
désirs de chacun et j'avais déjà pris rendez-vous avec M. Gardner, le soir du
22 mars. Mais, à partir de 16 h, une tempête de vent et de neige s'éleva. On
ne voyait plus ni ciel ni terre. On décida quand même de se rendre à
Norbertville dans l'auto de Normand. En plein coeur du village, une côte
immense devint infranchissable à cause de la neige. Il fallut rebrousser
chemin, reculer lentement, puis au bas de la côte, prendre une autre
direction pour la contourner. Arrivés chez M. Gardner, la
négociation débuta. Mais quelle négociation! Nous avions convenu de ne pas
intervenir et de laisser Normand négocier l'entente. La négociation dura
quatre heures, jusque vers minuit, pour aboutir à un désaccord. Estimant que
tout n'était pas encore perdu, Normand laissa 2 000 $ sur la table comme
premier paiement en disant qu'il reviendrait les rechercher le lendemain
matin si nous n'arrivions pas à une entente satisfaisante. Un vrai coup de
poker! Le problème, c'est que M. Gardner avait déjà reçu une vingtaine de
propositions depuis un an et qu'il semblait inflexible sur le prix de vente.
En revenant vers Princeville, nous avions tous la mine basse, déçus de voir
nous échapper cette terre à laquelle nous tenions tant. L'autre sujet
d'inquiétude était que Normand ne se lève pas le lendemain matin pour aller
tenter une dernière chance. En effet, Normand n'est pas un lève-tôt et comme
il devait repartir pour Montréal vers l'heure du midi, on ne savait pas trop
à quoi s'en tenir. II fut donc décidé que chacun surveillerait l'horloge et
qu'à l'heure dite, on se chargerait de le réveiller. Nos craintes furent
injustifiées car le lendemain matin, il se leva au premier signal. Cette fois, nous n'étions
que lui et moi à nous rendre chez M. Gardner. Normand me demanda de préparer
1 000 $ en billets de banque, question d'augmenter le versement initial pour
mieux influencer la décision de M. Gardner. Mais dès notre arrivée chez
M. Gardner, le 23 mars au matin, la séance de négociation débuta à reculons.
M. Gardner commença par remettre à Normand les 2 000 $ qu'il lui avait
laissés la veille en disant qu'il n'était plus vendeur et qu'il avait décidé
de planter lui-même la terre avec des épinettes. Cette manoeuvre-surprise
nous laissa désemparés pendant un moment. Mais Normand agita le billet de
1000 $ et revint à la charge avec une nouvelle proposition. S'il acceptait de
nous vendre la terre, nous lui laisserions pendant une période de trois ans,
le droit de couper et de récolter tout le foin produit sur cette terre. M.
Gardner fit valoir qu'il avait déjà un surplus de foin mais qu'à bien y
penser, cette proposition pouvait s'avérer avantageuse si le prix du foin
montait au cours des prochaines années. Finalement, un peu avant 10
h, le marché fut conclu à un prix très nettement inférieur au prix de vente
initial. D'un côté comme de l'autre, les parties étaient satisfaites. M.
Gardner vendait finalement sa terre à un prix raisonnable et pouvait compter
réaliser quelques profits sur la vente future de foin. De notre côté, nous
achetions à bon compte, une terre magnifique sans être obligés d'acheter de
la machinerie pour faire les foins. Sur l'heure du dîner, nous
nous sommes rendus chez Monique à Victoriaville pour célébrer cette
transaction autour d'un bon repas. Espiègle, Normand entra dans la maison en
disant que malheureusement, il ne s'était pas levé le matin et qu'il ne
restait plus qu'à chercher une autre terre! Consternation générale! Mais la
vérité éclata bientôt au milieu des multiples bravos. Le contrat de vente fut
signé le 3 juin 1991 devant le notaire Jacques Côté d'Arthabaska. |
(P .469) Cette terre merveilleuse est située dans le
10` rang de Chester-Nord et le 4` rang de Norbertville. Elle mesure 6 arpents
de front par un mille de longueur pour une superficie de 58 hectares (130
arpents). En fait, il s'agit d'une
colline dont les pentes sont partiellement cultivées. M. Gardner y gardait
des vaches et y cultivait du foin. Un petit ruisseau, dont le
fond est constitué de roc, la serpente sur toute sa longueur. Deux sources
d'eau pure jaillissent sur son flanc gauche, à mi-chemin de sa longueur. Seulement environ le tiers
de cette terre drainée est cultivable. Les deux-tiers sont une colline où se
trouvent à l'extrémité ouest 5 000 érables de petite taille. Vers 1975,
l'érablière fut l'objet d'une coupe à blanc et il faudra attendre une
vingtaine d'années avant que l'érablière ne soit de nouveau en pleine
production. Sur son flanc droit, des milliers d'épinettes droites comme des
flèches montent haut vers le ciel. Sur le dessus de la colline, des arbres
d'espèces variées vivent en harmonie: épinettes, érables, merisiers et
bouleaux sont les principales essences. Le Domaine de La Rochelière est un endroit
giboyeux. De nombreux chevreuils, ours noirs, lièvres, perdrix et marmottes y
trouvent refuge, ce qui nous permet de les observer de près. Il y a abondance
de fraises, de framboises, de cerises et de pommes. Vu mon âge, je suis bien
conscient que je ne pourrai pas y accomplir beaucoup de travaux. Mais je suis
transporté de joie à l'idée de retourner à mes anciennes amours,
l'agriculture, la forêt et la campagne. Je n'habiterai pas là mais je me
propose bien de m'y rendre aussi souvent que possible et de contribuer à son
aménagement, son embellissement et sa conservation pour les générations
futures. C'est ainsi que depuis mon
enfance, j'ai grandi, travaillé et aimé. Aventurier de nature et gratifié
par l'audace, animé par la foi, déterminé et fortifié par un grand courage,
secondé par une épouse merveilleuse, soutenu par mes enfants, entouré d'amis
et de personnes sympathiques, et plus récemment, réconforté et encouragé par
une deuxième épouse, c'est ainsi que, pas à pas, j'ai cheminé jusqu'à La
Rochelière... (Les pages 471 à 521 sont à
lire dans le livre) |
(P .522) ONÉSIME LASSONDE (1857 -1916) CARDEUR, FORESTIER, AGRICULTEUR PRINCEVILLE - 1 ENFANT - FILS D'ÉTIENNE LASONDE et de
Marceline Perreault, dernier enfant de la famille, Onésime Lassonde naquit à
Saint-Ferdinand (Saint-Jean-Baptiste-Vianney) le 6 septembre 1857. Parrain:
Jean-Baptiste Gagnon; marraine: (?) Marcoux. Son père, Étienne, était absent
le jour où il fut baptisé par le curé Julien Melchior Bernier. II entreprit la quatrième
migration des Lassonde en quittant la région du Lac Saint-Ferdinand, comté de
Mégantic, pour s'établir à une trentaine de kilomètres au nord-ouest, à
Princeville, dans la région des Bois-Francs. De tous les Lassonde,
Onésime fut sans doute le plus coloré. Il signait Lassonde avec deux
"s", contrairement à ses ancêtres qui signaient Lasonde ou Laurant. Enfant, Onésime devait
franchir à pied, matin et soir, les quinze kilomètres qui séparaient les terres de
Saint-Jean-Baptiste-Vianney du village de Saint-Ferdinand où il suivait des
cours de catéchisme catholique. Vers l'âge de 17 ans,
Onésime se rendit avec ses frères Georges, 31 ans et Pierre, 23 ans, travailler à la construction du chemin de fer qui devait relier Richmond dans
l'Estrie à Charny, près de Québec. Durant l'hiver, les trois
frères se rendaient bûcher aux États-Unis et au printemps, reprenaient leur
poste à la construction du chemin de fer qui s'étendit sur une période de
trois ans. |
(P.523) Revenu
dans la région du lac Saint-Ferdinand, Onésime s'engagea à bûcher et
défricher près de l'église de Saint-Adrien-d'Irlande des lots appartenant à
Charles Thériault, riche propriétaire originaire de Saint-Éloi, dans le comté
de Témiscouata. Saint-Adrien-d'Irlande est
un pittoresque petit village situé au sommet d'une longue colline d'où l'on
peut apercevoir le lac Saint-Ferdinand. PREMIER MARIAGE À l'âge de 24 ans, il acheta
de Charles Thériault un lot au prix de 300 $, dont 50 $ comptant, sur lequel
il s'établit avec Rose-Délima Thériault qu'il épousa à
Saint-Adrien-d'Irlande, le 12 janvier 1880. Fille de Charles Thériault et de
Céleste Roy, Rose-Délima était institutrice et gagnait 50 $ par année, somme
équivalente au paiement annuel dû sur le lot acheté par Onésime. Les témoins
du mariage furent Étienne Lasonde, père du marié et Charles Thériault, père
de la mariée. Le mariage fut célébré par le curé J.A. D'Auteuil. Charles Thériault était un agriculteur très
influent de Saint-Adrien-d'Irlande. Au moment du mariage de sa fille, il
était marguillier depuis un an. Il fut de nouveau marguillier en 1894. Il fut
aussi nommé commissaire d'école et élu conseiller
municipal en 1882 et 1883. En 1880, Onésime entreprit
la construction d'une étable en bois rond alors que son épouse continuait à
enseigner à l'école du village. Le 1er novembre 1880, naquit son fils
Arthur. Mais un an et demi plus tard, un drame survint qui changea la vie
d'Onésime. En effet, sa femme mourut le 9 mars 1882 et fut (P.524) inhumée
le 11, à Saint-Adrien-d'Irlande. Même remarié, Onésime n'eut jamais plus
d'autre enfant. Frappé par le malheur,
Onésime remit son lot à Charles Thériault et lui confia le jeune Arthur,
promettant de venir le rechercher une fois qu'il se serait remarié. Inquiet
des difficultés économiques de la région, Onésime se dirigea aux États-Unis,
à Troy, New-Hampshire, où il trouva du travail dans une "factory"
de coton. REMARIAGE AUX
ÉTAIS-UNIS Six mois plus tard, en 1882,
il rencontra Sara Talbot qu'il épousa ensuite aux États-Unis. Originaire de
Saint-Wenceslas, sur la Rive-Sud du Saint-Laurent, en face de Trois-Rivières,
Sara naquit en 1852 et décéda de troubles cardiaques, le 19 janvier 1925 à
Princeville, à l'âge de 73 ans. Elle éleva Arthur comme s'il avait été son
propre enfant. De retour au Québec après son remariage, Onésime
acheta une terre à Princeville sur laquelle étaient érigées une maison et une
étable. À force d'insister, il récupéra, non sans mal, le jeune Arthur, alors
âgé d'un peu plus de deux ans, qui avait grandi jusque-là chez ses grand-parents
Thériault. Onésime et Sara décidèrent de ne pas informer le jeune Arthur que
sa mère biologique était Rose-Délima Thériault. Arthur n'apprit la vérité
qu'à 17 ans, par des copains de travail. Après le choc initial, Arthur
continua d'aimer et d'apprécier sa mère adoptive. 30 ANS DE VA -ET- VIENT ENTRE PRINCEViLLE ET TROY Pendant une trentaine d'années, Onésime fit la
navette entre Troy, New-Hampshire, et Princeville où il acheta vers |
(P.525) l'âge de 25 ans, vers 1882, une première
terre dans le 6e rang, entre Princeville et Plessisville, sans pour autant y
demeurer en permanence. Par la suite, il fit l'acquisition de d'autres terres
dont celle du 9e rang où il vécut. Cette terre appartenait à un citoyen de
Québec à qui, année après année, Onésime faisait ses versements. Mais pourquoi décida-t-il de
s'établir à Princeville alors qu'il avait passé sa jeunesse dans la région du
Lac-SaintFerdinand? Trois
raisons peuvent expliquer ce choix: La première, c'est que
Princeville, à l'époque, constitituait le terminus de gare de la ligne de
chemin de fer qu'empruntait Onésime pour venir au Québec en provenance des
États-Unis. De Princeville, avec ses frères Georges et Pierre, Onésime
partait à pied à travers champs et forêts pour se rendre à
Saint-Jean-Baptiste-Vianney, près du Lac Saint-Ferdinand, où vivait son père
Étienne. Cela représentait une distance d'environ 30 kilomètres. En
s'établissant à Princeville, il évitait de faire ce long trajet à pied dès
sa descente de train. La deuxième, c'est qu' Onésime fut attiré à Princeville par une bonne
occasion d'affaire. En effet, Onésime, à sa descente de train, avait
l'habitude d'aller prendre un verre à l'hôtel Manoir de Princeville avant
d'entreprendre à pied le trajet vers St-Jean-Baptiste-Vianney. Immédiatement
à côté de l'hôtel Manoir, se trouvait le bureau et la résidence du notaire
Lavergne. Un jour, ce notaire informa Onésime que pour seulement 50 $, soit
le montant des taxes impayées, il pouvait acheter une terre de 14 arpents de longueur par 2
arpents et quart dans le 7e rang de Princeville; ce qu'il s'empressa de
faire! La troisième est reliée au
fait qu' un cousin d' Onésime, Joseph Lassonde, fils de Joseph Lasonde (frère
d'Étienne, père d' Onésime) qui était lui-même fils de Joseph Laurant dit
Lasonde et de Marie-Charlotte Deblois, habitait déjà Princeville, dans le 10e rang, en haut du
village, près de la route conduisant à Norbertville. Ce Joseph Lassonde de
Princeville eut plusieurs enfants dont plusieurs quittèrent Princeville pour
Lawrence aux États-Unis, peu après leur mariage à Princeville au début des
années 1900. II ne reste plus aucun descendant de ce Joseph Lassonde à
Princeville. Avec Onésime, les Lassonde faillirent devenir
Américains. En effet, ce n'est qu'à l'âge de 54 ans, six ans avant sa mort,
qu'il renonça à travailler aux États-Unis pour se fixer définitivement à
Princeville sur la terre qu'il y avait achetée 29 ans plus tôt. Pendant plusieurs décades,
il vécut tantôt au Québec, tantôt aux États-Unis. Habituellement, il arrivait
sur sa terre de Princeville au printemps puis en repartait à l'automne pour
Troy, N. H., où il exerçait le métier de cardeur dans un moulin à coton où
les ouvriers tissaient des couvertures de laine, des couvertures pour les
chevaux et des couvertures pour l'Armée. Il gagnait 1,50 $ par jour
et son fils Arthur débuta avec lui au salaire de 0,50 $ par jour. Outre ses
frères Georges et Pierre, il travaillait avec quelques-uns de ses cousins,
dont un certain Siméon Lassonde. Onésime avec sa femme Sara Talbot et son fils
Arthur, Georges avec sa femme Célina Martin, ses deux filles, Philomène et
Clarisse et son garçon Édouard, Pierre avec sa femme Marie Tardif et sa fille
Delvina, soit onze personnes au total, vivaient tous sous le même toit à
Troy. |
(p.527) PERSONNALITÉ ATTACHANTE À Princeville, Onésime
préférait la forêt aux champs. Grand et très fort physiquement, il abattit de
grandes quantités d'arbres, notamment des érables qu'il équarrissait et
vendait comme dormants de chemin de fer. Il coupait aussi des épinettes
rouges en longueurs de 4 pi (1,25 m) pour alimenter
les fourneaux de la fonderie de Plessisville. Il abattait aussi des pruches
dont l'écorce, en longueurs de 4 pi (1,25 m) servait
à faire de la liqueur servant à la tannerie de Princeville. II coupait
érables ou bouleaux pour en faire du bois de chauffage. Habile chasseur, il lui arriva même d'abattre un
chevreuil en lui lançant sa hache à la tête. Non armé, il fit face un jour à
un ours en pleine forêt. II choisit de reculer lentement, ce qui lui sauva la
vie. Il possédait un fusil d'un coup de calibre 12, conservé aujourd'hui par
son arrière-petit-fils Normand. Jovial, portant épaisse moustache noire,
Onésime était un champion-danseur qui attirait les éloges de tous, tant ses
gigues étaient spectaculaires. En dansant, il faisait des sauts acrobatiques,
la semelle de ses souliers allant parfois toucher au plafond. II aimait
également entretenir son auditoire de contes et d'histoires variées. À l'occasion, il ne
détestait pas prendre un verre d'alcool ou deux. Mais un curieux cérémonial
précédait ses escapades non improvisées. Méthodique, il planifiait ses
sorties à l'avance et s'assurait que sa femme Sara et son fils Arthur ne
manquent de rien en son absence. Puis, il disparaissait pendant
deux ou trois jours, souvent à l'hôtel Manoir de Princeville. Joyeux luron,
il aimait visiter le cirque de Boston ou les foires agricoles, comme celle de
Sherbrooke. Il aimait aussi jouer des
tours. Un jour, alors que ses frères l'attendaient à la gare de Princeville
en provenance de Québec où il était allé faire le dernier versement de sa
terre, i1 fit arrêter le train en pleine campagne, descendit et se rendit à
pied jusqu'à sa maison dans le 9` rang. Assis bien confortablement, il
attendit le retour de ses frères qui, médusés, n'en revenaient pas qu'Onésime
ait réussi à faire arrêter le train en pleine campagne. D'une générosité
insurpassable, Onésime était toujours prêt à rendre service. Il était reconnu
pour son honnêteté, sa fierté, son affabilité, sa jovialité et son sens de
l'humour. RETOUR
DÉFINITIF AU QUÉBEC À 54 ANS À 54 ans, il décida de
mettre fin à sa vie de nomade et de s'installer définitivement au Québec.
Lors du partage des biens entre les trois frères, Onésime hérita d'une partie
de la terre du 9` rang sur laquelle étaient construites une maison et une
étable. Son frère Pierre obtint l'autre partie de la terre. Il acheta la
terre voisine de celle d'Onésime sur laquelle il y avait une maison et une étable.
Quant à Georges, il décida de demeurer aux États-Unis. DON
DE 500 $ Lorsque son fils Arthur se
maria en 1911, sa nouvelle épouse Alice Filion vint s'installer dans sa
maison. Trop à l'étroit sur cette ferme, qui est la propriété aujourd'hui de
M. Denis Monfette, Onésime la vendit en 1912 et en acheta une plus grande non
loin de la première où ils continuèrent de vivre tous ensemble. Pour revenir au mariage d'Arthur, signalons
qu'Onésime fit un cadeau princier à Alice, soit une somme de |
(P.529) 500 $, ce qui était beaucoup d'argent pour
l'époque. Cependant, ce don était assorti de deux conditions. Comme ni
l'une, ni l'autre de ces conditions ne se matérialisa, le don n'eut jamais
réellement lieu. Voyons les conditions de ce
don, telles qu'elles apparaissent dans le contrat de mariage signé à 9 h le
2 juin 1911, chez le notaire Bennett Feeney de Princeville: "Le dit Onésime
Lassonde, en considération du futur mariage de son fils avec la dite future
épouse fait donation entrevif à la future épouse ce
acceptant d'une somme de cinq cent(s) piastre(s) (500 $) laquelle lui sera
payable seulement dans le cas du pré-décès du dit futur époux son fils. En
autre, le dit O. Lassonde s'engage et promet de nourrir, vêtir, entretenir
avec lui et chez lui à la maison et table commune la dite future épouse et
les enfants qui pourront naître du dit futur mariage tant que la dite future
épouse jugera bon. Mais dans le cas où la future épouse s'en irait avec ses
enfants vivre et demeurer ailleurs, alors et dans ce cas, elle n'aura droit
qu'à la somme cinq cents piastres ci-dessus à elle donnée". De fait, comme Alice décéda
avant son mari Arthur et qu'elle ne partit jamais vivre ailleurs avec ses
enfants, elle ne toucha jamais les 500 $! ACHAT DE SIX TERRES Au cours de sa vie, Onésime s'est porté acquéreur
de six terres, toutes situées entre Princeville et Plessisville. Il acheta la première vers l'âge de 25 ans, de
Gaspard Leblanc. D'une longueur de 14 arpents par deux arpents et quart de
largeur, elle est située dans le 7e rang de Princeville (lot 6A) . Il ne la garda que pendant un an et la revendit à un
nommé Dénery Gosselin. La seconde, voisine de la
première, mais située dans le 6e rang, est en fait une érablière que son fils
Arthur vendit plus tard, vers 1915. Arthur l'avait équipée d'une panne à
bouillir neuve et l'avait ensuite louée à des dénommés Lacasse.
Malheureusement, ces derniers brûlèrent la panne, ce qui incita Arthur à
vendre la sucrerie. L'autre
motif de vente était qu'Arthur, avec l'achat par Onésime d'une autre terre
dans le 9e rang, trouvait que la distance séparant les deux terres
était trop grande et qu'il pouvait difficilement s'occuper de la sucrerie au
printemps, en même temps que la ferme où les vaches vêlaient pendant la
période printanière. Onésime acheta ensuite, avec ses frères Georges et Pierre, une terre de
six arpents de front par un mille de long dans le 8e rang (lots 5C et 5B).
Cette terre fut plus tard vendue à Dénery Girouard. Ultérieurement, il se porta acquéreur d'une petite terre de 2 arpents et
quart par un mille de long dans le 8e rang (lot 5BP). C'est là qu'il vécut
temporairement avec son fils Arthur, sa femme Alice Filion et leur premier
enfant Gérard, né en 1912. Cette terre n'était séparée de la première terre
du 8e rang que par celle de la famille Baillargeon. Elle est aujourdhui la
propriété de Denis Monfette. Trop à l'étroit sur cette
petite terre, il la vendit en 1914 et en acheta une autre dans le 9e rang,
d'un dénommé Eucharius Lachance (lots 5B et P5C). D'une longueur d'un mille,
elle avait six arpents et quart de largeur. C'est sur cette terre qu'il vécut
la plupart du temps. A sa mort, il la légua à son fils Arthur qui y éleva ses
quatre enfants, Gérard, Clément,
Hermann et Richard. Cette terre fut revendue plus tard à Dénery
Girouard. Cette terre est située exactement à deux milles et demi (un peu
plus de quatre km) de l'église de Princeville, sur le côté sud du 9e rang, en
face de la première terre du 8e rang, qui se trouve du côté nord du 9e rang. |
(P.531) Enfin, il se porta acquéreur de la terre
voisine, toujours dans le 9e rang (lot 5C). Cette terre, qui mesurait deux
arpents et quart de front par un mille de longueur, appartenait à un nommé
Bolduc qui ne s'en occupait guère. Onésime l'eut à bon compte et décida de prendre
la grange qui s'y trouvait, de la transporter sur sa terre voisine et de la
jumeler avec celle qui y était déjà construite. MORT D'UNE PLEURÉSIE À 60 ans, Onésime décéda le
8 novembre 1916 et fut inhumé le 11 novembre, au vieux cimetière de Princeville.
Malade pendant neuf jours, il mourut d'une pleurésie. Sa mort survint au
moment où il s'affairait à creuser 25 trous destinés à recevoir des poteaux
devant soutenir la grange de la terre à Bolduc qu'il venait de transporter.
Une foule de paroissiens assistèrent à son inhumation, dont son fils Arthur,
Onésime Simard, Philias Sylvain, Louis Baillargeon, Elzéar Nadeau et Wilbrod
Filion, ses amis et voisins les plus proches. Sa femme Sara Talbot lui
survécut jusqu'au 19 janvier 1925, date de son décès, survenu à l'âge de 72
ans et 5 mois. La mort d'Onésime survint 9 jours après celle de
son inséparable frère et ami Pierre Lassonde, décédé lui aussi, d'une
pleurisie à l'âge de 68 ans, le 30 octobre 1916. Onésime était présent à son
inhumation le 31 octobre et 8 jours plus tard, il allait le rejoindre dans
son ultime voyage. (P.532) ARTHUR LASSONDE (1880 -1962) CARDEUR, AGRICULTEUR PRINCEVILLE -4 ENFANTS- FILS D'ONÉSIME LASSONDE et
de Délima Thériault, Arthur est né le 1er novembre 1880 à Saint-Adrien-d'Irlande,
Arthur ne connut pas sa mère Rose-Délima Thériault qui décéda un an et demi
après sa naissance. Fils unique de son père
Onésime, il demeura un peu plus de deux ans avec ses beaux-parents Thériault
à Saint-Adrien, avant de rejoindre son père qui s'était remarié aux États-Unis
avec Sara Talbot et qui avait acheté une terre dans le 9e rang, entre
Princeville et Plessisville. Petit de taille, ne mesurant
que 5' 2", il avait les cheveux blonds et les yeux bleus. En
accompagnant son père à Troy, New-Hampshire, le jeune Arthur apprit
rapidement l'anglais et travailla jusqu'à l'âge de 30 ans avec son père, dans
des moulins à coton. À cause du va-et-vient continuel de son père Onésime
entre le Québec et les États-Unis, Arthur ne compléta que sa cinquième année
de scolarité et quitta l'école à treize ans. Aux États-Unis, il pratiqua plusieurs sports:
patin à glace, patin à roulettes, baseball, natation et bicyclette. Les Lassonde seraient devenus Américains si Arthur
avait cédé à son désir de demeurer aux États-Unis. Par amour pour son père
qui voulait revenir vivre définitivement au Québec, Arthur le suivit à
contre-coeur et s'installa sur la ferme du 9e rang de Princeville. |
(P.533) Un peu tardivement, à l'âge de 30 ans, il
se maria avec Alice Filion en l'église de Princeville, le 16 mai 1911. Assez
curieusement, le contrat de mariage qui habituellement est signé quelques
jours avant la cérémonie du mariage, fut signé deux semaines plus tard, le 2
juin. Alice était une amie d'enfance avec qui le jeune Arthur allait à
l'école de rang de Princeville. Sa famille quitta Princeville pour s'établir
à Lawrence, Mass. Pendant un certain temps, elle travailla dans une
"factory" aux États-Unis. À la mort de son père, elle revint au
Québec et travailla dans une manufacture d'habits pour hommes à
Victoriaville. Fille de Pierre Filion et de
Virginie Boulanger, Alice Filion vit le jour le 15 juillet 1883 à
Saint-Joachim, près de Sainte-Anne-de-Beaupré. Elle mourut d'anémie à
l'hôpital d'Arthabaska le 11 décembre 1954, à l'âge de 71 ans et 5 mois et
fut inhumée à Princeville, le 14 décembre 1954. Elle avait une personnalité
énigmatique. Polie et aimable, elle était aussi sévère, scrupuleuse,
autoritaire et en même temps, d'un dévouement sans borne pour son mari et
ses enfants. Toute sa vie durant, elle lutta contre la maladie, notamment la
bronchite, la typhoïde, l'asthme du coeur et les varices. ENFANTS D
ARTHUR LASSONDE ET D'ALICE FILION 1 - GÉRARD, né à Princeville le 26 juillet
1912. À l'âge de 26 ans, il épousa Lydia Paradis le 5 mai 1938, à Rock
Forest, près de Sherbrooke. Presqu'aveugle, elle décéda à Sherbrooke, le 13
août 1990. Le couple n'eut pas d'enfant mais adopta une petite fille,
Pierrette, vers 1945. Ingénieux et solitaire, aimant la chasse et le
bricolage, Gérard termina ses études à l'âge de 16 ans. Le 1er mai 1933, à l'âge de 21 ans, il quitta la ferme
familiale pour aller travailler à Richmond. Il travailla à la Windsor Paper
Mill et (P.534) plus tard, à la Canadian Ingersoll Rand de
Sherbrooke, comme préposé à l'étude du temps et du mouvement. Il construisit
trois maisons qu'il habita temporairement pour les revendre par la suite. Il
fut propriétaire d'une station-service Shell et d'une épicerie-dépanneur. Il
réside dans une résidence pour personnes âgées à Sherbrooke et visite son
frère Richard à Princeville une ou deux fois par année. 2 - CLÉMENT, né à Princeville le 23
novembre 1914. II fut ordonné prêtre à Ottawa, le 17 février 1940, comme
membre de la communauté des Pères Montfortains. Après ses études primaires à
Princeville, il fit son Cours classique au Séminaire Montfort de
Papineauville puis ses études de prêtrise au Scholasticat d'Eastview, près
d'Ottwa. Nommé professeur
d'Éléments-Latins (ler secondaire) au Séminaire Montfort de Papineauville, il
occupa plusieurs autres postes par la suite, tels que vicaire à la paroisse
Saint-Henri de Montréal, vicaire à Dorval, maître des novices chez les
Frères Coadjuteurs à Melbourne, vicaire suppléant à Richmond, aumônier à
l'hôpital de Baie Saint-Paul, vicaire dans une nouvelle paroisse que la
communauté des Pères Montfortains avait eu mission de fonder à Jonquière, au
Lac Saint-Jean. Après 19 années comme vicaire à la paroisse, il fut nommé
aumônier de l'hôpital de Jonquière, poste qu'il occupe encore aujourd'hui à
76 ans. Philosophe, modéré, d'une
grande bonté et d'une compassion empressée, le père Clément Lassonde a guidé
plus d'une personne sur la voie de la sérénité. 3 - HERMANN, né à Princeville le 23 mai
1916. Il fut ordonné prêtre à Ottawa, le 28 février 1942, comme membre de la
communauté des Pères Montfortains après avoir fait son Cours classique au
Séminaire Montfort de Papineauville et ses études de prêtrise au
Scholasticat d'Eastview, près d'Ottawa. |
(P.535) Rieur, jovial et un tantinet aristocrate,
il fut nommé professeur au Séminaire Montfort de Papineauville, poste qu'il
occupa pendant onze ans. Chargé ensuite du recrutement de jeunes étudiants
destinés à la prêtrise, il obtint plus tard un poste qu'il convoitait
ardemment, celui de prédicateur de retraite attaché à la maison des Pères
Montfortains de Lauzon, près de Québec. D'une santé chancelante, il
dut mettre fin à ses activités et fut temporairement nommé vicaire en
Ontario, puis au Centre marial de Montréal, avant de redevenir prédicateur de
retraite à la Maison Marie-Reine-des-Coeurs de Drummondville où il décéda
d'une crise cardiaque dans un escalier, le 3 mai 1986, à l'âge de 69 ans. Généreux, il savait susciter l'enthousiasme par
son entrain communicatif. 4 - RICHARD (QUI POURSUIT NOTRE
LIGNÉE), né à Princeville le 26
février 1922, épousa Georgette Lebeuf à Sainte-Anne-de-la-Pérade, le 19 juin
1945. Née à Sainte-Anne-de-la-Pérade, le 15 janvier 1921, fille de Joseph
Lebeuf et de Irma Germain, elle décéda d'une crise
cardiaque le 25 octobre 1986, à l'âge de 65 ans. De cette union naquirent quatre enfants, Monique,
Normand, Réal et Isabelle. Il quitta la ferme familiale
à 25 ans pour s'établir dans le village de Princeville, devint gérant de la
compagnie de téléphone de Princeville, puis lança une imprimerie qu'il opéra
pendant plus de 25 ans et finalement travailla dans une imprimerie du
Cap-de-la-Madeleine pendant quelques années. En 1985, un an après le début de
sa retraite en 1984, il entreprit la rédaction de ses mémoires et des coutumes
de Princeville qu'il publia en 1991 sous le titre de "Jusqu'à La
Rochelière". C'est le nom choisi pour un domaine
forestier peuplé d'érables et d'épinettes, de chevreuils et d'ours noirs
situé à Chester-Nord, non loin de Princeville, qu'il acheta au printemps
1991 avec ses filles Isabelle et Monique, son fils Normand et sa bru Renée
Fromageau ainsi que ses gendres Réal Turgeon et Yvon Prince. À l'âge de 66 ans, il se
remaria à Princeville le 21 mai 1988, avec Rachel Levasseur, de Princeville,
veuve de Paul Paquin de Victoriaville. PROFONDÉMENT RELIGIEUX Pendant quelques années, de 1922 à 1926, Arthur et
sa femme Alice élevèrent un orphelin de Princeville, Ovide Lecours. Arthur
avait entendu dire que lejeune Ovide avait été maltraité par son oncle et
décida de l'accueillir chez lui, l'élevant comme ses propres enfants. Profondément religieux, Arthur connaissait par
coeur les Évangiles et observait rigoureusement les rites catholiques. D'une
foi inébranlable, il accrochait des rameaux aux clôtures de sa ferme en
implorant la protection et les bénédictions divines. Fataliste, peu importe les
circonstances de la vie, il s'en remettait toujours à Dieu en disant: « Le
Bon Dieu arrangera bien ça! » Lors de la Deuxième guerre mondiale, il réussit, grâce à des pressions
politiques, à faire exempter son fils Richard du service militaire pour qu'il puisse continuer à l'aider sur sa
ferme. |
(P.537) CONSEILLER MUNICIPAL Libéral convaincu, il fut
élu par acclamation conseiller municipal de Princeville de 1929 à 1934, lors
de la Grande Crise économique. Financièrement, il fut durement touché par
cette crise. En effet, il perdit toutes les économies qu'il avait accumulées
lors de la faillite de la Caisse populaire de Princeville et ne put être
remboursé des prêts qu'il avait consentis à plusieurs citoyens de
Princeville. Mais comme il n'avait pas de dettes, il se tira de la Crise
économique sans devoir vendre sa ferme. Prudent et modéré, malhabile
de ses mains, il n'était guère entreprenant et s'opposait à tout projet,
dépense ou investissement qui pouvait présenter l'ombre d'un risque, à
l'exception des porcs
pur-sang dont il fit l'élevage. Lors de diverses foires agricoles, il
remporta plusieurs prix d'excellence pour la qualité exceptionnelle de ses
bêtes pour lesquelles il avait développé une véritable passion. Arthur était reconnu comme
un homme aimable et de bonne compagnie qui aimait recevoir chez lui. Jamais
dans toute sa vie ne l'a-t-on entendu médire de quelqu'un. RACONTEUR EXTRAORDINAIRE Raconteur extraordinaire, il possédait un
impressionnant répertoire de contes, de légendes et d'histoires qui
enflammaient les imaginations. II s'intéressait à tout, particulièrement la
politique municipale, québécoise et canadienne, et lisait les journaux autant
français qu'anglais. La plus grande déception de sa vie fut, à cause de
circonstances diverses, de n'avoir pu développer une ferme prospère avec ses
quatre fils. Gérard quitta la ferme à 21 ans, Clément et Hermann devinrent
prêtres et Richard partit à son (P.538) tour, à l'âge de 25 ans. Le fait qu'il ait
été opposé au modernisme et au réinvestissement dans les moyens de
production agricole fut sans doute un élément déterminant dans le fait que
ses fils décidèrent d'un avenir différent. DÉMÉNAGEMENT AU VILLAGE En 1946, un an après le
départ de son fils Richard, Arthur vendit ses animaux de ferme et loua sa
terre. Trois ans plus tard, en 1949, il vendit, pour 10 000 $, sa terre en
deux parties, la première à son voisin Dénery Girouard et la seconde partie,
dite la "terre à Bolduc", à Wilfrid Gagné, beau-frère de Dénery
Girouard. Il se réserva toutefois le droit de demeurer dans sa maison avec sa
femme Alice, ce qu'il fit jusqu'en 1954. Dénery Girouard, qui habitait avec sa famille du
côté nord du rang, sur l'ancienne terre des Lassonde, déménagea sa maison sur
le versant sud du rang, à moins de 100 mètres de la maison centenaire des
Lassonde qui fut démolie et rasée en 1955. Sur le site, en retrait, seules demeurent la
grange et l'étable construites par son fils Richard. Quelques mois avant le décès
de son épouse, survenu le 11 décembre 1954, il s'établit en septembre 1954 au
145, avenue Richard, au coeur du village de Princeville, dans la maison qu'il
avait achetée 8 500 $ de M. Armand Girouard au mois de juin précédent. Il
tomba veuf à 74 ans, après 43 années de mariage avec Alice Filion. Surnommé le "père-la-grippe" par ses
voisins du 9e rang, à cause de grippes fréquentes, il souffrit de rhumatismes
et d'arthrite dans son vieil âge. II s'éteignit dans son lit, victime d'une
crise cardiaque, le 19 septembre 1962, à l'âge de 81 ans et 10 mois. |
(P.539) RICHARD
LASSONDE (1922- ) AGRICULTEUR, IMPRIMEUR,
ÉCRIVAIN PRINCEVILLE -4 ENFANTS- FILS D'ARTHUR LASSONDE et d'Alice Filion, Richard
vit le jour le 26 février 1922, à Princeville. Il étudia d'abord à l'école du
9` rang, puis à l'école primaire de Princeville, où il termina sa sixième
année. II ne reprit ses études que 40 ans plus tard. Il dut abandonner l'école
pour subvenir aux besoins de la famille, en aidant son père à cultiver la
terre. Son frère aîné, Gérard, avait en effet quitté la ferme pour s'établir
dans la région de Sherbrooke et ses frères Clément et Hermann poursuivaient
leurs études religieuses au Séminaire Montfort de Papineauville. Lors de la Deuxième guerre
mondiale, il fut conscrit mais échappa de justesse à l'entraînement
militaire, du fait que ses services étaient requis pour la culture de la
terre. À l'automne 1941, il travailla pendant quelques mois à la Montréal
Cotton de Valleyfield pour revenir aux Fêtes à la maison paternelle. Pendant cette période, il construisit une étable et une
grange neuves avec l'aide d'ouvriers. Le 19 juin 1945, à l'âge de
23 ans, il se maria à SainteAnne-de-la-Pérade avec Georgette Lebeuf, née le
15 janvier 1921, fille de Joseph Lebeuf, ouvrier des chemins de fer et d'Irma
Germain, fille d'un marchand de La-Pérade. Les témoins furent Joseph Lebeuf,
père de la mariée et Arthur Lassonde, père du marié. Georgette, qui avait été
institutrice pendant une courte période de temps avant son mariage, avait
deux frères, Louis et Georges. Le couple habita dans la maison paternelle du 9`
rang de Princeville, pendant un an et demi. Rapide comme l'éclair,
enjouée, douée d'une ténacité exceptionnelle, Georgette fut une mère dévouée
qui se passionna pour les livres de psychologie. Elle inculqua à ses enfants
les valeurs d'honnêteté, de ténacité, de courage et de respect de soi-même et
des autres. Détestant la médiocrité, elle admirait l'excellence. Frappée de plein fouet par la mort prématurée de
son fils Réal, à l'âge de 32 ans, elle ne se remit jamais complètement de ce
choc émotif, profondément blessée par cette injustice de la vie. Outre sa
femme Lucie Gagné, Réal avait quatre enfants en bas âge au moment de son
décès. L'arrivée du premier enfant, Monique, née le 1er août 1946, de même qu'un différend avec son père Arthur
sur l'urgence de moderniser la ferme, incita Richard, à l'âge de 25 ans, à
quitter la ferme et à déménager avec sa famille dans le village de
Princeville. C'est ainsi qu'il mit fin, plutôt par la force des
choses que par goût, à la tradition agricole des Lassonde qui s'étala sur une
période de 150 ans, soit depuis l'immigration de Joseph Laurant dit Lasonde à
Sainte-Marie-de-Beauce vers 1795. Cette tradition de
propriétaire terrien n'est toutefois pas complètement disparue. Elle se
poursuit depuis l'achat le 3 juin 1991, d'un domaine forestier de 58
hectares, nommé La Rochelière, dans le 4e rang à Chester-Nord, à une
vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Princeville. Après avoir travaillé pendant quelques temps dans
une manufacture de meubles, il obtint un emploi comme gérant de |
(p.541) la nouvelle compagnie de téléphone de
Princeville, poste qu'il occupa jusqu'en 1951, pendant quatre ans et demi.
Parallèlement, pendant une courte période de temps, il opéra un commerce de
nettoyage à sec. Finalement, en décembre
1950, à l'âge de 28 ans, il fonda une entreprise d'imprimerie dans un modeste
local, en face de l'église paroissiale. Lorsque son père Arthur vendit sa
ferme et acheta une maison au village sur la rue Richard, il déménagea son
imprimerie, le 15 janvier 1955, dans le garage attenant à la maison et
s'installa avec sa famille qui comptait deux membres de plus, Normand, né le
23 novembre 1947 et Réal, né le 28 avril 1951, dans cette grande maison de 9
pièces. Il avait alors 33 ans. Plus tard, également un 28 avril, en 1958, un
quatrième enfant, Isabelle, vint agrandir la famille. ENFANTS
DE RICHARD LASSONDE ET DE GEORGETTE LEBEUF 1 - MONIQUE, née le 1 août 1946 à
Princeville. Parrain: Joseph Lebeuf; marraine: Irma Germain, tous deux
grand-parents, habitant Sainte-Anne-de-la-Pérade. Elle fit ses études
primaires à l'école Sainte-Marie de Princeville, ses études secondaires au
Couvent de Saint-Hyacinthe, puis ses études d'institutrice à l'École normale
de Victoriaville. Elle travailla ensuite pendant quelque temps comme adjointe
à la directrice de l'école Sainte-Marie de Princeville. À 18 ans, elle se maria une
première fois, le 17 mai 1965 à Princeville, avec Jean-Claude Dubois,
technicien en laboratoire, né le 27 novembre 1943, à Princeville, fils de
Roland Dubois et d'Antoinette Leblanc. Témoins: Richard Lassonde, père de la
mariée et Roland Dubois, père du marié. De cette union naquirent deux filles,
Sonia et Kim, nées respectivement le 18 avril 1966 et le 4 septembre 1967. Monique se remaria le 30 avril 1988, à
Victoriaville avec Yvon Prince, mécanicien, né le 3 septembre 1949 à
Saint-Wenceslas, fils de Conrad Prince et d'Aline Cyrenne. Aucun enfant n'est
issu de ce second mariage. Monique demeure à Victoriaville depuis plus de 10
ans. 2 - NORMAND, né le 23 novembre 1947 à
Princeville. Parrain: Arthur Lassonde. Marraine: Alice Filion, tous deux
grand-parents habitant Princeville. Il fit ses études primaires au Collège Sacré-Coeur
de Princeville, son cours classique au Séminaire Montfort de Papineauville et
à l'Externat classique de Victoriaville, ses études spécialisées en
journalisme au Studio 437 de Québec, relié à la Faculté des Lettres de
l'Université Laval et enfin, ses études de perfectionnement en journalisme à
Paris, France. Il se maria une première
fois, le 16 novembre 1968 avec Lise Paradis, née le 2 août 1947 à
Laurierville, fille de Paul-Henri Paradis et de Rose-Aimée Auger de
Laurierville. Les témoins furent Richard Lassonde, père du marié et Paul-Henri
Paradis, père de la mariée. Ils eurent deux enfants, Laurent, né le 25 mai
1973 et François, né le 25 mai 1975. La famille de Normand résida brièvement
à Longueuil avant de s'installer définitivement à Boucherville, sauf pour la
période de 1979-80 où ils vécurent à Saint-Jean-sur-Richelieu. Le 20 juillet 1985, à
Saint-Hyacinthe, il se maria une seconde fois, avec Renée Fromageau, une
Parisienne vivant à Montréal, née le 26 février 1941 à St-Gaudens, dans les
Pyrénées (France), fille de Jacques Fromageau, avocat fonctionnaire et de
Suzannia Molinod, pharmacienne, de Longpont-sur-Orge, près de Paris. Les
témoins furent Richard Lassonde, père du marié et Jacques Fromageau, père de
la mariée. Aucun enfant n'est issu de ce second mariage. |
(P.543) Après une carrière de quinze ans en
journalisme économique, dont sept ans à "La Presse" de Montréal et
trois ans au journal "Les Affaires" de Montréal, il se lança en
affaires, fonda une dizaine de compagnies dont la plus importante, Geyser
Informatiques Inc., réalisa un chiffre d'affaires de 10 millions $ en 1990. 3 - RÉAL, né le 28 avril 1951. Parrain:
Gérard Lassonde, oncle. Marraine: Lydia Paradis, tante (aucun lien de parenté
avec Lise Paradis, première épouse de Normand), tous
deux de Sherbrooke. Il fit ses études primaires au Collège Sacré-Coeur de
Princeville, son Cours classique au Séminaire de Nicolet, ses études
techniques à Trois-Rivières, à l'Université de Sherbrooke et à l'Université
de Montréal. Il travailla toute sa vie à la compagnie Union Carbide
de Beauharnois comme technicien et ingénieur métallurgiste. Il se maria le 3
novembre 1973 à Lyster (Sainte-Anasthasie) avec Lucie Gagné, née le 17
octobre 1952, fille de Norbert Gagné, cultivateur et de Cécile Jeffrey de
cette paroisse. Témoins: Richard Lassonde, père du marié et Norbert Gagné,
père de l'épouse. Ils eurent quatre enfants,
tous nés à Beauharnois: Jérôme, né le 22 mai 1975. Philippe, né le 19 janvier
1977. Catherine, née le 17 mai 1980 et Mathieu, né le 20 mai 1982. Immédiatement après leur
mariage, ils s'installèrent dans leur maison du chemin de Beauce à
Beauharnois où naquirent tous leurs enfants. À l'âge de 32 ans, le 10 juin 1983, Réal décéda
d'un cancer au colon à l'hôpital Général de Montréal. 4 - ISABELLE, née le 28 avril 1958.
Parrain: Georges Lebeuf, oncle. Marraine: Thérèse Frigon, tante, habitant
tous deux au Cap-de-la-Madeleine. Elle fit ses études primaires à l'école
Sainte-Marie de Princeville, ses études secondaires au Cap-de-la-Madeleine et
à Plessisville et ses études spécialisées en coiffure à Montréal. Après avoir travaillé comme
coiffeuse pendant quelques années, il y a dix ans, elle ouvrait son propre
salon de coiffure pour hommes et pour femmes à Princeville. A la fin de 1990,
elle le ferma pour se lancer en comptabilité. Elle reçut sa formation en
comptabilité, en suivant des cours du soir à Victoriaville, pendant trois
ans. A l'âge de 22 ans, elle se
maria, le 17 mai 1980 à Princeville avec Réal Turgeon, informaticien, né le 9
juin 1947 à Princeville, fils d'Oliva Turgeon et de Fabiola Dubois. Témoins:
Richard Lassonde, père de la mariée, et Ovila Turgeon, père du marié. Son
mari possède une entreprise d'informatique à Victoriaville. Aucun enfant
n'est issu de ce mariage. INCENDIE
DE LA MAISON FAMILIALE L'année 1964 fut marquée par
une série de drames qui bouleversèrent la vie de Richard Lassonde. Le 19
juin, son fils Normand eut un accident de motocyclette à Victoriaville, qui
lui fractura la jambe gauche en huit bouts. Quelques jours plus tard, le 24
juin, date de la Fête nationale, un incendie provoqué par l'explosion la nuit
du téléviseur, dévasta la maison familiale, ne laissant que les murs de
brique debout. Du jour au lendemain, il perdit presque tout, la maison
n'étant assurée que pour une somme dérisoire de 5 000 $. Du fait que les murs
étaient restés debout et que la maison ne fut pas considérée comme une perte
totale, il ne toucha que la moitié de cette somme. À 42 ans, il dut
recommencer à neuf. |
(P.545) À la suite de cet incendie et de la
reconstruction de la maison rendue possible par un emprunt, des difficultés
fmancières l'obligèrent à chercher d'autres sources de revenus que la seule
imprimerie, épargnée par l'incendie. Le deuxième étage de la maison fut
converti en appartements pour chambreurs et Richard prit un emploi de
conducteur d'autobus scolaire pour reconduire le matin et chercher
l'après-midi les enfants à l'école. II occupa cet emploi pendant 12 ans. En 1968, à l'âge de 46 ans,
grâce à des cours du soir dispensés à Victoriaville, il décida de retourner
en classe pour y compléter ses septième et huitième années de scolarité. IMPRIMEUR PENDANT 31 ANS En 1977, après plus de 27
ans de métier, Richard ferma son imprimerie qu'il vendit cinq ans plus tard.
Entretemps, il déménagea au Cap-de-la-Madeleine où il travailla comme
imprimeur à l'imprimerie Desrosiers, de septembre 1976 à novembre 1979. Au
total, il exerça le métier d'imprimeur pendant 31 ans. De retour à Princeville, il
exerça divers métiers, surtout à Victoriaville, entrecoupés de périodes de
chômage plus ou moins longues, jusqu'à sa retraite en 1984. Le seul sport qu'il pratiqua
intensément fut le camping qui le conduisit sur une multitude de sites, soit
au Québec, en Ontario dans les Maritimes et dans le Nord-Est des États-Unis. Pendant plus d'une dizaine
d'années, il pratiqua la danse classique et moderne et donna de nombreux
cours à différents groupes d'amis. En 1984, il entreprit la construction d'un camp
d'été sur deux terrains boisés achetés en 1982 et situés à environ 4 (P.546) km au nord de Norbertville, non loin de la
route conduisant à Princeville. Elle fut temporairement interrompue à cause
d'une intervention chirurgicale au coeur (trois pontages) qu'il dût subir à
l'hôpital Laval de Québec, en septembre 1984. Suite au décès de sa femme
Georgette, le 25 octobre 1986, Richard se remaria avec madame Rachel
Levasseur, le 21 mai 1988 à Princeville. Les témoins furent Normand Lassonde,
fils, et Marcel Paquin, fils. Veuve de Paul Paquin de Victoriaville, Mme
Levasseur eut deux enfants de son précédent mariage: Colette et Marcel. Elle
demeurait à Princeville depuis plus de dix ans au moment de son second
mariage. Aucun enfant n'est issu de ce second mariage. ACHAT DU DOMAINE DE LA ROCHELIÈRE Le 3 juin 1991, devant le
notaire Jacques Côté d'Arthabaska, il se porta acquéreur, avec son fils
Normand, sa fille Isabelle, ses gendres Yvon Prince (mari de Monique Lassonde)
et Réal Turgeon (mari d'Isabelle Lassonde) et sa bru Renée Fromageau (épouse
de Normand), d'une propriété boisée montagneuse de près de 58 hectares (135
acres) à Chester-Nord, près de Norbertville, propriété qu'ils baptisèrent du
nom de "Domaine La Rochelière", en rappel des caps rocheux qui se
trouvent à son sommet. Elle mesure 6 arpents de front par 28 arpents de
longueur (1 mille), soit un peu moins de 2 kilomètres. Cette propriété, constituée
des lots P-115 et P-116, achetée d'Yves Gardner, agriculteur de Norbertville,
abrite des chevreuils et des ours noirs. Traversée d'un ruisseau à truites,
elle est peuplée de 5 000 érables d'une quinzaine d'années (une coupe à blanc
eut lieu vers 1975) et de milliers d'épinettes. Un peu moins de la moitié de
la propriété est utilisée pour la récolte du foin. Elle sera éventuellement
plantée d'épinettes. |
(P .547) MUSIClEN, PEINTRE ET ÉCRIVAIN À sa retraite, Richard enteprit alors une nouvelle
carrière dans les arts et les lettres. Son goût pour les arts se
développa d'abord à partir du chant-chorale qu'il pratiqua pendant plus de 40
ans et qu'il pratique encore d'ailleurs dans la chorale de l'église et celle
de l'Âge d'Or. Musicien dans l'âme, il apprit jeune à jouer du violon, de la
guitare et de l'accordéon. Peu avant sa retraite, alors qu'il
travaillait au Cap-de-la-Madeleine, il s'inscrivit à des cours de peinture.
Jusqu'ici, il a réalisé une soixantaine de tableaux. Enfin, en 1985, il entreprit
de rédiger ses mémoires qui sont également une fresque de la vie québécoise
couvrant presqu'un siècle. Sous
le titre "Jusqu'à La Rochelière", ce livre d'environ 550 pages,
publié en 1991 par Édition électronique Geyser Ltée, est à la fois
une autobiographie et un recueil de petits tableaux littéraires qui
illustrent les activités de la vie rurale d'alors. II contient, en outre, une
description des membres de la famille Lassonde. Le livre se termine par la
généalogie de la famille Lassonde, écrite par son fils Normand, qui couvre
la période de 1750 à aujourd'hui et qui compte environ 75 pages. Profondément religieux, fervent
nationaliste prônant l'émancipation politique du Québec, Richard mène une vie
sociale active. Dans la tradition de son
grand-père Onésime et de son père Arthur, il est un raconteur extraordinaire
et peut entretenir son auditoire pendant plusieurs heures d'affilée,
d'histoires et de faits surprenants de la vie quotidienne. Enfin, outre Richard
Lassonde de Princeville, il existe deux autres Richard Lassonde (avec deux
"s") et un autre Richard Lasonde (avec un "s"). Il s'agit
de Richard Lassonde, médecin à Concord, Mass., États-Unis, Richard Lassonde,
avocat à Outremont et Richard Lasonde, médecin-ophtalmologiste exerçant à
Long Island, près de New-York. Tous ces Richard Lassonde possèdent un lien de
parenté, du fait qu'ils sont tous issus de la descendance du chirurgien Jean-George
Laurant dit Lasonde. |